CHINAHOY

9-June-2014

Liu Mingjiu : présenter la littérature française à la Chine

 

En 1981, Liu Mingjiu a rencontré Alain Robbe-Grillet dans le bureau de ce dernier. En 1981, Liu Mingjiu a rencontré Simone de Beauvoir chez elle. (PHOTO FOURNIE PAR LIU MINGJIU)

 

LU RUCAI, membre de la rédaction

Entretien avec Liu Mingjiu, cet amoureux de littérature française qui toute sa vie a cherché à partager sa passion avec les Chinois.

À 80 ans passés, Liu Mingjiu, stylo en main, poursuit sans relâche son étude de la littérature française.

Professeur et chercheur à l'institut de littérature étrangère relevant de l'Académie des sciences sociales de Chine, Liu Mingjiu est devenu président, puis président honoraire de l'Association chinoise d'étude de la littérature française. Il a révisé, traduit et écrit de nombreux livres en rapport avec la France, tels que les trois tomes de l'Histoire de la littérature française, Approchons-nous de Victor Hugo, Esquisses de Paris, Nouvelles choisies de Mérimée, Recueil de nouvelles de Maupassant, Collection des œuvres littéraires françaises du XXe siècle et Œuvres de Victor Hugo, dont quatre ont reçu des prix nationaux. En 2006, il a été élu « membre d'honneur à vie » de l'Académie des sciences sociales de Chine.

Il y a quelques mois, Liu Mingjiu a participé, en qualité de président du jury, à la sélection des « dix livres français les plus influents en Chine », lui qui toute sa vie durant s'est passionnément employé à introduire la littérature française en Chine.

Une vie consacrée à l'étude de la littérature française

En 1953, Liu Mingjiu a été admis à la faculté des langues occidentales de l'université de Beijing. À l'époque, seules trois langues y était enseignées : l'anglais, l'allemand et le français. « À l'école secondaire, j'ai étudié l'anglais. Mais je voulais apprendre une autre langue, pour enrichir mes compétences professionnelles. C'est ainsi que je me suis tourné vers le français, raconte Liu Mingjiu. Bien sûr, j'étais également depuis longtemps un fervent admirateur de la riche et splendide culture française. »

Liu Mingjiu a confié qu'à l'heure où il était étudiant, la Chine se tournait sur tout vers l'URSS. Ainsi, à cette époque, le marché du livre chinois était envahi de traductions d'œuvres littéraires soviétiques. En comparaison, les écrits françaises étaient bien moins publiés en Chine. La scène littéraire chinoise était plutôt monotone...

Quand Liu Mingjiu a obtenu son diplôme de fin d'études, la Chine était encore régie selon une économie planifiée. Les étudiants fraîchement diplômés n'imaginaient alors pas qu'ils pourraient travailler librement. « J'ai été recruté par un institut d'études littéraires de l'époque, plus précisément, dans le département d'édition se consacrant à la traduction et à la révision des théories littéraires classiques étrangères. Ainsi, j'ai pu m'engager à grandes enjambées sur la voie de l'étude de la littérature française », explique Liu Mingjiu. Le travail de toute ma vie !

Liu Mingjiu a pris en charge la rédaction de divers ouvrages dont Œuvres de Victor Hugo, Collection des œuvres littéraires françaises du XXe siècle et Collection des œuvres littéraires classiques étrangères. Actuellement, il achève de rédiger les 15 volumes des Œuvres de Liu Mingjiu. Lui-même se dit satisfait de son travail, quand depuis son bureau, il regarde les deux grandes bibliothèques, sur lesquelles sont alignés plus de 300 livres comportant ses écrits, traductions, compilations ou révisions.

« Dans le vaste jardin de la culture académique, je compte parmi les cultivateurs assidus : j'ai écrit un certain nombre de livres, j'en ai traduit d'autres, j'ai connu quelques succès. Toutefois, je sais bien que dans l'histoire, je ne suis qu'un cultivateur insignifiant », reconnaît Liu Mingjiu, dont son entourage connaît le caractère modeste. Mais Liu Mingjiu considère qu'il en profite plus ainsi : « Rien ne résiste à l'épreuve du temps. Tel que nous l'enseigne le mythe de Sisyphe poussant éternellement son rocher, ce qui importe dans la vie, ce n'est pas l'issue, mais la traversée. Il faut apprécier la persévérance et le travail acharné qui permettent d'avancer un peu plus chaque fois, source de joie et de soulagement. »

Revaloriser Sartre en Chine

Dans sa jeunesse, Liu Mingjiu a composé quelques textes qui ont fait sensation dans le milieu culturel. En 1978, il a dénoncé le point de vue littéraire radicalement gauchiste d'Andreï Jdanov et porté un nouveau regard sur la littérature occidentale du XXe siècle, une initiative qui a eu de grandes répercussions sociales. En 1981, il a publié Études de Sartre. À l'époque, Sartre était considéré comme une aberration, au même titre que les grosses lunettes noires et les pantalons à pattes d'éléphants. Pourtant, Liu Mingjiu s'est appliqué à traduire objectivement et intégralement l'œuvre de Sartre, pour mieux présenter cet auteur aux Chinois .

« Je ne suis pas le premier à avoir présenté Sartre à la Chine, mais le premier à l'avoir présenté de manière impartiale », a commenté Liu Mingjiu. En 1980, il a publié dans une revue un article intitulé Statut historique de Sartre, première analyse chinoise juste de Sartre, de ses accomplissements historiques et de ses réalisations littéraires.

« Études de Sartre a connu un fort retentissement au moment de sa sortie, en 1981. Quelques œuvres de Sartre étaient parues en Chine avant même que je m'y attèle, à savoir L'Être et le Néant ou encore La Nausée. Mais à cette période, Sartre était plutôt considéré comme un "porte-parole des impérialistes" en Chine, alors fortement influencée par l'idéologie soviétique. Dans le même temps, la "liberté totale" que prône la philosophie sartrienne était interprétée comme l'ennemi de la pensée collectiviste et du socialisme », explique Liu Mingjiu. Par son travail, Liu Mingjiu a aidé les Chinois à voir Sartre comme un écrivain accompli, intimement engagé à gauche dans les causes sociales, et à leur faire découvrir la philosophie de l'auteur, qui est applicable au contexte du socialisme.

Bien que le livre Études de Sartre ait été interdit dans le pays pendant un certain temps, la théorie sartrienne du libre choix est devenue très populaire, parce qu'elle correspondait justement à l'envie des Chinois de l'époque de manifester leur esprit d'initiative. Ainsi, les idées de Sartre étaient dans l'air du temps, bien qu'« à cette époque, même dans les plus hautes sphères de l'intelligentsia chinoise, presque personne ne lisait Sartre. » Liu Mingjiu considère que cette petite « histoire idéologique est la plus intéressante, la plus récente et la plus satisfaisante de l'ère chinoise de la réforme et de l'ouverture. »

Échanges avec le milieu littéraire français

Liu Mingjiu, qui a étudié la littérature française, a été invité en France, en 1981, en 1988. « En visite académique à Paris, chaque fois, j'ai été accueilli en roi. La partie français a fait tout son possible pour m'accueillir dans des conditions favorables, organisant pour moi des rencontres et entretiens avec les plus fameux écrivains contemporains français. » Liu Mingjiu énumère un à un les noms de ces érudits avec qui il a pu communiquer : Marguerite Yourcenar, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Michel Butor, Simone de Beauvoir, Hervé Bazin, Michel Tournier, Pierre Gascar, Philippe Sollers, Roger Grenier, Pierre Seghers, etc...

« Non seulement j'ai eu des contacts conviviaux et chaleureux avec ces grands maîtres littéraires et personnalités culturelles, mais j'ai tenu avec eux un dialogue savant approfondi. Ces rencontres restent au sein de ma carrière des épisodes particulièrement heureux et instructifs qu'il convient de chérir », a déclaré Liu Mingjiu. Il a retiré beaucoup de ses voyages en France, malgré leur faible nombre et leur durée limitée. À son retour en Chine, il a écrit trois livres dans lesquels il a partagé sa perception et ses idées sur l'ambiance de Paris et ses monuments : Dialogue avec Paris (rebaptisé Impressions de Paris la bohème puis J'ai rencontré les maîtres de la littérature française), L'eau sous le pont Mirabeau et Esquisses de Paris.

« Ces deux séjours en France m'ont également été d'une grande aide pour écrire Collection des œuvres littéraires françaises du XXe siècle, un pavé où sont présentés presque tous les grands hommes de lettres français du XXe siècle, ainsi que l'essence créative et les textes phares des divers courants littéraires de l'époque. » Un travail de deux à trois décennies que de composer ces 70 volumes, dont il a lui-même écrit la quasi-totalité des préfaces. D'après lui, « il est rare dans le monde actuel de transmettre d'un pays à un autre la littérature contemporaine de manière si complète. » L'influence de la littérature

Liu Mingjiu est persuadé que la littérature française a influencé la Chine. Par exemple, les philosophes des Lumières du XVIIIe siècle ont agi sur le cours de l'histoire chinoise. Au sortir du XIXe siècle, De l'esprit des lois de Montesquieu a été publié en Chine. À la fin de la dynastie des Qing, ce livre est devenu un ouvrage d'inspiration politique, voire un manuel, pour les groupes réformistes, prenant pour idéal politique le principe de la séparation des pouvoirs. Après l'introduction en Chine Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau, les doctrines politiques populaires du droit naturel et de la souveraineté au peuple ont trouvé un écho encore plus puissant en Chine. À la Révolution de 1911, ces principes étaient devenus les idéaux des classes révolutionnaires bourgeoises se battant pour la démocratie, une lutte qui a eu de profondes répercussions sur les générations futures. Sous la République de Chine, c'est davantage dans les cercles littéraires que s'est manifesté le rayonnement des écrits français sur la société chinoise. Beaucoup d'auteurs chinois ont grandi et mûri en se nourrissant de cette manne française. La réflexion et la créativité de certains auteurs chinois sont indissociables de l'influence de la littérature française. La sincérité qui se dégage des Confessions de Rousseau se retrouve chez plus d'une plume chinoise, notamment Ba Jin et Yu Dafu ! Les Essais de Montaigne ont guidé plusieurs générations de maîtres chinois de la prose, comme Zhou Zuoren et Liang Zongdai. Émile Zola a aussi directement inspiré nombre d'écrivains chinois, dont Mao Dun. Après la réforme et l'ouverture, la philosophie anticonformiste de Sartre s'est largement diffusée parmi l'élite intellectuelle chinoise.

Néanmoins, Liu Mingjiu admet qu'à l'heure actuelle, cette influence décroît : « Que ce soit en France ou en Chine, il n'y a pas actuellement de grand penseur ou grand écrivain qui se démarque. Dans le cas de la France, personne n'a pris la relève depuis Malraux, Sartre, Camus ou Yourcenar... »

Liu Mingjiu espère que la littérature continuera de prétendre au perfectionnement de soi-même, s'insinuera aisément et naturellement dans la réalité sociale, et permettra un vrai regard sur la société, l'existence humaine, un éclairage de la pensée, ainsi que l'appréciation des belles lettres.

Liu Mingjiu mène une vie humble. Avec sa femme, ils tentent néanmoins de transmettre leur savoir à celle qu'ils appellent leur petite-fille, malgré le manque de lien de parenté. « C'est la fille d'un couple de travailleurs migrants, mais elle est née sous ce toit et a toujours grandi auprès de nous. »

 

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