CHINAHOY

26-November-2014

Chang Shuhong : d’élite en France à saint protecteur de Dunhuang

 

Le 22 juin 1934 à Paris, Chang Shuhong (2e à dr. au dernier rang) et des membres de l'Association des artistes chinois en France.

 

Retour sur le parcours d'un artiste chinois qui, à l'étranger, a pris conscience de la valeur du patrimoine de son pays natal.

DUANMU MEI*

À l'occasion du 50e anniversaire des relations diplomatiques sino-françaises, un séminaire intitulé « La Route de la Soie – Voie éternelle des échanges culturels entre la Chine et l'Occident » s'est tenu du 31 mai au 1er avril 2014 à Paris. Devant cet important thème qui fait à la fois référence à l'histoire et à la réalité, je me suis souvenu de l'un des premiers Chinois à avoir poursuivi des études en France, Chang Shuhong (1904-1994) : savant, peintre, mais aussi saint protecteur des grottes de Dunhuang. Il avait brillamment noté la signification profonde que revêtaient les recherches sur ce site : « Les échanges culturels et économiques via la Route de la Soie, ainsi que la diffusion du bouddhisme vers l'Orient, ont joué un rôle majeur dans le développement de la civilisation humaine et la promotion de la paix. Prêter attention à ce sujet et l'étudier est un moyen de bâtir aujourd'hui une sorte de nouvelle Route de la Soie dans notre esprit… »

Chang Shuhong a vécu une existence pleine de rebondissements. Sa vie entre l'Est et l'Ouest, sa passion pour Dunhuang et ses réalisations connexes, sa contribution au rayonnement de la culture traditionnelle chinoise... Tout son travail a mis en relief l'histoire légendaire et les résultats fructueux des contacts entre l'Orient et l'Occident.

Un talent chinois en France

Chang Shuhong naquit le 6 avril 1904 à Hangzhou (chef-lieu du Zhejiang). Dès son enfance, il se prit d'affection pour les beaux-arts. À sa sortie de l'école primaire, il suivit une formation sur les machines électriques dans une école technique provinciale, se soumettant à la volonté de son père. Cependant, un semestre plus tard, il fit le choix d'être transféré au département de teinture et tissage de cette école, afin d'assister à des cours évoquant la peinture. Souvent, ses camarades et lui allaient peindre sur le vif au bord du lac de l'Ouest (lac Xihu). Par ailleurs, Chang Shuhong participait activement aux activités artistiques organisées par le peintre renommé Feng Zikai (1898-1975). Ne ménageant pas d'efforts, il progressa rapidement.

Chang Shuhong termina ses études là-bas en 1923 (son diplôme est aujourd'hui conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, section Chine). Il resta alors dans cette école pour y enseigner en tant que professeur des beaux-arts. En 1927, il se porta candidat à une bourse d'études offerte par l'Institut franco-chinois de Lyon aux plus brillants élèves du Zhejiang. Sélectionné, il partit direction la France pour étudier sérieusement les beaux-arts occidentaux.

Cité de l'industrie textile, Lyon s'avérait la capitale de la soie en France, voire en l'Europe. Dans cette ville, les motifs textiles réalisés à la machine présentaient une haute qualité esthétique. En plus de ses études à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, Chang Shuhong suivait des cours dans une école spécialisée dans le tissage de la soie. En 1930, il obtint la meilleure note de toute son école à un examen de croquis ; en raison de son talent, il accéda en avance aux cours consacrés à la peinture à l'huile. En 1931, année marquant le début de la guerre d'agression contre la Chine déclenchée par les militaristes japonais, Chang Shuhong réalisa une peinture à l'huile baptisée Mélodie de nostalgie, sur laquelle on peut voir une jeune femme mélancolique en vêtements traditionnels chinois assise, en train de jouer de la flûte. Cette œuvre fut saluée par son enseignant français. Sous les encouragements de celui-ci, Chang Shuhong fit exposer cette peinture dans un salon artistique lyonnais : elle y reçut le prix d'excellence.

L'été 1932, Chang Shuhong sortit diplômé de l'École nationale supérieure des beaux-arts et même major de sa promotion de peinture à l'huile. En 1933, il fut admis par l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (ENSBA). Un an plus tard, il prit l'initiative de créer l'Association des artistes chinois en France, dont les membres se rencontraient quotidiennement dans le XIVe arrondissement de Paris. À cette époque, il participa à plusieurs reprises au Salon des artistes français, où il remporta de nombreuses distinctions. Lors du Salon de Printemps 1934 à Lyon, sa peinture à l'huile baptisée Femme nue, aujourd'hui conservée au Musée des beaux-arts de Lyon, se vit décerner la médaille d'or par la Société nationale des beaux-arts (SNBA). En raison de son incroyable succès, Chang Shuhong devint membre de la Société des artistes lyonnais et membre de l'Association nationale des portraitistes français.

« À Paris, capitale très prospère, j'ai acquis un certain statut social. J'y menais une vie paisible et confortable. Au cours d'une décennie de vie en France, j'ai fait la connaissance de grands maîtres et de leurs œuvres extraordinaires qui m'ont profondément stimulé, m'ont poussé à la réflexion et m'ont transmis beaucoup d'inspiration et de force »… Voici les beaux souvenirs que collecta Chang Shuhong durant son séjour en France, où il apprit et se laissa influencé par l'art le plus raffiné du monde, en particulier les antiquités et les pièces d'art issues des quatre coins de la planète présentes dans les collections du musée du Louvre. Leurs fortes caractéristiques ethniques lui donnèrent des connaissances systématiques et une perception sensible de l'histoire mondiale de l'art, qui s'apparente dans sa mémoire à une « magnifique Terre multicolore ».

Cependant, un évènement imprévu vint changer sa trajectoire de vie et de carrière. Une journée de 1935, il découvrit, sur un étal de vieux livres au bord de la Seine, une collection en six volumes nommée Les grottes de Touen-Houang. Ces ouvrages comportaient quelque 300 photographies prises en 1908 par le célèbre sinologue français Paul Pelliot dans les grottes de Mogao, qui se situent à proximité du désert de Gobi, à une vingtaine de kilomètres de la ville de Dunhuang (province du Gansu). Reflet fidèle des merveilles artistiques à Dunhuang, ces images, que Chang Shuhong voyait pour la première fois, firent basculer son cœur. Un jour plus tard, il se rendit au Musée Guimet, consacré aux arts asiatiques, et fut très impressionné par les peintures sur soie datant des différentes dynasties chinoises (surtout celle des Tang) que Paul Pelliot avait rapportées de Dunhuang.

« Pour moi, ce fut un incroyable miracle devant lequel je suis resté coi ! » s'exclama Chang Shuhong. Dès lors, il décida de rentrer dans sa mère patrie pour chercher et protéger l'héritage artistique millénaire (du IVe au XIVe siècle) laissé à Dunhuang.

Gardien de Dunhuang

Au moment où Chang Shuhong avait l'intention de revenir en Chine, le ministère de l'Éducation, alors sous la direction du gouvernement de Nankin, le convia par téléphone à enseigner au sein de l'École professionnelle nationale des beaux-arts de Pékin. Acceptant l'invitation, il prit la ligne ferroviaire internationale Paris-Pékin en automne 1936 pour rentrer dans son pays natal. Il fit une halte dans la capitale allemande pour visiter le Musée d'art asiatique de Berlin, dans lequel étaient exposées une grande quantité de reliques chinoises. Après avoir découvert que tant de trésors symbolisant la glorieuse histoire de la Chine avaient été perdus ou acheminés vers les pays étrangers, sa conviction de protéger le patrimoine culturel chinois se consolida encore.

De retour en Chine, Chang Shuhong commença donc à enseigner à l'École professionnelle nationale des beaux-arts de Pékin. En 1942, avec le soutien de nombreux personnages renommés comme Xu Beihong (1895-1953) et Liang Sicheng (1901-1972), il s'engagea dans des préparatifs en vue de fonder l'Institut de recherche sur l'art de Dunhuang. En tant que directeur adjoint du comité préparatoire, il exprima : « Mon souhait consiste à protéger et à étudier les grottes de Dunhuang, richesse artistique sans pareille dans le monde. Je voudrais y travailler jusqu'à la fin de ma vie. »

Le 20 février 1943, Chang Shuhong partit de Lanzhou pour Dunhuang à bord d'une vieille camionnette, en compagnie de cinq collègues. Après plus d'un mois de route, ils arrivèrent enfin aux grottes de Mogao. C'est dans un monastère délabré et désolé, en proie aux tempêtes de sable, que Chang Shuhong fonda l'Institut de recherche sur l'art de Dunhuang. Là, il entama la première phase de son travail de protection : analyser et apprendre à imiter les fresques et les sculptures de Dunhuang. Fort de son expérience professionnelle et de sa compréhension des civilisations orientale et occidentale, il prit la responsabilité de protéger et d'étudier le site de Dunhuang, devenant ainsi le pilote et le pionnier des opérations. Clairvoyant, il définit les règles relatives aux recherches et à la reproduction des peintures rupestres de Dunhuang, attachant une haute importance à la formation d'un personnel qualifié. À ce jour, l'Institut de recherche de l'art de Dunhuang occupe une place de choix, en Chine comme dans le monde entier, en termes de technologies supérieures et de résultats de recherches. Outre la restauration des fresques, Chang Shuhong s'employa à rapporter en Chine les antiquités perdues, à écrire une série de thèses de haute valeur académique, à copier quantité de chefs-d'œuvre d'art pariétal, à organiser plusieurs expositions de grande envergure, à publier des albums, ainsi qu'à renforcer les échanges avec l'extérieur, afin de présenter au monde l'art unique de Dunhuang. Se consacrant corps et âme aux grottes de Mogao, il gagna le surnom de « saint protecteur de Dunhuang ».

Une vision mondiale

Au milieu du XIXe siècle, les Chinois se sont rendu compte de l'importance « d'ouvrir leurs horizons ». Dès lors est née une nouvelle tendance : celle d'apprendre auprès de l'Occident. À compter du début du XXe siècle, un grand nombre d'étudiants chinois ont été envoyés en France pour poursuivre leurs études. Et à vrai dire, le mouvement Travail-Études lancé en France a exercé une profonde influence sur l'enseignement chinois pendant presqu'un demi-siècle. L'intention première de ses promoteurs, tels que Li Shizeng (1881-1973) et Cai Yuanpei (1868-1940), était de former de plus en plus de talents pour revitaliser l'éducation, les sciences, la littérature et les arts en Chine, en vue de transformer la société. Pour réaliser ce rêve, ils ont créé l'Institut franco-chinois de Beijing en 1920, puis l'Institut franco-chinois de Lyon en 1921.

Chang Shuhong fut justement l'un de ces extraordinaires potentiels ayant bénéficié d'une bourse d'études versée par l'Institut franco-chinois de Lyon. Ces élites, qui sont revenus en Chine après leur perfectionnement à l'étranger, sont devenues les moteurs de la modernisation éducative, culturelle, scientifique et technologique en Chine. Liens entre la Chine et le monde, ces étudiants ont construit un pont pour les échanges culturels qui a influencé les relations sino-étrangères ultérieures. En cela, on peut dire qu'ils ont incarné la continuité de la Route de la Soie millénaire...

 

*DUANMU MEI est chercheuse à l'Institut de recherche sur l'histoire du monde relevant de l'Académie des sciences sociales de Chine et présidente de la Société chinoise d'étude de l'histoire de France.

 

La Chine au présent

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