CHINAHOY

1-December-2015

Le boom des médias citoyens en Chine

GONG HAN, membre de la rédaction

Les médias citoyens, par opposition aux médias traditionnels, sont une tentation pour beaucoup de Chinois, qu’ils soient professionnels des médias ou non. Rencontre avec quelques-uns d’entre eux.

Ce n’est plus une nouvelle qu’un grand nombre de personnes travaillant dans les médias traditionnels ont quitté leur ancien employeur pour créer leur propre média. Si les médias citoyens avaient encore un avenir incertain il y a deux ans, aujourd’hui, ils vivent et se portent même très bien.

L’année 2015 est considéré comme le kilomètre zéro des investissements vers les médias citoyens. Le 20 octobre dernier, la « Pensée logique », une page publique sur WeChat, a annoncé la fin du deuxième tour de son financement. Sa valeur est aujourd’hui estimée à 1,32 milliard de yuans. Le développement fulgurant de ce média citoyen n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.

Plus grand canal d’accès aux médias citoyens, les pages publiques de WeChat ont dépassé les 10 millions. Certains articles rédigés par des journalistes qui travaillaient autrefois dans les médias traditionnels sont ainsi parfois vus par plus de 100 000 personnes sur WeChat. Cette exposition médiatique facile et directe encourage de plus en plus de gens à lancer leur propre média citoyen.

Face aux difficultés liées à la transformation des médias traditionnels, les médias citoyens représentent un moyen d’expression plus libre, et un mode commercial plus accessible même s’ils doivent leur existence à une concurrence acharnée. Les employés des médias traditionnels y auraient-ils trouvé leur « Terre promise » ?

Médias traditionnels et médias citoyen : une nouvelle guerre ?

Le 29 juin 2015, le géant des médias américains : Gannett, a annoncé la scission entre ses secteurs de télédiffusion, de numérique et de presse écrite. Ces secteurs sont aujourd’hui indépendamment cotés au New York Stock Exchange. Les six grands groupes de média américains ont suivi le même exemple. Cela appuie la thèse de Philip Meyer dans son livre Le Journal qui Disparaît, publié il y a dix ans, selon laquelle les lecteurs de la presse écrite croient de moins en moins à la survie de celle-ci.

Les médias traditionnels du monde entier vivent des jours difficiles. La situation n’est pas plus optimiste pour ceux chinois. Depuis 2008, Internet absorbe une part de plus en plus grande du budget des publicitaires. Depuis 2010, l’internet mobile fait rage et renforçe la suprématie des nouveaux médias. Certains commentent le phénomène en disant : « Les médias traditionnels cherchent un moyen de se transformer tandis que les nouveaux médias grandissent. »

Pan Yuefei, rédacteur en chef de la chaîne IT de Sohu commente : « J’ai rencontré beaucoup de gens des médias à Beijing récemment. Tous ceux qui pensent avec leur temps songent à la transformation. Mais quelle voie emprunter ? Personne ne le sait vraiment. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les médias citoyens sont en train d’émerger. »

Il ajoute que chaque jour, dans ses contacts WeChat, un de ses amis ouvre une page publique WeChat. Un responsable de la zone Chine de l’une des 500 plus grandes entreprises mondiales a déclaré qu’il avait pour la première fois ajouté les « Médias citoyens » dans la liste des frais publicitaires.

Wang Kai, ancien commentateur de l’actualité de CCTV, s’est dit un jour qu’il devrait diffuser les histoires qu’il raconte à sa fille sur la blogosphère. Succès total. En 2013, il quitte CCTV et ouvre une page publique WeChat intitulée « Contes de Oncle Kai » et une station de radio en ligne sur une plate-forme d’audio-partage.

Après son départ de CCTV, Wang Kai a erré quelques temps à la recherche d’un nouvel objectif. Aujourd’hui, il est confiant et est devenu un pro des médias citoyens. « Les médias citoyens, c’est d’abord plus d’individualité, la liberté et enfin la détente. S’il fallait ajouter autre chose, je dirais que c’est durable », décrit Wang Kai.

En octobre 2014, Fang Yimin a ouvert son média citoyen : « Le Monde imaginé par Rebecca ». Mais son autre casquette, c’est journaliste cinéma pour le Nanfang Metropolis Daily.

Sa page WeChat a pour mot d’ordre « Rendons la mode plus intéressante ! », et guide les femmes dans leur habillement, les achats et même l’ajustement. Sa page ressemble à une revue de mode qui se renouvelle tous les jours. Et elle est très appréciée par les working women. En moins d’un an, le nombre des suiveuses de la page a dépassé les 450 000. Pour certains articles, le nombre de vues a dépassé les 100 000.

Les gens venant des médias traditionnels ont un avantage naturel lorsqu’ils ouvrent un média citoyen. Quand la plupart des pages publiques ne peuvent que faire du copié-collé d’article ou du transfert de contenu, eux savent écrire des contenus accrocheurs et originaux.

Leur expérience et leurs ressources journalistiques acquises dans les médias traditionnels est un véritable atout. La page « Le Diable s’habille en ZARA » était au début l’affaire de trois anciens journalistes de la revue Entrepreneurs chinois. Parmi les articles publiés au début du lancement de la page, ceux sur les entrepreneurs chinois ressemblaient plus à des notes d’interview qu’à de véritables articles comme ceux des médias traditionnels, leur style plus dégagé et plus libre a attiré les lecteurs. L’article Les Histoires d’un Magnat qui décrit l’histoire d’un investisseur très connu en Chine a par exemple fait le tour des réseaux sociaux chinois.

« Nous sommes des journalistes financiers aguerris. Nous connaissons l’éthique et les modes de fonctionnement des médias traditionnels consacrés à la finance. Nous avons une riche expérience professionnelle, mais avons aussi été frustrés par cette éthique », nous explique Lin Mo, un des fondateurs de « Le Diable s’habille en ZARA ».

« L’éthique des journalistes financiers implique objectivité et respect des règles. Mais l’argent est un thème récurrent dans les rapports sociaux. Alors pour ne pas traiter ce sujet d’une autre façon, voire de façon divertissante ? », nous fait-t-il remarquer.

Le nombre des suiveurs de leur page augmentant, Lin Mo et ses partenaires ont obtenu un financement et leur page est devenue une référence en matière de conseil financier et commercial.

De publicité pure à plate-forme commerciale

Quand on parle des médias citoyens, il est difficile de ne pas parler argent. Car le moteur essentiel du développement de ceux-ci est la rémunération au marché.

Lei Zhonghui, fondateur de la société d’investissement Qiyuan Ziben et ancien journaliste financier chevronné nous explique : « Le mode de fonctionnement commercial des médias citoyens requiert trois conditions : la première : faire du flux pour augmenter la valeur de sa page. La deuxième : la spécialisation des produits pour augmenter les revenus. La troisième combiner le Online et le Offline pour s’adapter au mode O2O (acronyme de Online to Offline). »

La méthode la plus traditionnelle de gagner de l’argent sur une plate-forme de nouveau média est de faire payer pour accéder aux contenus en ligne. Lian Yue, chroniqueur littéraire, explique que pour des écrivains comme lui, avoir une page WeChat n’a pas beaucoup changé sa façon de travailler. WeChat est juste un endroit de plus où il publie ses chroniques. À la différence qu’il n’a plus besoin de s’attarder sur la mise en page des médias traditionnels et que ses articles n’ont plus besoin de passer par la main des rédacteurs. Il a donc plus de liberté.

Le 9 novembre dernier, Lian Yue a publié un article qui a eu beaucoup de retentissement. Celui-ci a obtenu 489 « étrennes » (une « étrenne » sur WeChat correspond à un like payant qui peut aller de 1 à 200 yuans). D’après une enquête de iiMedia Research, 1 % à peine des utilisateurs de WeChat cliquent sur cette touche qui permet de donner de l’argent à l’auteur de l’article. 57,1 % des utilisateurs de WeChat disent être favorables à ce moyen de paiement. La plupart des personnes qui ont déjà donné des « étrennes WeChat » affirment que c’est pour encourager la création originale et montrer qu’ils aiment l’auteur et ses œuvres.

Plus nombreuses sont les pages qui gagnent de l’argent grâce à la publicité et aux publi-reportages. Le procédé le plus courant est la publicité pour d’autres pages publiques. C’est ce qu’on appelle de la consommation dérivée. Les rédacteurs écrivent des publi-reportages qui peuvent rapporter de 5 000 à 100 000 yuans par article. Une équipe de rédacteurs de trois à quatre personnes peut ainsi gagner plusieurs millions de yuans par an.

Mais ces rédacteurs doivent être très doués, car ils doivent écrire des articles en y incluant des éléments de publicité qui doivent passer comme une lettre à la poste, au risque sinon de rebuter les lecteurs.

On sait comme les infos people attirent les gens et la page WeChat « Serious People » avec ses très nombreux suiveurs en est la preuve. Sa fondatrice, Luo Beibei, née en 1987 et diplômée du Département du journalisme de l’Université Fudan travaillait auparavant pour une revue en tant que journaliste culture et divertissement.

Aujourd’hui, elle rapporte quotidiennement l’actualité des stars, leurs potins et ses réflexions sur ce qui se passe dans le monde du show-business. « Serious People, une vulgarité très sérieuse », c’est ainsi qu’elle décrit sa page WeChat.

Elle est très forte pour faire passer de la pub en passant par les articles sur la chirurgie esthétique des stars, leurs histoires d’amour ou les scandales qui les entourent. Lorsqu’elle parle d’une star shopaholic, elle en profite pour faire passer une pub d’un site d’achats en ligne… Elle arrive à faire passer une pub pour un ordinateur portable dans un article sur la supposée opération de chirurgie esthétique d’une autre star etc.

Elle place ce type de publicité en dessous de l’article à la une et ses suiveurs en ont fait un jeu : ils essaient de deviner le contenu de la publicité rien qu’en lisant le titre de l’article. À tel point que certains suiveurs sont déçus quand ils découvrent que parfois l’article n’est pas une publicité camouflée.

Après 10 ans à l’agence de presse Chine nouvelle (Xinhua), Wu Xiaobo est devenu écrivain économiste. Son livre Trente Ans de Bouleversements raconte la vie mouvementée des premiers entrepreneurs chinois. C’est un best-seller. Il a ouvert une maison d’édition consacrée à la finance.

Son média citoyen : « La chaîne de Wu Xiaobo » a un contenu et un mode commercial typique des médias citoyens : commentaires écrits, vidéos réalisés avec le site iQiyi.com, un hebdomadaire financier et des histoires amusantes sur le monde de la finance.

Wu Xiaobo est à la fois écrivain et économiste, il sait comment exploiter la valeur commerciale de son média. Après avoir trouvé sa cible : la classe moyenne, il a commencé à développer plusieurs stratégies pour donner de la valeur à sa page : il a créé un cercle littéraire, une boutique en ligne, il offre des cours de finances et des conférences d’affaires et propose même un voyage en Antarctique d’une valeur de 125 000 yuans avec lui comme accompagnateur. Tout cela aide à faire monter la notoriété de sa page et sa marque. Wu Xiaobo a également investi dans plusieurs pages publiques de WeChat, dont les domaines vont de la gastronomie, à l’automobile, en passant par les livres et le vin.

Luo Zhenyu, fondateur de « Pensée logique », est lui l’un des plus riches propriétaires de médias citoyens. Cet ancien présentateur de la CCTV a créé en 2012 une émission appelée « Pensée logique », dans laquelle il présente des livres. Il n’a pas tardé à attirer un grand nombre de suiveurs. Huit mois après, « Pensée logique » accueillait ses premiers adhérents. La cotisation allait de 200 ou 1200 yuans. En six heures, 5 500 adhérents se sont inscrits, soit un revenu de 1,6 million de yuans. Les adhérents bénéficient d’offres pour des livres, de cadeaux et du droit de participer aux activités hors ligne.

Malgré des controverses, « Pensée logique » a continué à admettre des adhérents jusqu’en octobre dernier où elle a déclaré avoir atteint son quota. Les premiers adhérents sont désormais membres à vie et bénéficient de plusieurs avantages dont des rabais dans les boutiques « Pensée logique » sur WeChat.

La joie et l’embarras des nouveaux médias

Les gens qui travaillaient dans les médias traditionnels doivent beaucoup changer pour s’adapter aux médias citoyens. Wang Zanmei, directrice de la rubrique loisirs du Nanfang Metropolis Daily, est en fait l’animatrice cachée sur WeChat du « Cercle Shenba » consacré à la télévision et au cinéma. On dit que cela fait dix ans qu’elle n’a rien écrit. Mais en réalité, elle s’affaire tous les jours pour organiser la rédaction d’articles. Elle s’est rendu compte que les critères qui définissaient un bon ou un mauvais article dans les médias traditionnels ne sont plus conformes aux médias citoyens. Les lecteurs d’aujourd’hui aiment les articles qui sortent du commun.

C’est le sentiment que partagent tous ceux qui ont quitté les médias traditionnels pour travailler dans les médias citoyens. « Pour faire fonctionner une page WeChat, je ne travaille pas comme un rédacteur en chef, mais comme un directeur des ventes. », nous explique Zhang Hua, fondateur du compte WeChat « Institut commercial des adolescents ». Quels sont les traits marquants des lecteurs ? Le contenu de vos produits et de vos services répond-il aux besoins ? Les produits peuvent-ils être améliorés ? C’est en ces termes que réfléchit Zhang Hua. Avant d’ouvrir sa page WeChat, il était journaliste sur la finance. Le média citoyen qu’il a ouvert a déjà recueilli plusieurs millions de yuans d’investissement.

Faire de la publicité rebute souvent les nouveaux convertis au journalisme citoyen qui travaillaient dans les médias traditionnels auparavant. Ils sont souvent plus conservateurs et n’osent pas trop faire de la publicité. C’est ce qui est arrivé avec l’article Mon ami, peux-tu me prêter de l’argent ?. Prévu pour être une publicité camouflée pour une société de crédit, cet article raconte des anecdotes sur le thème de l’emprunt allant de William Shakespeare, jusqu’à l’écrivain chinois Qian Zhongshu. Certains lecteurs, pas dupes sur la véritable nature de l’article, se sont amusé de la timidité avec lequel celui-ci faisait la publicité de cette société.

Les médias citoyens attirent les gens qui travaillaient dans les médias traditionnels car ils sont plus libres d’expression et plus directs. Les médias citoyens leur permettent d’aborder des sujets et d’utiliser des moyens d’expression généralement interdits ou désapprouvés dans les médias traditionnels.

« Je me suis lancé dans le journalisme citoyen pour continuer à écrire. Je veux diffuser ce que je pense dans mon cercle d’amis, déclare Wu Xiaobo. Dans ce cercle restreint, l’interaction est beaucoup plus forte que dans la presse écrite, parce que l’on sait instantanément le nombre de lecteurs, on voit les commentaires et les réactions. En faisant le calcul avec les données, on peut voir que la diffusion par une page publique est vingt fois plus étendue que celle d’un média traditionnel. »

Parmi les sujets de prédilection de Wu Xiaobo sur sa page WeChat, c’est le management financier : « Ce thème fait défaut dans notre éducation à la maison et à l’école et c’est regrettable. C’est simple, de l’école primaire jusqu’à l’université, la question de l’argent est tabou. », nous fait remarquer Wu Xiaobo. Il estime qu’il a déjà dépassé le stade de satisfaire son public et qu’aujourd’hui, son travail en tant que jeune journaliste citoyen est surtout de garder le cap.

Le 8 novembre, l’université Tsinghua a invité Luo Beibei à venir participer à un débat. Le même jour, elle a écrit dans l’un de ses posts : « Aujourd’hui, c’est la fête des journalistes. Au cours de ces six derniers mois, je me suis souvent dit qu’il faut faire attention à ne pas tomber dans le panneau du « like ». Si l’on ne pense qu’au flux qu’engendrent nos publications, sans réfléchir sur ce que l’on souhaite vraiment exprimer, à quoi bon être encore journaliste ?

Elle s’inquiète aussi de ce qu’elle appelle « la dépense intellectuelle dans un travail à rythme rapide ». C’est pour cela qu’elle a ouvert une rubrique intitulée « Article recommandé » sur sa page WeChat où elle partage les articles qui lui plaisent. Elle s’engage à écrire un article « pur » par semaine, parce qu’elle craint de perdre ses capacités de rédaction et que WeChat ne devienne un démon engloutissant l’écriture.

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