CHINAHOY

30-October-2015

Kenneth Pomeranz : la globalisation n’est pas qu’occidentalisation

 

Kenneth Pomeranz.

 

L'économie se globalise, la compréhension du monde aussi. Des chercheurs et des universitaires occidentaux publient des thèses nouvelles qui tranchent avec l'« occidentocentrisme » traditionnel.

ZHANG HONG, membre de la rédaction

Kenneth Pomeranz, historien américain et professeur au département d'histoire de l'université de Chicago, étudie depuis longtemps l'histoire économique et de l'environnement de la Chine. Ce sinologue a surtout focalisé ses recherches historiques sur la dernière période de l'Empire du Milieu et la Chine du XXe siècle. Lors du Congrès international des sciences historiques qui s'est tenu à la fin du mois d'août à Jinan, capitale de la province du Shandong, des historiens venus des quatre coins du monde ont mené des discussions sur le sujet « La Chine dans une perspective globale ». En marge du congrès, M. Pomeranz a accordé une interview exclusive à La Chine au présent.

M. Pomeranz est aussi le responsable d'un programme conjoint sur l'histoire mondiale établi en 1999 à l'université de Californie. La plupart de ses ouvrages émanent de ses recherches sur la Chine, son développement économique comparatif, la transformation de ses régions rurales, le changement environnemental ainsi que la formation du gouvernement.

« C'est un modèle différent »

Chercheur aspirant dans les années 1980, son niveau en mandarin lui permettait de lire des documents historiques en chinois, mais il connaissait peu d'historiens chinois.

Les élèves du professeur Pomeranz étudient le chinois très tôt et ont de ce fait plus de possibilités d'apprendre ce qui se passe de l'autre côté du Pacifique, de suivre les recherches de leurs collègues chinois. Ils peuvent échanger des idées avec les historiens chinois et discuter face à face. « Après des discussions académiques, on peut même sortir boire un verre ensemble. »

Les jeunes historiens américains ont aujourd'hui une meilleure vision d'ensemble des travaux académiques qui se déroulent en Chine, explique M. Pomeranz.

Son intérêt pour la Chine est né sur un coup de chance, raconte-t-il. Né en 1958, il s'est inscrit, sans but particulier, à des cours sur l'histoire chinoise qui se donnaient dans son université. Comme il appréciait beaucoup les conférences du spécialiste de l'histoire chinoise Sherman Cochran, il prit la résolution de s'investir plus avant dans ces études. C'est comme cela qu'il devint le disciple de l'historien Jonathan D. Spence. En 1988, il obtint son doctorat à l'université de Yale. Il est désormais membre de l'Académie américaine des arts et des sciences, célèbre historien de l'économie et de l'environnement, et l'un des représentants de la « California School ». Il s'agit d'un groupe de savants de l'université de Californie qui se consacre à des études comparatives de l'histoire économique de la Chine et de l'Europe qui est à l'origine de nouvelles thèses visant à sortir de l'« occidentocentrisme » habituel.

Ses nombreuses lectures des travaux de l'historien américain Paul A. Cohen ont fourni matière à réflexion à M. Pomeranz. Selon lui, le développement économique historique de la Chine fut la victime d'un piège monumental. Alors que l'économie chinoise se trouvait au même niveau que celle de la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, il n'en était plus ainsi au XIXe siècle. Les historiens expliquent ce décrochage par des raisons historiques traditionnelles, mais M. Pomeranz pour sa part privilégie une autre piste.

Ce sinologue accorde une importance particulière au facteur écologique dans sa comparaison des chemins de développement empruntés par la Chine et par l'Europe.

« Avant la Révolution industrielle, la côte au sud de Shanghai était probablement l'une des zones les plus riches au monde. Le niveau de vie dans le delta du Yangtsé (avec une population de plus de 31 millions d'habitants en 1770), était égal à celui de la Grande-Bretagne ou de la Hollande du XVIIIe siècle. »

Dans son livre La Grande divergence, Kenneth Pomeranz compare, à partir de ses études de la Chine au XVIIIe et XIXe siècles, le Sud du Yangtsé et la Grande-Bretagne, et analyse les raisons pour lesquelles l'Europe a dépassé la Chine au XIXe siècle après des siècles de développement similaire.

Selon lui, les principales raisons expliquant cette divergence historique sont d'une part l'exploitation du Nouveau Monde, le pillage colonial par lequel l'Europe occidentale échappe à certaines contraintes écologiques, et d'autre part, la supériorité géographique des mines de charbon européennes, faciles à exploiter et favorablement situées, qui ont permis d'abord à la Grande-Bretagne puis aux autres pays européens de procéder à la transition vers une société industrielle moderne. Il appelle ce découplage entre l'Orient et l'Occident « la Grande divergence ». Cette perspective originale a valu à son livre le prix John K. Fairbank 2000, puis l'un des prix annuels du Comité international des sciences historiques.

M. Pomeranz poursuit un vœu personnel : celui d'expliquer l'importance de la Chine à ses collègues étudiant l'histoire de l'Occident.

« Si l'on compare le développement de l'histoire à un camion roulant devant lui, il semble à l'Occidental que la Chine est tombée dans le passé, avant de commencer à rattraper son retard. À mon avis, c'est sur un tout autre véhicule que la Chine est remontée. La Chine a repris la course mais suivant un modèle différent, un modèle chinois. »

La globalisation n'est pas une occidentalisation à sens unique

Les représentants de la « California School » s'opposent depuis toujours à l'occidentocentrisme et estiment que le mode de développement des pays occidentaux ne peut pas s'appliquer mécaniquement à la Chine. M. Pomeranz a sa propre analyse du modèle « Impact-Response », du nom de la thèse de l'historien américain John King Fairbank qui voit l'Orient à travers le prisme des valeurs occidentales.

Pour John K. Fairbank, le confucianisme représente depuis longtemps l'orthodoxie idéologique chinoise, assurant à la société sa grande stabilité. À la fin de la Révolution industrielle, alors que les Occidentaux recherchaient des opportunités commerciales sur les côtes chinoises, l'Empire du Milieu faisait preuve d'une inertie surprenante face au monde extérieur, se repliant sur lui-même et rejetant toutes les influences extérieures. Fairbank souligne que ce défi était alors une stimulation pour la Chine qui lui offrait une chance de progresser.

M. Pomeranz quant à lui pense que l'Occident a effectivement eu un impact sur la Chine, mais qu'il ne faut pas sous-estimer l'influence mutuelle entre les deux. Il réfute l'opinion selon laquelle la Chine n'aurait conduit aucune réforme significative avant sa modernisation.

Le monde s'intéresse chaque jour un peu plus au développement de la Chine, poursuit-il, alors qu'elle et le reste du monde sont de plus en plus liés dans la mondialisation. La position de la Chine dans le contexte de la mondialisation multipolaire s'est illustrée ces dernières semaines quand la chute du marché boursier chinois a eu un grand retentissement sur ceux de l'Australie et du Chili, explique-t-il.

L'européocentrisme consiste à croire que le monde d'aujourd'hui s'est développé à partir de l'Europe, en privilégiant l'impact et l'influence de l'Europe sur le reste du monde.

« En réalité, l'Europe et le monde se sont influencés l'une l'autre », explique M. Pomeranz, citant l'exemple des mines d'argent européennes aux États-Unis qui ont bien exercé une influence sur le développement de l'impérialisme européen.

Selon lui, la globalisation prend plusieurs formes, pas uniquement l'intégration, et il reste à voir sur quelle durée se prolongera cette intégration apportée par la globalisation.

Ce qui le préoccupe, c'est que les économistes ne voient que les solutions rationnelles qui sont les plus simples dans le contexte de la globalisation, négligeant souvent les contraintes régionales qui compliquent la donne.

Il cite en exemple l'approvisionnement en eau du Nord de la Chine qui est un sujet régional. Les travaux titanesques de canaux du Sud vers le Nord ont pour but de réduire le manque d'eau qui frappe Beijing, et plus généralement les villes du Nord. Il cite les économistes qui semblent penser que l'aridité du Nord de la Chine peut être solutionnée simplement en y réduisant l'agriculture. Le problème connexe de l'approvisionnement en céréales pourrait à son tour être résolu par l'importation ou la location de terres à l'étranger.

Selon M. Pomeranz, ces solutions ne tiennent pas face aux défis que recèle la globalisation. Si la Chine décidait effectivement d'importer des céréales, le monde extérieur s'inquiéterait de la hausse du prix que cela entraînerait ; de même la location de vastes surfaces de terres pour la production de céréales à l'étranger provoquerait des doutes. C'est donc la construction d'un canal Sud-Nord qui fournissait la solution la plus rationnelle.

Dans le livre The World That Trade Created, M. Pomeranz écrit : « L'économie locale doit être vue dans le contexte de la globalisation, mais ce sont les différences entre économie locale et système local qui constituent l'environnement global. Ces deux points sont étroitement liés. »

Il aime citer la phrase du savant américain Frank Cooper qui dit « il n'aime pas le terme globalisation, que ce soit la partie ''globali'' ou ''sation'' ». Selon M. Pomeranz, les parties du monde sont déjà liées entre elles, et l'usage de ce mot suggère que la fin de la mondialisation est l'intégration. « Si c'était le cas, l'étudier serait inutile. »

Il souligne que globalisation n'est pas occidentalisation à sens unique, et encore moins américanisation. Économiquement, les régions qui ont connu la croissance la plus rapide ces dernières trois décennies sont l'Asie de l'Est et l'Asie du Sud-Est ; et bien peu de gens remarquent que cette croissance a profité non seulement du développement du commerce entre l'Asie et l'Occident, mais aussi de celui du commerce inter-asiatique.

 

 

La Chine au présent

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