CHINAHOY

30-July-2014

Alpes-Sichuan, projet de tourisme expérimental au Kham tibétain

 

L'imprimerie religieuse de Derge. (CFP)

 

SÉBASTIEN ROUSSILLAT, membre de la rédaction

« Je suis à Derge, c'est magnifique, paradisiaque ! » Voilà comment pourrait commencer votre carte postale de Derge quand vous y serez en vacances... Ce sont les premiers mots que m'a dit Serge Koenig à son retour des montagnes aux confins du Kham. Avec cet habitué du Tibet, j'ai alors longuement évoqué les projets qu'il mène dans l'ouest sichuanais.

La perle du Kham : Derge

Derge, ou Dêgê est situé dans la préfecture tibétaine autonome de Garzê au Sichuan. Ce canton tibétain chargé d'histoire fait partie du rayon d'action de Serge Koenig dans le cadre de la coopération Alpes-Sichuan qu'il pilote. Il s'y est à nouveau rendu en mai dernier à l'invitation des autorités locales. Un bureau d'étude français spécialisé dans les plans conceptuels : Dianeige, l'accompagnait pour discuter d'un développement touristique et sportif alpin adapté à l'altitude et pouvant générer des ressources financières tout en préservant les ressources naturelles et culturelles. Derge est en effet capable de devenir une destination majeure avec un potentiel visiblement exceptionnel.

« Il y a des glaciers et des sommets partout autour de moi, un lac émeraude en fond de vallée… » me dit Serge Koenig avec une excitation perceptible dans la voix, mais le souffle court car il traçait dans la neige à 5 000 mètres d'altitude. Voilà comment débute notre discussion. Mon téléphone à la main dans mon appartement de Beijing, j'essaie d'imaginer les paysages montagnards.

« Je suis dans la région orientale du Tibet. C'est le centre de la culture Khamba. Un véritable écrin à valoriser et préserver… » poursuit-il en me racontant avec enthousiasme sa visite les jours passés dans les monastères de la vallée, les écoles lamaïstes, les apprentissages de peintures tankas, les ateliers de sculptures de statues et d'ébénisterie pour les mobiliers religieux, ou encore le berceau de la médecine tibétaine. « Il y a là la plus grande concentration de lamaseries, une soixantaine autour du massif montagneux dominé par le sommet du Trola à 6 168 mètres… C'est un endroit incroyable ! » m'explique-t-il pour bien marquer le caractère remarquable du coin. « C'est d'ailleurs à l'image de la bourgade culturelle de Derge, nichée dans un verrou de vallée. Elle abrite la plus vieille et plus grande imprimerie religieuse, une véritable encyclopédie de la culture lamaïste ». En effet un patrimoine du XVIIIe, unique au monde et qui a été préservé des remous de historiques. Ce territoire est l'un des plus typiques du Tibet...

Si cet amoureux et fin connaisseur des régions montagneuses tibétaines exprime cela, on peut le croire. J'ai donc eu envie d'en savoir davantage sur ce projet et nous avons convenu de nous rappeler. Je raccrochais le téléphone, restant un peu sur ma faim, accoudé sur le rebord de ma fenêtre surplombant l'avenue. Je l'ai imaginé poursuivre son repérage dans les neiges éternelles des montagnes de Derge, sous un ciel pur et bleu. Pendant que je « ré-atterrissais » à Beijing après avoir été transporté quelques minutes sur les hauts plateaux par cet échange avec lui…

Un contrat d'ingénierie conclu entre Derge et Dianeige

Nous nous sommes donc recontactés alors qu'il était de retour à Chengdu dans son bureau de vice-consul (voir notre article sur la coopération Alpes-Sichuan dans le numéro d'avril 2014 ). Car ce guide de haute montagne est aussi un officiel du consulat général de France. Le Sichuan, il connait… Depuis 1981 lorsque, jeune alpiniste, il partait grimper l'Everest via Chengdu et Lhassa. Aujourd'hui, il accompagne les projets dans la montagne chinoise. Il partage ainsi toute l'expérience alpine qui représente un socle de plus de deux siècles dans les mises en œuvre d'économies touristiques et sportives tournées vers la nature.

Autrefois en alpiniste, c'est donc en coopérateur que Serge Koenig est maintenant attiré par ces contrées des piémonts et de l'Himalaya. À Derge, il a joué l'entremetteur entre les autorités locales et le bureau d'étude français Dianeige. Une collaboration a ainsi été signée entre les deux parties, pour étudier des propositions sur 4 000 km² de territoire. Il faut savoir que la population de cette municipalité, saupoudrée en de petits villages blottis dans la montagne, est composée de moins de 50 000 âmes, et à 98 % de l'ethnie tibétaine. 80 % d'entre eux sont paysans. « Ces plateaux sont enclavés, souvent à plus de 4 000 mètres d'altitude. Il y a quelque chose de magique là-haut ! » Pourtant, il est difficile d'y vivre, de se déplacer et même d'y respirer. Les jeunes aujourd'hui sont tous, ou presque, scolarisés. Ils sont des enfants du XXIe siècle et si une activité économique ne se développe pas dans ces campagnes d'altitude dans les années à venir pour améliorer les conditions de vie et offrir des perspectives d'une vie plus confortable, beaucoup d'entre eux pourraient être tentés par l'exode dans les grandes villes de Chine. Il y a donc un risque de désertification des zones rurales autour de l'Himalaya. Pour Serge, le tourisme peut être une vraie chance. « À condition bien sûr qu'il soit bien mené et maîtrisé », ajoute-t-il.

Entre développement et préservation

Même si la route 317 qui relie la capitale du Sichuan, Chengdu, à Lhassa est en cours d'élargissement, il faut actuellement 2 jours de 4x4 depuis Chengdu pour se rendre à Derge. Située à mi-chemin, cette « ville traditionnelle antique sous les sommets enneigés » est devenue une plaque tournante du commerce et de la culture. On est sur l'ancienne « piste nord thé-chevaux » où les caravanes partaient autrefois des plaines sichuanaises pour acheminer les bottes de thé vers les hauts plateaux tibétains. Elles allaient troquer leurs marchandises contre des chevaux. Aujourd'hui, un aéroport est en projet et devrait permettre de mettre les villes de Garzê et Derge à une heure de vol en 2015.

C'est en expert qu'il me décrivait les fondamentaux d'une voie toute en nuances entre développement et préservation du passé : « Un défi auquel le monde entier est confronté et pour lequel il n'y a pas de modèle donné… » m'explique-t'il. Donc développer, oui ! Mais pas n'importe comment. Car les choix ont toujours leurs conséquences. C'est là tout le défi de ce travail conceptuel que vient de commencer le bureau d'étude français en concertation avec les autorités à Derge et la coopération Alpes-Sichuan.

Sur ces terres étonnantes de Derge, partagées entre une nature vierge et des zones habitées baignées dans une culture séculaire, différents modèles touristiques peuvent se compléter pour participer d'une stratégie globale et cohérente, dont voici quelques clefs.

La première est d'arriver à attirer les touristes. Pour cela, les ressources de Derge sont un véritable cadeau du ciel qu'il suffit de valoriser et de rendre plus facilement accessible. Pour autant, il ne suffit pas que les visiteurs viennent pour n'y passer que quelques heures. Il faut les inciter à rester et à consommer. Les touristes demeurent sur place à condition de bien s'amuser et passer du bon temps dans un environnement agréable et de bonne qualité. Les loisirs et les sports sont donc au cœur d'une offre de vacances à la montagne… Enfin, il y a beaucoup d'avantages à les fidéliser. Il faut donc sans cesse perfectionner le produit touristique pour donner envie aux visiteurs de revenir, et d'amener avec eux leurs amis.

« L'objectif, insiste Serge, est de parvenir à générer des ressources économiques et de nouveaux emplois toute l'année, des infrastructures et des services bénéficiant aussi à la population, ainsi que du lien social rural-urbain avec les visiteurs venus d'ailleurs. Le tout en préservant dans la durée cet écrin de culture, d'histoire et de nature ».

Du style traditionnel local avec des normes internationales

À Derge, des circuits itinérants peuvent ainsi être proposés sur l'ensemble du territoire reliant des points d'intérêts tels que des monastères, belvédères paysagers, villages typiques ou autres lieux de festivités. Ce mode de visites, en autonomie ou avec des guides, utilise diverses formes de déplacements. Dans ce type d'offre, l'organisation pour l'accueil, l'hébergement, la restauration, l'accompagnement des activités, doit s'appuier le plus possible sur les habitants. Peu d'infrastructures, donc, si celles-ci ne sont pas indispensables. Les prémices de ce tourisme de « routards » existent déjà à Derge. Il suffit de l'amplifier pour diffuser ses retombées aux quatre coins du canton.

Des vallées vivent encore au rythme étonnant du Tibet traditionnel et rituel. Les plus beaux monastères y sont perchés. « Y construire des hôtels de luxe, des parkings d'accueil de bus avec un tourisme massif serait une hérésie, affirme Serge avec son franc parler, car cela reviendrait à faire muter les coutumes en folklore... » Ce serait en effet dommage que le lama se mette à prier pour distraire « l'excursionniste de passage », que le sculpteur et le menuisier fassent de la figuration, que le peintre de tanka produise en série pour vendre des souvenirs… « Dans ces lieux au patrimoine culturel immatériel vulnérable face aux tentations économiques, une fréquentation touristique contrôlée et limitée chaque jour en nombre peut être envisagée, calculée selon la capacité d'absorption non invasive du site. Une adhésion des visiteurs à une charte de respect de la vie locale peut également être imposée, avec les services chez l'habitant, des déplacements doux », me détaille Serge. Pour cela, les autorités peuvent former les habitants à autogérer un tourisme soutenable et les inciter à ne pas succomber aux sirènes de l'argent rapide qui est potentiellement destructeur. « Pour autant, ajoute Serge, ce sont ces habitants qui ont eux-mêmes dans leurs mains la décision de conserver ce trésor. Il restera l'âme profonde de Derge tant que les traditions resteront ancrées dans leur vie et leurs habitudes quotidiennes ». Le maintien authentique de ces activités est en effet la garantie de l'exception de cette destination, de son caractère unique dans la concurrence internationales des sites touristiques. Et d'une durabilité économique qui pourrait en découler.

Des stations complémentaires et innovantes

Plusieurs sites de haute montagne favorables ont ainsi été repérés par Alpes-Sichuan, Dianeige et le bureau du tourisme et des sports de Derge, avec des reliefs capables d'accueillir de tels aménagements ex-nihilo et de nouveaux bassins de vie. Le lac de Yilung Lhatso au pied du massif du Trola fait partie de ces sites potentiels, avec la possibilité entre autres de bâtir la plus haute télécabine du monde pour accéder au cœur des glaciers.

Et quand je lui pose la question sur l'inconvénient de l'altitude de 4 000 mètres pour les zones urbanisées de ces stations touristiques, il me répond qu' il faut être innovant et essayer de conceptualiser un projet pilote pouvant aller jusqu'à imaginer des habitations suroxygénées voire sensiblement pressurisées pour permettre une bonne acclimatation physiologique et une vie intérieure confortable pour les visiteurs. « Il s'agit idéalement d'expérimenter une station en très haute altitude adaptée pour le grand public, avec des activités toute l'année, énergétiquement autonome, irréprochable en terme d'impact négatif. Ce pourrait être "la première" base de vacances vraiment située au-dessus des nuages… ». En quelque sorte une véritable « Porte du Ciel ».

Si un tel projet se concrétise, l'immobilier devra être élégamment intégré à l'environnement et s'appuyer sur la main d'œuvre tibétaine pour scrupuleusement respecter le style architectural local. Mais avec en plus, toute la modernité, les normes internationales d'éco-responsabilité, de qualité de construction et de service, de confort et de sécurité. « Je crois que c'est possible compte tenu de l'attachement de la population locale à son identité. J'ai été franchement surpris de voir aux quatre coins de la région, des reconstructions de villages avec des matériaux nobles et en architecture traditionnelle. Ce sont de bonnes bases pour assurer une continuité harmonieuse entre le passé et l'avenir. » Un contraste, insiste-t-il, avec des sites qui parfois lui donnent l'impression de perdre leur âme en copiant des styles occidentaux et construits sur des standards de qualité pas toujours élevés.

Derge, un projet à long terme

Impliqué sur des planifications touristiques au Sichuan depuis 6 ans et avec des références dans une vingtaine de pays, c'est donc le cabinet d'ingénierie de la Savoie, Dianeige, qui réalise cette étude pour le compte de Derge en s'appuyant sur la coopération Alpes-Sichuan. « Nous sommes ici pour apporter une expertise, pas pour décider », observe encore Serge Koenig lors de notre discussion. Ce master plan aura donc vocation à aider les autorités locales à faire leurs choix stratégiques dans la cohérence et avec le maximum d'éléments d'analyse. Il les aidera à définir leur schéma directeur cantonal pour l'aménagement et le développement du territoire avec une forte composante touristique. Ce qui revient à projeter Derge à 10 ou 20 ans. Nées dans ces montagnes, travaillant et vivant avec elles, les autorités et la population de Derge sauront sûrement mieux que quiconque comment préserver et valoriser ce patrimoine naturel et culturel unique. On peut leur faire confiance car ils font partie des gardiens de ce temple.

Mais plus largement, ce master plan pourrait aussi inspirer les stratégies provinciales. « Si un pongiste veut devenir champion, il est toujours préférable qu'il développe ses atouts forts pour en faire des coups imparables. Il en va de même pour le classement d'un territoire pour attirer des parts du marché du tourisme dans la rude compétition mondiale. » Les meilleurs atouts touristiques du Sichuan, de niveau international, sont clairement situés dans les préfectures à l'ouest de la province. « Les valoriser et les lancer sur le marché national et mondial augmenteraient assurément la force concurrentiel de Chengdu et du Sichuan. »

 

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