CHINAHOY

1-February-2016

La non-fiction et les mille faces de la Chine

 

Le premier village Taobao de Chine, sujet du livre de He Tao.

 

GONG HAN, membre de la rédaction

« La journée des gens du village de Dongfeng commence à midi car le matin, ils dorment à points fermés. La nuit est le moment de la journée où ils sont le plus occupés parce que les citadins ont fini leur journée et font du e-shopping sur Taobao. Sur la place nouvellement construite à l'ouest du bourg, tous les soirs, un évènement assez particulier prend place : des centaines de femmes s'arrêtent soudain de danser quand la sonnerie d'Aliwangwang se met à retentir de tous les côtés. Elles s'arrêtent de danser et s'occupent de leurs affaires sur leur portable, puis se remettent à danser. » Voilà une scène relatée dans Le premier village Taobao de Chine – Comment le destin des paysans chinois a été changé par Internet de l'écrivain He Tao.

Depuis 20 ans, le village de Dongfeng était surnommé « le village des déchets ». C'était surtout parce les habitants du village vivaient du recyclage des plastiques usagés. Les jeunes fuyaient le village en masse, et quand les vieux mouraient, on n'arrivait même plus à regrouper 4 jeunes pour porter les cercueils. Mais l'ouverture d'une boutique en ligne sur Taobao au village a changé le destin de cette petite localité. C'est cette histoire que raconte l'auteur chinois de non-fiction He Tao dans son livre sur Internet.

Une vague d'engouement pour la littérature non fictionnelle s'est emparée de la Chine cette année. Plusieurs plates-formes de littérature en ligne ont été créées, permettant de récolter les manuscrits et d'encourager les auteurs amateurs à écrire.

Les gens dans la déferlante

C'est après avoir fait faillite et été malmené dans les grandes villes que Sun Han, originaire de la campagne du nord du Jiangsu, décide de rentrer dans son village et d'ouvrir la première boutique Taobao en ligne à Dongfeng. Il réussit en vendant des meubles pratiques et bon marché fabriqués par lui-même. Les autres villageois commencent alors à l'imiter et des milliers de boutiques en ligne comme la sienne ouvrent dans le village.

« De "village des déchets" à "village Taobao", la vie quotidienne des habitants, les mœurs et la psychologie ont connu des changements presque invisibles mais bien présents. Les habitants du village se sont enrichis à grande vitesse, les voitures de moins de 200 000 yuans y sont considérées comme « pas chères »… Les patrons de boutique Taobao habitant dans le même village se tirent la bourre, se mettent des bâtons dans les roues voire se frappent dessus. « Partant d'un trou paumé où il ne se passait rien, le village est devenu un champ de bataille où la compétition se mêle aux jalousies, aux opportunités. Le mercantilisme a effacé les frontières entre villes et campagnes et donné naissance à une nouvelle vie, entre citadins et ruraux », écrit ainsi He Tao.

« He Shaoxiong, chauffeur de taxi à Guangzhou depuis 34 ans est très nostalgique des années 1980-1990. À l'époque, les taxis étaient encore peu nombreux en Chine, et un chauffeur pouvait gagner trois fois plus qu'un ouvrier normal en ne travaillant que 6 heures par jour. Le soir après le travail, les taximen se retrouvaient pour manger et discuter. Mais la compétition pour le marché a changé la donne. He Shaoxiong a été témoin du déclin du métier de chauffeur de taxi. Le choc le plus dur a été la naissance des applications de location de voitures : Didi, Quickcar ou encore Uber. Beaucoup de ses collègues ont changé de métier. L'attitude de He Shaoxiong envers son métier est devenue antagoniste quand son métier est passé "de la poule aux œufs d'or" à un simple gagne-pain. J'ai le même sentiment que beaucoup de chauffeurs de taxi », raconte-t-il.

« Ces gens-là, ont été pris dans la déferlante, ils n'arrivent plus à s'en sortir. La fréquence à laquelle apparaissent des choses nouvelles est beaucoup plus rapide que le temps dont ils ont besoin pour se refaire », explique Wang Qingfeng, étudiant en recherche d'emploi et auteur du livre qui raconte les déboires de ces chauffeurs de taxi.

Mais il y a aussi des gens qui arrivent à surfer sur la vague. Par exemple Ye Weimin, dont le père avait fait faillite pendant la crise financière de 2008. Son père était né dans les années 50, avait eu son brevet des collèges pendant la Révolution culturelle et faisait partie des premiers entrepreneurs chinois. C'était un des innombrables patrons de la région du delta de la rivière des Perles.

Comment faire pour rembourser ses dettes ? Il a expliqué à son fils qu'il fallait d'abord trouver des clients. Ye Weimin a alors découvert que les jeunes travailleurs de la ville avait de très fortes demandes pour accéder à un logement moderne et habitable et qu'ils ne voulaient plus des vieux appartements ou caves dans lesquels ils habitaient auparavant. Il a alors décidé d'installer des cloisons dans les anciens locaux de son usine et de les transformer en logements pour jeunes. De là est même né un phénomène culturel de « résidence pour jeunes ».

Alors quand son père a pu enfin se débarrasser de toutes ses dettes, et reconduire sa vieille Honda sur les routes de la banlieue où était installée leur usine, Ye Weimin a eu l'impression d'avoir redécouvert son père et l'histoire de sa génération et a décidé d'écrire La Route 66 de Mon Père.

Le dessous des villes

Comment vivre à fond sa vie est un autre thème traité par ces ouvrages. La Vie et la Mort des jeunes entrepreneurs de start-up à Beijing raconte les histoires de jeunes chinois créateurs de start-up web. Ceux-ci bénéficient souvent d'un capital d'amorçage, vivent à 100 à l'heure et vont même jusqu'à utiliser des sabliers pour contrôler la vitesse des réunions.

Voilà comment Gu Jun, jeune entrepreneur du web décrit le démarrage d'une start-up : « Ça fait mal, mais on est high ! » Il lui arrive souvent de rester jusqu'à 3 heures du matin avec des clients avant de se lever à 7 heures pour retourner travailler après seulement 4 heures de sommeil.

« Dans les années 1970-1980, c'était impensable pour un jeune d'avoir l'opportunité de réaliser ses rêves ou de monter son entreprise dans sa jeunesse et de trouver des investisseurs. Nous, on monte notre start-up par idéal, et aussi pour gagner de l'argent et beaucoup d'argent », dit-il sans scrupules.

Liu Qiang, créateur d'une plate-forme d'échanges sur l'art espère lui, que plus d'artistes puissent trouver leur voie et que les objets d'art deviennent moins chers pour pouvoir entrer dans le salon des familles chinoises. « La génération née dans les années 1950 pensait surtout à survivre et à gagner de l'argent, celle des années 1960-1970 est devenu la société de consommation, mais n'avait pas encore beaucoup d'exigence spirituelle, celle des années 1980 est plus sensible à l'art mais n'a pas encore de goût », explique-t-il. C'est ce qui le rend confiant en le futur.

Le métro est pareil au système nerveux d'une ville. Pendant le rush, le flux de passagers à Beijing dépasse parfois les 5 millions. Voici comment Ye Wen, auteur de Le Métro de Beijing : une journée longue comme un million d'années décrit la vie dans le métro de Beijing : « Dans le métro, le maquillage des femmes devient de plus en plus brouillon et vulgaire plus on s'éloigne du centre-ville. Sur les lignes de Fangshan et Changping, on voit beaucoup de nongmingong portant leur baluchon sur le dos. Ils les empilent autour de la barre pour se tenir et s'assoient sur le sol du wagon levant la tête à chaque station pour regarder un peu ahuris les gens qui entrent et sortent. »

Certains autres auteurs comme Yang Qian, sont intéressés par des thèmes un peu plus complexes. La mort par exemple. Cela fait longtemps qu'il s'intéresse à ce thème. Il a rencontré toutes sortes de personnes liées à ce domaine et rédigé 2 000 Façons de Mourir à Beijing. Certaines de ces « façons » sont parfois inconnues du grand public : les pompes funèbres qui proposent de faire des bagues avec les cendres du défunt, ou d'envoyer les cendres dans l'espace par exemple. Certaines personnes dépensent des sommes phénoménales pour cela : une trentenaire a dépensé 110 000 yuans pour faire deux bagues avec les cheveux de sa mère, de sa petite-sœur, de son père et les siens, une vieille dame, anciennement pilote de chasse souhaite que ses cendres soient envoyées dans l'espace, un fan de science-fiction aussi.

On y apprend également qu'il existe une « banque des testaments » qui offre des services gratuits aux personnes de plus de 60 ans pour enregistrer et conserver leurs testaments. Le jour de l'ouverture de la banque, à 8 heures du matin, 70 personnes font déjà la queue. Un an après, ce sont près de 30 000 personnes qui ont pris rendez-vous. La liste d'attente va jusqu'en 2017. Parmi les personnes sur celle-ci, plusieurs sont d'ailleurs déjà mortes. Voilà les histoires que Yang Qian raconte dans son livre.

Toutes ces histoires se passent à Beijing, mais elles arrivent aussi ailleurs en Chine.

À la découverte d'autres histoires peu connues

Pour Peter Hessler, auteur américain de Country Driving, « La littérature non-fictionnelle chinoise a beaucoup d'avenir devant elle. »

Les auteurs de cette littérature viennent de tous les horizons : ils sont réalisateurs, écrivains professionnels, membres d'un groupe de musique, cadres citadins, nongmingong, fonctionnaires dans l'Ouest de la Chine, chômeurs, des étudiants d'origine chinoise nés à l'étranger, ou bien des gens en marge de la société. « On essaie d'éviter les sujets d'actualité et ce qui fait la une des journaux. On recherche plus des histoires qui ont du sens et qui ne sont pas connues du public, ou bien ignorées par les principaux médias. Comme les sujets dont on traite sont des sujets proches des lecteurs, ceux-ci se sentent concernés et trouvent un écho dans ces histoires », nous explique Xie Ding, responsable de la plateforme d'écriture Zhengwu.

C'est lors d'un voyage à Dongguan que Guan Jun, responsable de la plate-forme Renjian a rencontré plusieurs passionnés d'écriture : « J'ai découvert par hasard comme la littérature était importante pour les travailleurs », explique celui-ci. À son retour à Beijing, il a ouvert un atelier d'écriture pour ceux-ci et leur a organisé des stages de rédaction.

L'un des charmes de la littérature non-fictionnelle, c'est qu'elle permet de partager des histoires au départ inconnues de la plupart des gens, et de montrer celles-ci d'un point de vue particulier.

Le 1er novembre 1989, au petit matin, Feng Yuanzheng, comédien, part de l'ancienne Gare de Beijing pour aller étudier en Allemagne. Le train passe par Erenhot, puis entre en Mongolie, traverse l'URSS et arrive le 8 au matin à Berlin. C'était la première fois pour Feng Yuan qu'il quittait son pays. « Je me souviens, pendant la nuit, du mur qui traversait la ville. Du côté Est de Berlin, c'était l'obscurité, une fois passé le mur, c'était la lumière. Il y avait des lampes partout. Je me demandais : "Comment est-ce possible que les pays capitalistes soient si éclairés, quel gaspillage que toute cette électricité utilisée pour les vitrines. » Mais je me disais aussi que c'était joli », voilà ce que raconte écrit Feng Yuan dans son livre J'ai passé le mur.

Chen Xiaoqing, le réalisateur de la série de documentaires La Chine sur le bout de la langue, raconte dans un texte comment il passe presque tous les réveillons du Nouvel An chinois hors de chez lui. Parmi l'une de ses soirées, celle qui l'a le plus marquée est celle où les journalistes japonais de NHK lui avaient préparé des raviolis à la cantine de la chaine, mais aussi l'odeur de saumure que les gens du Sichuan faisaient au réveillon dans les tentes antisismiques dans les zones touchées par le tremblement de terre en 2008. Ou encore, le repas campagnard fait par des nounous à Beijing avant leur retour dans leur village au moment du Nouvel An chinois. « Dans notre vie moderne, nous n'avons plus besoin de nous baser sur les calendriers traditionnels, nous n'avons plus besoin du Nouvel An pour transmettre les traditions, apprendre aux jeunes à planter les champs. Le Nouvel An a perdu de son sens historique. Ce que nous commémorons lors du réveillon aujourd'hui, c'est le souvenir du Nouvel An dans notre mémoire », écrit-il.

En novembre 2014, Zhou Xing, un étudiant chinois en France a eu vent d'un procès dans l'affaire d'une prostituée chinoise assassinée à Paris. Il a alors écrit La mort d'une prostituée chinoise pour parler de ce problème et montrer que ces femmes sont souvent la cible d'attaques violentes mais que les gens qui les attaquent sont aussi des pauvres gens qui habitent dans ces quartiers.

À Paris, Zhou Xing a vu beaucoup de prostituées chinoises, il leur arrivait même parfois de taper la discute. « C'est difficile de savoir si ces prostituées sont vraiment insouciantes ou si elles essaient de cacher la tristesse dans leur cœur ou les deux », conclut-il dans son livre.

Au carrefour entre journalisme et roman, la non-fiction permet aux lecteurs de découvrir des histoires que les grandes maisons d'édition ne publieraient peut-être pas. Son expansion grâce à Internet montre bien la vitalité de l'écriture et la créativité des Chinois qui ont envie qu'on écrive sur des sujets intéressants et reliés à leur vie quotidienne.

 

 

La Chine au présent

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