CHINAHOY

4-February-2015

L’exode rural des jeunes chinois : réalité ou intox ?

 

De jolies fraises rouges à Changfeng. La fraisiculture est l'activité principale du district. (LIU CHENGZI)

 

VERENA MENZEL, membre de la rédaction

Dans l'idée de beaucoup d'Occidentaux, la Chine est un pays rempli de contradictions. D'un côté, l'Est du pays avec ses grandes villes dignes des plus grandes métropoles internationales et leur développement. Au cœur de celles-ci, de grands buildings se dressent ; l'économie file à toute vitesse. Ces zones développées attirent non seulement des Chinois de toutes les régions, mais aussi des étrangers des quatre coins du monde. De l'autre, à l'intérieur des terres, un contraste évident se laisse voir, notamment dans l'Ouest, pauvre et sous-développé. Un écart dans les salaires et le développement économique sépare ces régions défavorisées et arides du riche et développé littoral de l'Est.

Selon les médias occidentaux, l'Ouest de la Chine est le carrefour des pauvretés, là où sont laissés les vieux, les faibles et les enfants dont les parents partent travailler à la ville. Dès qu'ils en auront l'occasion, les gens de ces régions prendront leur ballot et partiront s'ajouter aux rangs des nongmingong (travailleurs migrants issus de la campagne) qui tentent leur chance à la ville. Peu importe l'insalubrité de leurs conditions de vie à leur arrivée dans les zones urbaines, au moins ils pourront grapiller quelques miettes du grand gâteau du développement économique chinois... Les mauvaises conditions environnementales, la corruption et la discrimination sont le leitmotiv favori des médias étrangers pour décrire la campagne chinoise.

Même s'il ne fait aucun doute qu'il existe un énorme écart entre la ville et la campagne, ce dont l'on peut être sûr, c'est que si le gouvernement chinois a décidé de réaliser l'avènement d'une société de moyenne aisance dans les années à venir, la nouvelle direction ne pourra que continuer dans sa lancée en augmentant les revenus des ruraux et en améliorant leur niveau de vie.

À quoi ressemblent les régions rurales chinoises aujourd'hui : un désert morne ou un endroit plein de vie ? Un endroit rongé de souffrances ou un monde rempli d'espoir ? Pour réaliser l'équilibre entre les villes et les campagnes, que fait concrètement le gouvernement chinois ? Suffit-il de partager les richesses créées à l'Est par 30 ans de réforme et d'ouverture avec l'Ouest pour que tous les problèmes se résolvent ? Les jeunes Chinois rêvent-ils tous vraiment de partir vivre dans les grandes villes ? C'est à toutes ces interrogations que j'ai essayé de répondre lors de mon voyage dans la campagne de l'Anhui.

Nous avons pris le TGV chinois pour rejoindre en quatre heures et demie la ville de Hefei, située à 1 100 km de Beijing. Hefei est la capitale de la province de l'Anhui. C'est également le centre économique de la province. Cette ville a connu un développement fulgurant ces dernières années, et l'industrie est devenue la colonne dorsale de l'économie locale. Hefei compte aujourd'hui 7,5 millions d'habitants, mais on y croise très peu d'étrangers. La population de la province, elle, avoisine les 66 millions, soit l'équivalent de la population française, bien que sa superficie de 140 000 km² n'équivaille qu'à un cinquième de la superficie de l'Hexagone. La plupart des étrangers ne connaissent de l'Anhui que le mont Huangshan, un des sites touristiques les plus courus de Chine.

Jusqu'aux années 90, cette province n'était qu'une région agricole qui comptait parmi les endroits les plus pauvres du pays. Le contraste avec les autres provinces était d'autant plus évident qu'elle partage sa frontière à l'Est avec le Zhejiang et le Jiangsu, bien plus développés. Pourtant, en quelques années, l'industrie de l'Anhui a connu une évolution sans précédent. La province est notamment devenue un centre spécialisé dans l'industrie lourde. Mais l'exemple le plus parlant de cette évolution est certainement l'industrie automobile développée dans la région par le constructeur chinois Geely à Wuhu. Malgré cela, l'agriculture reste quand même l'industrie principale de l'Anhui.

Si pour beaucoup d'étrangers la ville de Hefei n'est qu'un petit point insignifiant sur la carte de Chine, alors le district de Changfeng, situé à 70 km de celle-ci, se résume certainement à un trou perdu. Mais c'est vers là que nous nous dirigeons. Vers cet endroit délaissé, considéré comme sans espoir et inconnu mais qui, par son évolution récente, est symbolique du développement des campagnes chinoises.

Changfeng compte 800 000 habitants aujourd'hui et regroupe 14 bourgs dans son administration. En voiture, nous avons traversé des zones vides, aux paysages uniformes pour arriver au village de Dayao dans le bourg de Gangji. Cette localité regroupe 540 familles soit 1 780 habitants. Dans le centre du village vivent 1 050 personnes. Mais ce que nous avons vu à Dayao n'était pas des taudis décatis auxquels les gens pourraient s'attendre mais des maisons mitoyennes flambant neuves. D'extérieur, celles-ci ressemblaient à un décor de théâtre et paraissaient presque fausses. Dans le soleil blanchâtre de l'hiver, les façades des maisons semblaient d'autant plus blanches et propres. Grâce aux subventions du gouvernement, les habitants ont pu emménager dans ces nouveaux logements. Les infrastructures du village ont été considérablement améliorées. Une voie reliée à la grande route a été aménagée, les égoûts ont été installés et des équipements de loisirs tels un terrain de basket et une sorte de centre culturel ont été construits. Pour résumer les choses simplement : la vie des habitants a connu une grande amélioration. Mais qu'en est-il de leurs salaires ?

Le chef adjoint du bourg, He Weihua, nous a expliqué : « Auparavant, les agriculteurs d'ici plantaient surtout du maïs, du blé et des arachides, en plus des légumes pour leur consommation personnelle. Chaque mu de terrain ne rapportait que 400 à 500 yuans par an. » Comment faire alors pour permettre à la population locale d'entreprendre quand celle-ci n'a pas forcément les connaissances ni les notions nécessaires ? C'est dans ce contexte que le comité du village a décidé de mettre en place une réforme agraire et de louer une partie des champs des agriculteurs à une pépinière. « Cette pépinière cultivait des photinias, un arbuste persistant assez résistant utilisé pour créer des haies. La société qui louait les terres vendait les graines après à l'extérieur de la province, nous détaille He Weihua. Le bail du terrain rapportait 600 yuans par mu aux agriculteurs. Ils n'avaient donc plus à cultiver leurs champs, mais pouvaient en obtenir plus et conserver une partie pour cultiver leur potager », ajoute-t-il. Évidemment, les personnes incrédules diraient : « Cette pépinière devait se faire un large bénéfice sur le dos des agriculteurs. » Mais était-il possible de faire autrement ? Pour en avoir le cœur net, nous sommes allés interroger un agriculteur du cru : Jia Xianchuan, 68 ans.

Nous avons aperçu la grande porte de la nouvelle maison de Jia Xianchuan de loin. À l'entrée, de belles courges oranges pendant sur le chambranle de la porte brillaient sous le soleil. Sur le balcon, une lessive venait d'être étendue. De la viande de canard et des saucisses faites maison séchaient à l'air libre. Quand nous sommes entrés, nous avons découvert un salon assez simple, agrémenté d'une télé à écran plat dernier cri accrochée sur le mur. Jia Xianchuan nous a expliqué qu'en dehors du revenu du champ qu'il loue, il fait des petits boulots par-ci par-là pour des gens du coin. Son niveau de vie diffère encore beaucoup de celui des citadins, mais depuis son emménagement et la réforme agraire, sa vie a énormément changé. Il dit être encore en train de s'y habituer. Lorsque nous étions en train de l'interviewer dans son salon, nous avons remarqué que la table basse était posée directement sur le sol en béton, un peu comme s'il venait de s'installer. La salle de bains et la cuisine toutes neuves n'étaient pas non plus très bien rangées. Pour l'interview, nous avons eu besoin de l'aide d'une jeune employée du comité du village pour traduire, car M. Jia parlait dans le dialecte local que même mes collègues chinois avaient du mal à comprendre.

Ce qui est important finalement, c'est l'évolution des mentalités. Depuis ces quelque trente dernières années, la Chine a connu une évolution impressionnante. La rapidité avec laquelle les choses changent ici fait que certaines personnes ont du mal à suivre la marche. Il serait donc encore plus difficile de vouloir que les gens changent à la même vitesse que le pays. Cela est surtout vrai pour les campagnes. Le changement apparu dans la façon de vivre rend les générations anciennes incrédules. Qu'en est-il de la jeune génération ? Car finalement, la réaction des jeunes face à ces évolutions est la plus intéressante. Ce que nous avons vu se résume ainsi : ceux-ci ne foncent plus vers les grandes villes aveuglément comme il y a quelques années.

Notre interview se poursuit dans le bourg de Shuihu, toujours dans le district de Changfeng. Nous y rencontrons Chen Linfeng, 25 ans. Ses parents sont agriculteurs. Ils souhaitaient que leur fils devienne fonctionnaire et poursuive une carrière dans l'administration. En 2012, celui-ci avait trouvé un travail à Hefei après son diplôme en sciences naturelles. Mais il s'ennuyait. Quand il était à l'université, il avait essayé avec deux autres camarades de se lancer dans la fraisiculture. Il a depuis choisi ce domaine pour entreprendre, et cela s'avère un choix judicieux puisque Changfeng est un des foyers de la fraisiculture en Chine.

30 ans en arrière, au début de la réforme et de l'ouverture, les agriculteurs locaux ont commencé à développer la fraisiculture, un domaine à l'époque très prometteur. Aujourd'hui, Changfeng est surnommé « la capitale de la fraise ». Les champs rouges sont devenus la carte postale du district, en même temps qu'ils font grossir les portefeuilles des agriculteurs. À l'heure actuelle, le revenu provenant de la fraisiculture représente 44 % du revenu net des agriculteurs. On compte 80 000 fraisiculteurs dans le district et 175 000 personnes vivant de ce secteur. L'année passée, 350 000 tonnes de fraises ont été produites à Changfeng pour une valeur produite totale de 4,5 milliards de yuans, soit 15 000 yuans par mu en moyenne. Suivant les récoltes, le prix au kilo varie entre 20 et 40 yuans.

En 2011, Chen Linfeng s'était lancé dans la fraisiculture, mais avait échoué. Après réflexion, il n'a pas abandonné et a réessayé. Ses efforts ont payé par une première bonne récolte l'année suivante.

À l'heure actuelle, cet ancien étudiant en sciences naturelles fait des essais pour innover dans les techniques de plantation, afin d'augmenter la production et d'accroître la compétitivité. Lorsqu'on lui demande s'il regrette d'avoir quitté son travail dans l'administration à Hefei, il répond en disant : « Je voulais continuer à explorer de nouvelles voies dans ma vie, aller voir le monde. Pendant la saison morte, j'espère pouvoir partir en voyage, découvrir d'autres choses et apprendre. C'est comme ça que je veux vivre, je ne regrette pas du tout. »

Chen Linfeng n'est pas le seul jeune à avoir quitté son travail en ville et à être retourné entreprendre à la campagne. Tian Feng, 35 ans, est également revenu à Changfeng pour travailler et vivre avec sa famille. En 2011, il a lâché son travail de directeur à Guangzhou. Conscient du développement de l'e-commerce en Chine, il s'est servi de son expérience dans les grandes villes pour ouvrir une société de vente de fraises sur Internet en 2012. À l'époque, sa femme et lui étaient les seuls à vendre leurs fraises par Internet. « Notre idée s'est avérée très bonne puisque aujourd'hui de plus en plus de gens nous imitent. » En 2013, il y avait 20 commerçants qui avaient ouvert leur magasin sur Internet, aujourd'hui ils sont 40. Pour ce couple, le choix de retourner travailler à Changfeng a été le bon. Les fraisiculteurs qui utilisent leurs méthodes de gestion, leur système de contrôle qualité et de vente en obtiennent de grands bénéfices et coopèrent activement avec eux.

Deux jours plus tard, de retour dans la capitale chinoise, nous avons retrouvé les torrents de population et les buildings modernes. Effectivement, en Chine cohabitent deux milieux parallèles dont le contraste est évident. Mais la frontière entre ces deux mondes n'est pas aussi hermétique que les médias étrangers ne la laissent paraître à travers leur longue-vue. Le clivage ville-campagne reste important, mais si l'on observe la jeune génération qui grandit actuellement à la campagne, on se rend compte que le fossé entre les citadins et les ruraux se réduit de façon visible. Que ce soit dans le style de vie ou dans la mentalité, les jeunes entrepreneurs comme Chen Linfeng et les jeunes Chinois qui travaillent à Shanghai ou à Beijing ne sont pas si différents des citadins. Par contre, le fossé entre Chen Linfeng et la génération de ses parents et aïeux est bien plus important.

Transvaser les bénéfices du développement économique du littoral oriental de la Chine vers l'intérieur du pays n'est donc pas la solution pour résoudre le problème de déséquilibre dans le développement qui subsiste en Chine. Procéder de cette façon amène en général au cas de Jia Xianchuan : la vie matérielle a changé, mais la mentalité reste la même. Le plus important est le changement de mentalité. Il commence à apparaître, et ne se cantonne pas uniquement à Changfeng.

 

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