CHINAHOY

26-November-2014

Un pied en France, l'autre en Chine...

 

Agnès en plein cours. (Photo par YU JIE)

 

« Biculturalité » : un terme qui caractérise bien le couple Grenié, puisqu'il ne peut procéder à un choix entre la France et la Chine, et permet en outre aux jeunes de vivre une expérience similaire à la sienne. Rencontre.

MA HUIYUAN, membre de la rédaction

« Un jour, en 2008, on a rigolé avec Michel parce qu'on a vu une annonce dans Le Monde : "UTSEUS recherche..." Sur ce, je lui ai lancé : "Tu ne vois pas qu'ils cherchent quelqu'un pour aller en Chine !" Il m'a répondu : "Mais non, arrête... " Puis, il a lu la suite : "...recherche un directeur pour un nouvel établissement en Chine." J'ai suggéré à Michel de postuler, au cas où. Il a alors déposé sa candidature et a finalement décroché le poste de directeur français à l'université de Technologie sino-européenne de l'université de Shanghai (UTSEUS). Donc, à nouveau, nous avons pris l'avion direction la Chine », raconte Agnès Belotel-Grenié, dont la vie est intrinsèquement liée à ce pays.

Six ans plus tard, je l'ai rencontrée pour une interview. Aujourd'hui, cette femme et son mari sont tous deux enseignants de traduction et interprétation à l'université des Langues et des Cultures de Beijing.

Nous sommes en période de rentrée scolaire. Le couple Grenié vient de revenir en Chine après des vacances en France. Ils retournent dans cette salle de classe qui leur est familière et accueillent une nouvelle promotion. Aux yeux des étudiants, il s'agit là d'un couple de professeurs français bien sympathique et mignon. Il y a peu de temps, Agnès et Michel ont célébré leurs 30 ans de vie commune, dont 16 années passées en Chine.

Au café de la bibliothèque, Agnès a commandé un sandwich au thon et un thé noir chinois encore fumant. À l'image de ce repas frugal, sa vie s'avère une fusion ingénieuse des cultures chinoise et occidentale.

La langue chinoise pour point de départ

C'est en 1978, au lycée, qu'Agnès a pour la première fois été au contact de la langue chinoise. Elle l'avait choisie en troisième langue étrangère, après l'anglais et le russe. « C'était tout juste avant que la Chine s'ouvre. Notre lycée avait ouvert des cours de chinois. Je me suis dit : "Ah oui, tiens, pourquoi pas ?" J'avais déjà appris le russe, avec un alphabet différent du français. Le chinois présentait encore un tout autre type de système d'écriture, ce qui m'intéressait particulièrement, précise Agnès. J'ai eu la chance d'avoir pour premier professeur de chinois quelqu'un de désormais très réputé en Chine : Joël Bellassen, aujourd'hui inspecteur général du chinois au ministère français de l'Éducation nationale. Joël était alors très jeune. Il venait tout juste de commencer sa carrière d'enseignant. Donc j'ai fait partie de son premier groupe d'élèves lycéens. J'étais en classe de première. »

Son baccalauréat en poche, elle a poursuivi ses études à l'université d'Aix-en-Provence, avec pour spécialité « langues étrangères appliquées aux affaires internationales » et pour langues « russe-chinois ». « C'était difficile parce que cette combinaison de langues étant très rare, il n'y avait pas de cursus spécifique comme pour les autres langues. Donc je devais suivre des cours de russe avec les russophones spécialistes et des cours de chinois avec les sinophones spécialistes. À cette époque, il n'y avait pas beaucoup d'apprenants de chinois en France. Le chinois est devenu populaire à partir des années 90 seulement, et cette tendance n'en finit pas de prendre de l'ampleur. »

Elle s'est alors prise de passion pour la langue chinoise. Toutefois, il lui était impossible de partir en Chine pour y continuer son apprentissage. Les billets d'avion à l'époque étaient particulièrement coûteux. Entre-temps, elle a obtenu une bourse pour étudier à Moscou, où elle a séjourné de 1983 à 1984.

De retour en France, Agnès a fini sa maîtrise et a enchaîné sur un DEA, (équivalent de l'actuel master 2) spécialisé en sciences du langage, avec pour sujet de recherche la phonétique du chinois. Agnès a été l'une des premières en France à travailler sur la phonétique, si particulière, du chinois. Son camarade de classe Michel, qui plus tard est devenu son mari, étudiait aussi cette langue. Sous son influence, Agnès s'est d'autant plus concentrée sur le chinois, abandonnant peu à peu le russe. À cette période, sont arrivés à Aix-en-Provence un groupe d'étudiants chinois détenteurs de bourses d'étude pour la France. Parmi eux, M. Cao Deming, qui dirige aujourd'hui l'université des Études internationales de Shanghai, M. Hu Sishe, ancien président de l'université des Langues étrangères de Xi'an et dorénavant vice-président de l'Association du peuple chinois pour l'amitié avec l'étranger et M. Han Zhuxiang, maintenant directeur de l'institut Confucius de La Rochelle. « Nous sommes devenus très bons amis avec ces étudiants chinois, et grâce à eux, mes sentiments favorables à l'égard de la Chine se sont renforcés. Et c'est aussi à la même époque que j'ai entrepris ma collaboration avec l'Académie des sciences sociales de Chine. »

En 1994, sur l'invitation de cet organisme, Agnès a fait ses premiers pas sur le sol chinois. Elle est restée de mai à septembre, le temps de découvrir ce pays qui lui était à la fois étranger et familier. « J'ai passé cinq mois à Beijing la première fois. Évidemment, ce n'était pas le Beijing que l'on connaît maintenant. La ville était paisible, mais inondée de vélos ! Il y avait très peu d'étrangers. Du coup, les gens me jetaient souvent des regards curieux dans la rue, se rappelle-t-elle en souriant. Les restaurants occidentaux n'existaient pas. Je mangeais à la cantine, comme les Chinois. Je m'étais rapidement adaptée à la cuisine chinoise. Pour nous, Beijing à cette époque, c'était un paradis où régnait le calme sous un beau ciel bleu. Quelques années plus tard, nous avions décidé de retourner à Beijing spécialement pour pouvoir admirer ce ciel si bleu. »

Sa collaboration avec l'Académie des sciences sociales de Chine dure depuis cette époque. En 1995, elle est revenue en Chine quatre mois pour un séjour d'études. « À mon sens, l'Académie des sciences sociales de Chine était une deuxième maison : ma maison chinoise ! C'est là que j'avais tous mes amis. Je faisais beaucoup de recherches avec eux ; je participais à des congrès aussi à leurs côtés. »

Un pont entre les deux cultures

Entre 1991 et 1995, Michel et Agnès ont enseigné le chinois en France, à l'université Nice Sophia Antipolis. Michel y était même le responsable du département de chinois. Ensemble, ils ont initié quantité de programmes d'échanges entre des universités chinoises et des universités françaises, y compris celui liant l'université de Xiamen à celle de Nice. « Les premiers étudiants que nous avons envoyés en Chine étaient inscrits à Nice et ont été accueillis par l'université de Xiamen, en 1992. » À ce moment-là, en France, très peu d'universités avaient ouvert des cursus en chinois, hormis celles de Paris, Marseille, Montpellier et Lyon. « Puis, à partir de 1995, petit à petit, l'enseignement du chinois a commencé à se généraliser en France. De nos jours, presque toutes les universités françaises proposent des cours de chinois. »

En septembre 1995, l'université de La Rochelle a invité Michel à mettre en place un département de chinois. Le couple a donc emménagé dans cette petite ville côtière. Outre la création du département de chinois à l'université de La Rochelle, leur reviennent aussi les accords de coopération que cet établissement a signés avec l'université des Langues et des Cultures de Beijing, l'université de Wuhan et l'université Fudan à Shanghai. En dépit de sa modeste envergure, La Rochelle est une ville déterminée à développer les études sur la Chine et sur l'Asie. Toujours à La Rochelle, Agnès a pris l'initiative, en 1996, d'introduire des cours de chinois au lycée. Les élèves peuvent ainsi y apprendre le chinois en deuxième langue. Pour ces jeunes apprenants, les Grenié sont comme un pont qui leur permet de communiquer aisément avec la Chine.

À partir de 1999, le couple a commencé à travailler à l'ambassade de France en Chine. Michel y était attaché à l'éducation, tandis qu'Agnès s'occupait de la formation des professeurs de français en Chine. « Ainsi, je connaissais pratiquement tous les enseignants de français qui étaient ici ! Quand nous sommes arrivés en Chine en 1999, on comptait seulement une vingtaine de lecteurs français dans le pays. Mais quand nous en sommes repartis en 2004, ils étaient plus de cent. Notre travail, à Michel et moi, était de promouvoir l'apprentissage du français en Chine et d'étendre le réseau des Alliances françaises sur le territoire. C'est pourquoi, à l'heure actuelle, ces organismes sont présents dans de nombreuses villes chinoises », explique Agnès. À vrai dire, dès 2000, les Alliances françaises se sont rapidement multipliées en Chine. Beijing, Shanghai, Guangzhou, Tianjin, Wuhan, Nanjing, Chengdu, Xi'an, Dalian, Jinan, Qingdao, Hangzhou et Nanchang : toutes en ont établi au moins une.

« La France accueillait de plus en plus d'étudiants chinois désireux de se perfectionner dans la langue de Molière. Au début, il fallait les recevoir un à un pour évaluer leur niveau de français. Mais face à la demande croissante pour venir en France, il devenait urgent de mettre sur pied un système à cet égard. Michel a alors conçu le Centre pour les études en France (CELA). « C'est son bébé, décrit Agnès. Le CELA est à l'origine du TEF (Test d'évaluation de français), un test aujourd'hui bien connu. »

Agnès résume son travail ainsi : « Qu'il s'agisse d'aider les étudiants français à apprendre le chinois et à connaître la Chine, ou qu'il s'agisse d'enseigner le français aux Chinois et de les envoyer en France, pour moi, c'est du pareil au même. Que je sois en France ou en Chine, je me sens à l'aise. Nous sommes un pont entre la Chine et la France, entre la langue chinoise et la langue française. Nos deux fils ont grandi en Chine et parlent couramment chinois. C'est d'ailleurs ici, en Chine, que sont ancrés leurs souvenirs d'enfance. »

En 2004, Agnès et Michel sont revenus en France et ont repris leur place d'enseignants à l'université de La Rochelle. « Même si nous habitions à La Rochelle, c'était comme si nous n'avions jamais vraiment quitté la Chine. Je séjournais en France pour y dispenser mes cours, mais pendant les vacances, je volais vers la Chine afin de servir de traductrice et d'interprète pour une entreprise française de TGV qui y transfère ses technologies. Bien que basés en France, nous sommes toujours entre les deux pays. C'est ce qui nous caractérise : nous avons un pied en France, l'autre en Chine. »

Retour à Pékin

En 2008, Michel est devenu directeur de l'UTSEUS à Shanghai. C'est pour diriger Centrale Pékin que Michel est revenu à Beijing en 2011 accompagné d'Agnès qui est alors devenue enseignante à l'université des Langues et des Cultures de Beijing. Michel est avant tout un terminologue. Il a participé à la rédaction du Dictionnaire Larousse chinois-français. Il a introduit des cours de terminologie en Chine, insistant auprès des étudiants sur l'importance du choix des mots dans la traduction et la communication interculturelle.

Une grande chance pour les étudiants que d'avoir eu ce couple comme professeurs ! Zhang Lili, qui était leur élève à l'université des Langues et des Cultures de Beijing, parle d'eux en des termes élogieux : « C'est une dame élégante et érudite, qui n'en est pas moins aimable. Riche de ses années d'expérience dans l'enseignement, elle nous a donné de nombreux cours inspirateurs. C'est aussi une traductrice de talent, toujours très active dans ce domaine, et qui aimait bien partager ses observations et ses astuces avec nous. De plus, en tant que consultante professionnelle, elle ne ménageait jamais ses efforts pour nous soutenir au cours de notre recherche d'emploi. Elle m'a aidée à améliorer mon CV et ma lettre de motivation, ainsi qu'à me préparer à l'entretien durant quatre jours. Sans ses suggestions et son encouragement, jamais je n'aurais pu obtenir mon poste actuel. Je serai donc éternellement reconnaissante envers ma chère professeur. Je voudrais citer mon amie française Aline, également étudiante de Mme Belotel-Grenié, qui avait déclaré un jour : "Pour les étudiants comme nous, Mme Belotel-Grenié et son époux M. Grenié sont les meilleurs entraîneurs !" »

Outre l'enseignement, Agnès se concentre sur l'amélioration des manuels de français. Elle a déjà introduit de France le manuel Reflet. Presque tous les Chinois qui apprennent le français en Chine l'utilisent. Mais en ce moment même, elle s'applique à rédiger un nouvel ouvrage : « Ce ne sera pas un manuel existant repris puis adapté à l'intention des étudiants chinois, mais une authentique création. Je cherche des méthodes d'enseignement appropriées aux besoins des jeunes Chinois. Ce guide alliera pédagogie à la française et pédagogie à la chinoise, mettant à la fois l'accent sur la conversation et sur la grammaire pratique pour les Chinois. Le livre est actuellement en phase de relecture et devrait sortir bientôt. Il sera destiné exclusivement au marché chinois. »

Lorsqu'elle se met à parler de ses étudiants, Agnès ressent toujours une vive émotion. « Je constate qu'en dix ans, les étudiants chinois ont beaucoup évolué. À mesure que progressent la réforme et l'ouverture en Chine, ils sont plus actifs et ils sont dotés d'une vision plus internationale. Un professeur est un peu comme une maman. On plante une petite graine, puis on regarde la fleur s'épanouir au fil du temps... C'est la plus grande satisfaction que l'on peut tirer de notre métier d'enseignant. »

Aujourd'hui, Michel et Agnès se sont pleinement adaptés à leur vie en Chine et compte une multitude d'amis chinois. Ils ont même pris sous leur aile une enfant chinoise qu'ils considèrent comme leur propre petite-fille. Mais à vrai dire, leur famille est bien grande, car elle englobe l'intégralité de leurs étudiants...

 

La Chine au présent

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