CHINAHOY

30-July-2014

Lisa Carducci : sinologue connue comme le loup blanc

 

Lisa Carducci.

 

Réalisé par Jean-Jacques Annaud, le film Le Totem du loup, adaptation du best-seller chinois éponyme, devrait sortir en février 2015. Nous avons rencontré Lisa Carducci, à l'origine de la version française du roman, qui nous a livré les secrets de son métier de traductrice et quelques éléments de sa vie, passionnante.

Née d'un père italien et d'une mère canadienne en 1943 à Montréal, c'est finalement dans la capitale chinoise que Lisa Carducci a élu domicile. « Quand j'étais au Canada, jusqu'à l'âge de 47 ans, j'ai toujours senti une division : mon corps était au Canada, mon esprit en Italie. Et quand je suis arrivée en Chine, tout était tellement nouveau, j'avais tellement besoin de me concentrer sur ce mode de vie inédit, que j'en ai oublié le Canada et l'Italie ! Je me sentais, pour la première fois, toute à la même place. Et ce sentiment a été tellement réconfortant que je suis restée », nous explique-t-elle.

C'est en 1985 qu'elle est venue pour la première fois en Chine, dans le cadre d'un voyage d'exploration. Un mois, onze villes. Pour Lisa, ce n'était qu'une mise en bouche qui l'invitait à passer au plat principal !

De l'enseignement à l'écriture

En 1991, elle a réussi à décrocher un poste d'enseignante en langues à Beijing, une profession qu'elle exerçait déjà au Canada. « Je suis allée dans la rue avec trois mots : nihao (bonjour), xiexie (merci) et duoshao qian (combien ça coûte) », se souvient-elle. Néanmoins, ce peu de vocabulaire lui suffisait pour s'en sortir, au point que l'un de ses étudiants, la voyant faire des achats et négocier habilement toute seule, avait cru qu'elle parlait chinois couramment. « Je parlais chinois avec mes mains ! » plaisante-t-elle. Par la suite, elle a appris le chinois en autodidacte, par l'intermédiaire de manuels, bien qu'elle privilégie les rencontres humaines au savoir livresque. « L'important pour moi, c'est de parler, de rencontrer les gens, de découvrir la société, d'écrire des entrevues... »

Après deux années d'enseignement, Lisa a été contrainte, par les règles en vigueur, de changer d'université. Sa candidature a été acceptée dans de nombreux établissements, tous situés dans d'autres villes chinoises. Néanmoins, Lisa souhaitait rester à Beijing, où petit à petit, elle avait fait son nid.

C'est alors qu'une de ses anciennes étudiantes l'a recommandée à CCTV (Télévision centrale de Chine), qui s'apprêtait à lancer une nouvelle chaîne en français. Télévision, journalisme, correction... un monde totalement nouveau s'ouvrait à Lisa. Mais allait-elle oser franchir le pas ? Hésitante, elle a dressé une liste des pour et contre : « Tout allait en faveur de CCTV. » Non convaincue, elle a même tiré à pile ou face. « Cette pièce de 5 fen, je l'ai encadrée. C'est elle qui a changé ma vie ! »

Elle n'a jamais regretté depuis. À travers ce nouvel emploi, elle a parfait ses connaissances sur la Chine, dans toute sa variété. « Et à l'heure actuelle, j'ai visité TOUTE la Chine ! » Une destination favorite ? « L'endroit qui m'a le plus séduit en Chine, c'est LA Chine. Je ne peux pas choisir. C'est comme une mère à qui vous demandez lequel de ses enfants elle préfère », compare-t-elle.

De la désinformation à la vérité

À travers sa plume, elle s'attache à rétablir la vérité sur la Chine, qu'elle juge déformée dans les médias occidentaux. « Cela fait 23 ans que je suis en Chine et que je me bats pour essayer de rectifier les erreurs dont moi-même j'étais victime autrefois. » Son arrivée en Chine lui a ouvert les yeux sur les « inexactitudes » dont sont capables la presse et la télévision de son propre pays. Les journalistes occidentaux piochent leurs informations sur Internet, tandis qu'elle parle avec les gens sur place.

« Ce qui me fait le plus de peine, c'est qu'il arrive que des gens instruits, intelligents, brillants, me disent que j'ai subi un lavage de cerveau ou bien que je ne vois plus clair à force de vivre en Chine. » Elle nous raconte que des éditeurs canadiens ont déjà refusé de publier ses livres, sous prétexte qu'ils étaient, selon leurs termes, « trop pro-Chine ». Certains journalistes occidentaux ont même été jusqu'à douter de sa bonne foi, émettant l'hypothèse qu'elle était payée par le gouvernement chinois pour faire passer ce genre de messages, voire qu'elle était d'origine chinoise mais qu'elle mentait sur son identité pour tromper l'extérieur. « C'est incroyable ! Comment pourrais-je ne pas être enragée contre les médias occidentaux ? »

Pour combattre cette désinformation, fruit de la peur et de la jalousie, elle invite quiconque parle de la Chine à venir sur place pour la découvrir véritablement. Car elle a beau marteler que les habitants ne sont pas brimés en Chine, certains continuent de faire la sourde oreille. « Par peur de devoir changer ses concepts, on patauge dans la boue et on éclabousse les autres... » métaphorise-t-elle.

Par ailleurs, Lisa note les progrès astronomiques que la Chine a réalisés en un court laps de temps. « Au lancement de la réforme et de l'ouverture en 1978, on avait forgé une clé, mais on ne l'avait pas encore essayée. Puis, on a débarré la porte. En 1985, on l'a entrouverte. Mais après, à l'entrée dans les années 90, l'essor s'est mis à débouler ! » Elle reprend : « C'est un cadeau du ciel. Je suis arrivée dans la plus belle période ! »

Une période durant laquelle Lisa n'a pas chômé non plus. De ses 70 ouvrages publiés, une quarantaine concernent la Chine. En outre, elle a reçu plus de 70 prix littéraires récompensant ses travaux hétéroclites (articles, poésie, fiction, essai...). Le gouvernement chinois lui a attribué en 2001 la Médaille de l'Amitié et lui a accordé en 2005 la résidence permanente en Chine. « C'est un grand privilège que j'apprécie beaucoup. »

De courtes rubriques au long Totem du loup

À 70 ans passés, Lisa demeure très active, tant physiquement qu'intellectuellement. Elle donne régulièrement des conférences dans diverses universités du pays, œuvre auprès des communautés tibétaines du Qinghai depuis 2008, contribue à l'éducation des enfants de travailleurs migrants, enchaîne les séances d'écriture entre la Chine et le Canada… et trouve encore le temps de se consacrer à la peinture ! Retraitée depuis 2007 après avoir travaillé pour CCTV et Beijing Information, Lisa vit désormais de sa plume, la résidence permanente en Chine n'étant assortie d'aucun avantage monétaire. Actuellement, elle écrit entre autres la rubrique « Les uns, les autres » pour le mensuel ChinAfrique.

Parfois, de gros projets tombent, dont la traduction du roman chinois Le Totem du loup de Jiang Rong (pseudonyme de Lü Jiamin). Ce livre raconte l'histoire d'un jeune Han, Chen Zhen, qui pendant la Révolution culturelle part vivre une dizaine d'années dans les steppes mongoles, où il apprend à cohabiter avec ceux qui les peuplent, y compris les loups. Ce récit d'aventures, élogieux à l'égard des Mongols aussi vaillants que des loups, est tiré de la propre expérience de l'auteur, qui en 1967, s'était porté volontaire pour aller vivre en Mongolie intérieure.

« Je n'ai jamais connu un livre chinois qui a eu autant de succès : 110 pays, 39 langues, des millions d'exemplaires vendus ! » s'exclame Lisa. Dès sa parution en 2004 en Chine, Le Totem du loup a eu un grand retentissement. Jiang Rong considère que son œuvre a rencontré le succès de par son contenu politico-philosophique, qui affirme que les Han seraient des moutons dociles et apathiques, tandis que les ethnies minoritaires qui ont régné auparavant sur la Chine (les Yuans, les Mongols ou les Mandchous par exemple) seraient des loups à l'esprit entreprenant. Il a ainsi suscité de nombreuses polémiques.

Lisa a adoré traduire ce livre, mais nuance : « Ce livre-là, je l'ai adoré non pas pour son côté historique ni pour son côté social, mais plutôt parce qu'il décrit la vie des loups, des chevaux, des chiens, des bœufs, des gazelles et des cygnes. Jamais personne n'avait fait un livre dans lequel les personnages sont des animaux, surtout en Chine. En cela, c'est un livre extraordinaire ! » Elle-même avoue être amoureuse des loups depuis son enfance. Elle a d'ailleurs rédigé un livre jeunesse intitulé Chèvres et Loups. Par passion et souci professionnel, Lisa a vérifié dans des encyclopédies et sur Internet les informations délivrées par l'auteur. Et à sa grande surprise : « Tout est vrai ! L'observation a été vraiment très bien menée. »

Ainsi, Lisa nous confie qu'elle ne souhaitait pas traduire le long épilogue chinois de 44 pages détaillant la thèse de l'auteur, car elle ne la trouvait pas solidement fondée. De plus, pour des raisons commerciales aussi bien que littéraires, des coupures et des réaménagements du texte ont été soigneusement opérés.

Du chinois au français

Pour traduire du chinois vers le français, Lisa s'est adjoint un collaborateur chinois, en l'occurrence Yan Hansheng. Elle admet que sa connaissance des caractères chinois est trop limitée et que sans Yan Hansheng, elle aurait mis un temps fou à déchiffrer le texte chinois. Ainsi, sur la base d'une traduction littérale, Lisa a passé deux ans et demi à créer une version française « parfaite, littéraire et élégante » selon les mots du réalisateur du film, Jean-Jacques Annaud.

Concernant le processus de traduction, elle explique : « Dans la prose, le défi, c'est de penser en chinois et d'écrire en français. Je dois lire la phrase chinoise et l'absorber en tant que francophone, la digérer, presque l'oublier, et la ressortir en français. Si on reste trop proche des mots, ça "sent" le chinois. » Ainsi, il faut savoir prendre ses distances avec le texte source pour le rendre compréhensible, à dessein d'infirmer le célèbre dicton « traduire, c'est trahir ».

Dans Le Totem du loup, elle donne l'exemple du mot baozi (petit pain farci). Il faut être vigilant et garder à l'esprit que les termes chinois employés par l'auteur ne sont pas nécessairement ceux qu'il faut garder dans la langue cible. On doit être constamment alerté par la culture mongole, la religion et les traditions mongoles.

« Quand j'aime un roman que je traduis et quand je trouve que l'auteur en vaut la peine, je mets toutes mes possibilités à son service. » Lisa précise que Lü Jiamin n'est pas un écrivain, ni de formation ni d'expérience, et qu'elle a mis du sien pour améliorer le texte dans la langue d'arrivée. Les critiques favorables que l'œuvre a reçues en France semblent bien en témoigner.

De l'écrit au visuel

Avant même la sortie de la version française, le cinéaste Jean-Jacques Annaud, spécialiste des films sur les animaux – qui s'est notamment fait connaître avec L'Ours en 1988 et Deux Frères en 2004 –, a été approché pour adapter ce best-seller. Après avoir lu 60 pages du roman en anglais, le réalisateur français a accepté de relever le défi, mais d'après Lisa, il attendait avec impatience la traduction française.

À l'heure actuelle, Lisa n'a vu que des extraits de la production et des scènes de tournage. Un tournage qui a vraiment lieu au cœur des steppes mongoles, avec toutes les difficultés que cette aventure induit. Lisa dit ne pas avoir d'attentes particulières : « C'est l'œuvre de Jean-Jacques Annaud. Moi, j'ai donné une vision littéraire de l'œuvre chinoise. Et à partir de ma version littéraire naîtra une version image. Ce sera différent. »

Alors, en attendant de se ruer dans les salles obscures, si on lisait Le Totem du loup à la lueur d'une lampe ?

 

La Chine au présent

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