CHINAHOY

1-December-2015

Gardienne de la culture nationale

JIAO FENG, membre de la rédaction

Le district de Sunan dans la municipalité de Zhangye dans le Gansu est un petit district autonome yugur dans le Nord-Ouest de la Chine. Un tout petit district de 13 000 âmes, mais fier de la longue histoire de son ethnie. Les Yugur d’ici parlent le mandarin, la langue yugur de l’est et celle de l’ouest. Historiquement, les Yugur étaient une tribu nomade et leur langue ne possède pas d’écriture. Avec l’irruption du mode de vie moderne, de nombreuses coutumes, les artisanats traditionnels, et même la langue yugur risquent de disparaître à jamais. C’est le souci de Ka Cuiling, qui contribue à la conservation et à la transmission de sa culture, de ses traditions et de ses coutumes. L’ambition de cette cinquantenaire énergique est de créer un centre culturel pour préserver le folklore yugur et faire refleurir la culture de cette ethnie.

Il était déjà 8h du soir lorsque nous avons pu rencontrer Ka Cuiling. Elle revenait de la ville, et comme elle n’avait pas eu le temps de dîner, elle nous a amenés directement au centre culturel en construction : dans de vastes salles on peut voir exposés toutes sortes d’habits traditionnels, des objets de décoration et des produits domestiques usuels. Tous proviennent de la collection personnelle que Ka Cuiling s’est constitué depuis des décennies. Le but de ce centre est de montrer au plus grand nombre les objets anciens et faire connaître la culture traditionnelle des Yugur.

Une passion de mère en fille

Au cours de la visite, Ka Cuiling nous raconte des anecdotes. Derrière chaque objet dans cette pièce, il y a une histoire, mais aussi ses efforts pour le recueillir et le préserver. On sent dans ses paroles l’affection qu’elle porte à ces reliques.

Ka Cuiling est née en 1962 dans une famille yugur du district de Sunan. Son père est décédé alors qu’elle était toute petite et c’est donc sa mère qui l’a élevée seule avec ses frères et sœurs. « Pour gagner sa vie, elle menait paître le troupeau pendant la journée et faisait de l’artisanat le soir. Depuis l’âge de huit ans elle savait confectionner des vêtements en laine qu’elle filait à la main sur son rouet » se rappelle notre guide. « Ma mère était très cultivée, elle parlait six langues et elle vouait un sentiment profond à notre culture. C’est l’influence de ma mère qui m’a fait commencer cette collection. »

Une mère qui a non seulement élevé, mais aussi inculqué à sa fille une conception du monde et des valeurs ancestrales. Elle se souvient que, chaque fois que sa mère avait en mains un objet traditionnel de leur ethnie, elle se remémorait avec émotion à quoi il servait autrefois, remarquant qu’il ne servait plus à rien de nos jours, qu’il disparaîtra et sera remplacé par d’autres choses. À 14 ans, après le collège, Ka Cuiling qui menait paître quotidiennement le troupeau avec sa mère a commencé à s’intéresser à l’histoire et à la culture ethnique. Elle a hérité des doigts de fée de sa mère et appris sans difficulté la broderie et d’autres savoirs artisanaux. Chaque fois qu’elle pouvait mettre la main sur des motifs ou accessoires de costumes traditionnels, Ka Cuiling s’empressait de les ajouter à sa collection. Puis elle s’est mise à collectionner aussi les objets anciens du quotidien. Certains se moquaient d’elle, mais elle ne s’en souciait pas.

De peintre à collectionneur

Le goût pour la peinture qu’elle cultivait depuis son enfance l’a poussée à apprendre le dessin en autodidacte pendant ses pauses au travail. Son talent fut même récompensé lors d’une exposition de peinture dans le district de Sunan en 1984. Par la suite elle a travaillé au centre culturel du district avant de devenir la première peintre yugur du district. « Mon niveau d’éducation était limité et je conservais l’intention de m’inscrire un jour à l’université. Mais c’était très difficile pour moi, ayant juste un niveau de collège, de passer le concours d’entrée. Cela m’a pris huit ans, mais j’ai fini par réussir », nous a-t-elle confié. Huit ans d’efforts au bout desquels, âgée de 25 ans, Ka Cuiling était enfin acceptée à l’Institut du Nord-ouest des nationalités, spécialisée dans les beaux-arts.

Ses études universitaires ont élargi ses horizons et lui ont fait connaître de façon plus approfondie la culture ethnique. Elle a pris conscience de l’urgence qu’il y avait à protéger et secourir la culture de son ethnie. « À l’université, j’ai participé à de nombreuses activités scolaires, j’ai étudié l’artisanat de diverses ethnies. Et j’ai encore plus collectionné... » nous raconte-t-elle. « C’est une époque importante pour moi. J’ai non seulement beaucoup appris, mais j’ai aussi pris conscience de la crise que vit notre culture. L’évolution de la société et de l’environnement menace de disparition la culture nomade des Yugur. »

Tout juste diplômée, Ka Cuiling est revenue au centre culturel pour reprendre son poste. « S’il y a un jour un peintre yugur, ce sera toi », tels sont les mots de son professeur de dessin. En 1999, le comité organisateur du Monument du Millénaire a lancé un appel dans tout le pays pour recueillir les totems de diverses ethnies de Chine. Cette nouvelle a rendu Ka Cuiling très enthousiaste. Elle s’est immédiatement mise au travail et a réalisé le tableau Perle et Cerf Divin, dans lequel le cerf tient une perle sur son front et tient une fleur dans sa bouche. Le cerf semble voler dans un immense univers. Aujourd’hui, son œuvre est gravée sur le Monument du Millénaire à Beijing et incarne devant les touristes du monde entier la culture unique des Yugur.

Malgré toute sa ferveur, Ka Cuiling a dû faire des choix. Collectionner ou peindre, telle a été l’alternative qui s’est imposée à elle. « Peindre et collectionner sont deux activités onéreuses... Je n’ai pas les moyens pour cela. Après une mûre réflexion, j’ai finalement décidé de laisser tomber la peinture. » Elle ne regrette pas ce choix. D’ailleurs ses bases solides en dessin l’ont beaucoup aidée dans son activité de collectionneuse.

Pérégrinations dans la prairie

Pendants ses recherches, Ka Cuiling a parcouru la prairie yugur dans tous les sens. À chaque fois qu’elle apprenait qu’une personne possédait de vieux objets, elle allait lui rendre visite. Si cette personne se déclarait prête à les lui céder, elle achetait à n’importe quel prix. Lorsque le propriétaire refusait de se séparer de son bien, elle demandait à copier le modèle et à noter la façon dont il a été fabriqué.

Un jour, elle a entendu dire qu’un berger souhaitait céder un sac de cuir d’ours pour 2 000 yuans... elle n’avait que 1 250 yuans à ce moment. Empruntant à droite et à gauche, le temps de réunir la somme, le sac était déjà vendu. Elle a alors dessiné le modèle du sac puis l’a reproduit en cuir ordinaire suivant son modèle. « Ce type d’objets est de plus en plus rare, et il sera difficile d’en voir à l’avenir. Mais avec mon dessin et cette imitation, nos descendants sauront au moins à quoi ressemblent ces choses. »

Une autre fois, Ka Cuiling a entendu parler d’un artisan qui travaillait le cuir pour en faire des sculptures. En voulant lui rendre visite, elle a appris que ce vieux monsieur venait de décéder. Ka Cuiling, désolée de voir se perdre encore une technique ancestrale, a demandé à la famille du défunt des informations sur la sculpture en cuir. Émus par son intérêt, les descendants de l’artisan ont donné à Ka Cuiling les outils du sculpteur en lui expliquant étape par étape sa façon de faire. Ka Cuiling a dessiné chaque étape au pinceau et mené de longues recherches pour comprendre le procédé. Grâce à ses efforts, elle a fini par maîtriser la technique de la sculpture en cuir.

Procédés artisanaux, motifs, Ka Cuiling documente tout à l’aide de ses pinceaux. Elle possède aujourd’hui des dizaines de cahiers de croquis et d’esquisses. Son intention est de répertorier ses esquisses pour les valoriser en constituant une rétrospective de l’histoire culturelle yugur.

Depuis trois décennies, Ka Cuiling a accumulé des milliers d’objets yugur. On lui a conseillé de vendre sa collection, lui faisant miroiter qu’avec le produit de cette vente, elle pourrait assurer l’avenir de ses enfants. « Je ne vendrai pas, pas même un seul objet. Je l’ai déjà dit à mes enfants : ils ont le droit d’utiliser ces objets, mais pas de les vendre. Il y ne reste que 10 000 Yugur... même si chacun conservait un objet, seuls dix mille objets seraient sauvés. Si tout est vendu, qu’est-ce qui restera à nos descendants demain ? » demande-t-elle d’une voix vibrante d’émotion. « Les Yugur vivaient à dos de cheval... La vie moderne a bouleversé nos coutumes. La majorité d’entre nous ne savent plus monter une tente ni atteler un chariot à cheval ou à bœuf ; beaucoup ne sauraient pas reconnaître un bât. Comment donc nos descendants pourront-ils entretenir la mémoire de nos ancêtres ? C’est sûr, les vieilles choses se perdent au fil du temps, mais il faut conserver leur essence et surtout transmettre la culture ethnique. »

Aujourd’hui, tout le monde dans la prairie connaît Ka Cuiling. Dès que l’on trouve un objet ancien, on l’informe ou on lui apporte directement. Ka Cuiling nous montre un chapelet qui appartenait à une vieille dame décédée à 115 ans. De son vivant, cette dame portait ce chapelet tous les jours ; c’est son petit-fils qui l’a confié à Ka Cuiling, « Il ne me l’a pas vendu, mais me l’a donné car il sait que je vais le conserver et non pas le revendre pour faire du profit. »

Un village folklorique yugur

Les efforts de Ka Cuiling ont été reconnus : elle s’est vue conférer le titre de conservatrice d’honneur du patrimoine culturel immatériel au niveau provincial, et celui de conservatrice des vêtements yugur au niveau national. Mais ces honneurs lui font ressentir encore plus la responsabilité qui pèse sur ses épaules. En 2014, en partie sur ses deniers propres et avec l’aide des autorités locales, elle a créé un village folklorique yugur s’étendant sur 2 ha, toujours dans l’optique de conserver le mode de vie traditionnel des Yugur. « De nos jours, tout le monde parle mandarin et de moins en moins de gens parlent le yugur. Notre écriture a déjà disparu. On ne peut pas laisser disparâtre aussi la langue. » C’est pour cela que Ka Cuiling demande aux employés de parler yugur entre eux. Dans ce village, des concours folkloriques sont souvent organisés. La cérémonie de mariage de sa fille a eu lieu le mois dernier. Toute la cérémonie s’est déroulée selon la tradition, et a été filmée pour garder une trace de cette tradition.

Selon la tradition nomade, la mère de la mariée doit confectionner une veste traditionnelle enveloppée dans un tissu à peine plus grand qu’une feuille de papier : cette veste doit donc être particulièrement fine. Ka Cuiling nous montre de la laine à tricoter fine comme un cheveu. Elle nous explique que la personne âgée qui savait filer la laine de cette façon n’est plus en vie. Plus personne par ici n’est capable de cette prouesse, et il est désormais impossible de confectionner la veste traditionnelle de mariage. « Cette technique est perdue » regrette Ka Cuiling. « C’est pour cela que j’ai créé ce centre culturel. Il nous faut conserver ce patrimoine qui risque de se perdre. »

Aujourd’hui, ce village folklorique est devenu un site touristique. Le centre culturel yugur est bien avancé, et son inauguration est prévue pour l’année prochaine. Ka Cuiling nous informe en outre qu’un séminaire sur l’habit yugur sera organisé pour présenter des habits traditionnels auxquels on a ajouté des éléments modernes. Plus de 200 jeunes sont aujourd’hui en formation, et Ka Cuiling espère cultiver l’intérêt des jeunes pour dynamiser la culture yugur.

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