CHINAHOY

29-November-2013

Récit sur les artistes du thangka (2)

 

 

*XUE MING

Moine-artiste

Au bout du chemin longeant le village de Wutun en forme d'avant-poste militaire, se trouve en haut d'une pente une pagode multicolore au pied de laquelle j'ai rendez-vous avec Cai Rang, un des maîtres du Temple Wutun Shang. Le maître sait que les visiteurs comme moi se perdront certainement au sein des cercles de murs, il a donc choisi cet édifice emblématique comme lieu de rencontre.

Cai Rang habite tout près de la pagode. Le terrain vague devant son logement s'est transformé tout naturellement en un parc de stationnement où est garée sa nouvelle Buick blanche au milieu des voitures des autres moines du temple. La maison de Cai Rang est cachée au bout d'une longue et étroite ruelle. Derrière une porte en bois sculptée se trouve une petite cour extérieure au centre de laquelle est posé un poêle où brûle de l'encens. Le porche frontal est assez grand et est également utilisé comme salle de réception, mais quand il fait froid en hiver, on accueille les invités à l'intérieur de la maison.

Le plancher en bois, le papier peint doux et élégant, le grand canapé, l'étagère sculptée sur laquelle sont posées des figurines en cuivre du Bouddha… S'il l'on compare avec les autres maisons tibétaines du coin, le salon de Cai Rang semble plus luxueux et n'a que peu de différences avec les appartements de haute qualité que l'on trouve dans les grandes villes. Comme nous célébrons maintenant la fête du Printemps (Nouvel An chinois), la table à thé est couverte de fruits frais et secs, de gâteaux et de pains cuits à la vapeur, en plus du service à thé. À portée de main, de l'eau est en train de bouillir dans une bouilloire électrique ; un climatiseur mobile se trouve de l'autre côté de la chambre, remplaçant le poêle à charbon traditionnel. Bien que nous soyons assis en face d'une rangée de fenêtres, les épais rideaux en velours masquent la lumière du soleil.

Malgré qu'il soit juste un jeune trentenaire, Cai Rang est déjà un peintre expérimenté. Comme beaucoup d'autres moines-artistes, il est entré en religion après avoir terminé l'école primaire, commençant dès lors la vie monacale, récitant des soutras et dessinant le thangka dans le monastère. Il est le plus jeune et le dernier disciple de Xiawu Cairang, grand maître des arts au niveau national, aujourd'hui décédé. Sa technique de peinture est excellente grâce à l'entraînement très strict donné par son maître, et il forme lui-même des apprentis pour dessiner les brouillons du thangka. À l9 ans, il a participé à la création du Spectacle grandiose du dessin coloré artistique de la culture tibétaine de la Chine, qui a été distingué par le livre Guinness des records comme « la plus longue peinture tibétaine ». Les habitants du village l'admirent beaucoup, d'autant plus qu'il a bénéficié d'une grande notoriété en 2004 après avoir vendu un thangka dans la région des Han à un prix de plus de 13 000 yuans.

En nous servant le thé, Cai Rang demande à son disciple d'emmener le dessin de Guanyin (un Bouddha) à quatre bras qu'il dessine en ce moment. Je suis instantanément captivé par la richesse des couleurs et la densité des lignes dorées qui décorent les habits du Bouddha, collant presque ma tête à la toile.

« Beaucoup de gens ne savent pas comment apprécier le thangka, ils se tiennent tout près de la toile, ne fixant des yeux que les détails. Il y a une différence flagrante entre les ignorants et les initiés », dit Cai Rang avec franchise. M'entendant rire aux éclats, il continue : « Il faut observer tout d'abord le contour du Bouddha, faisant attention à son échelle, son aplomb et sa posture. En fait, les ignorants sont souvent intéressés par une abeille ou une fleur, faisant peu de cas de l'ensemble de l'image. Ensuite on doit regarder si les yeux du Bouddha sont expressifs et étincelants, c'est la nature du Bouddha. »

« L'attention aux détails constitue le dernier pas dans l'appréciation d'une œuvre. Quant à l'utilisation de la couleur or, par exemple l'endroit où il est nécessaire d'utiliser des lignes dorées, c'est une technique très recherchée, ajoute-t-il. Les ignorants préfèrent toujours une décoration éblouissante aux couleurs or et émeraude, et certains sont prêts à payer un prix exorbitant pour acheter ce genre de toiles. Ils vouent un culte à certains maîtres réputés et dépensent souvent leur argent aveuglement. Dès qu'ils entendent parler de la réputation ou de la popularité d'un certain artiste, ils s'empressent de collectionner ses œuvres, perdant leur capacité de jugement, ce qui facilite la spéculation de certains marchands qui font produire des toiles brillamment colorées, puis y collent un nom de grand maître. »

Pour ce qui est de ce marché, Cai Rang semble « plus proche de la vie réelle et de la recherche matérielle ». Dans son jeune âge il apprenait diligemment à dessiner le thangka avec son professeur et voyageait beaucoup pour s'exercer, mais au cours des dernières années il s'est occupé d'avoir affaire aux acheteurs venant de différentes régions. Il raconte : « Auparavant le thangka était utilisé dans les monastères et dans les salles, c'était un moyen pour les croyants d'adorer Bouddha, mais aujourd'hui la situation change. Maintenant de nombreuses personnes considèrent le thangka comme un produit artistique digne d'entrer dans les collections et même un moyen de faire de l'argent. J'ai entendu que des chefs d'entreprise achètent en gros des thangka pour les offrir à leurs hôtes en tant que cadeau de luxe. »

Avec l'évolution de la société, le rôle et l'usage du thangka a graduellement changé. Mais que cela signifie-t-il pour cet art traditionnel et pour ses artistes ? D'après Cai Rang, la valeur d'un thangka ne peut être estimée en terme financier. Selon la tradition, le portrait du Bouddha est destiné à la pratique religieuse et peut être transmis de génération en génération. C'est une récompense et un honneur pour le peintre si ses œuvres stimulent la compassion et la piété des fidèles. « En général, le peintre du thangka présente seulement le coût de revient de son œuvre. Quant à la récompense à ajouter, c'est l'acheteur qui décide. Certes, je serai très heureux si la récompense est généreuse, mais je ne me plaindrai pas si elle est maigre », explique-t-il.

Dans les années où Cai Rang a appris à dessiner le thangka, les peintres traitaient toujours leurs œuvres avec grand soin, qu'importe que la récompense soit généreuse ou mince. Il était commun qu'un peintre ait besoin d'une année entière pour achever une peinture. Mais aujourd'hui, l'argent dicte sa loi. Les peintres s'efforcent de dessiner le plus d'œuvres possible au cours du laps de temps le plus court possible. « Si nous respectons tous les chaînons de la production du thangka, nous pouvons réaliser tout au plus dix œuvres par an. C'est déjà une bonne efficacité. Mais aujourd'hui beaucoup de peintres achèvent chaque année quatre-vingt, voir une centaine de thangka, alors comment ces œuvres sont-elles réalisées ? Et quelle est leur qualité ? La réponse est évidente. Si un jeune artiste pense avant tout à faire de l'argent et non à l'amélioration de ses techniques, il se perd soi-même, remarque Cai Rang. Bien que j'aime aussi l'argent, je suis convaincu que le perfectionnement de mes techniques me paiera en retour. »

« Quand on se fixe sur l'argent, on oublie le sens originel du thangka », souligne Cai Rang. Mais aux questions « comment font les artistes du thangka pour se concentrer sur leurs peintures en oubliant temporairement la recherche matérielle et en résistant à la solitude ? », ou « comment régler la contradiction entre l'argent et la croyance, ainsi qu'entre le désir et le principe ? », le maître n'a pas non plus de réponse. (À suivre)

*XUE MING est une doctorante en anthropologie qui étudie à l'université de Californie de Los Angeles.

 

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