CHINAHOY

28-April-2014

Pas sérieux s'abstenir : l'émission « coups de cœur »

 

Le 11 novembre 2011, pour la journée des célibataires en Chine, l'animateur de Feicheng Wurao, Meng Fei, a animé une émission spéciale internationale.

 

ANAÏS CHAILLOLEAU, membre de la rédaction

«Que dirais-tu d'aller boire un verre ce soir ? », je demande à mon amie Anne-Sophie. Celle-ci me répond : « Oh non, désolée, mais là ce soir, je préfèrerais rester tranquillement chez moi : il y a Feicheng Wurao à la télé. »

Cette anecdote m'a amenée à penser que cette émission devait être extrêmement captivante. Et effectivement, chaque épisode, diffusé le samedi et le dimanche soir sur Jiangsu TV, réunit près de 40 millions de téléspectateurs ! Un chiffre qui n'inclut pas les nombreux internautes visionnant l'émission sur la toile après sa diffusion. Ainsi, Feicheng Wurao (traduit en français par Pas sérieux s'abstenir) se classe parmi les trois émissions de divertissement les plus populaires en Chine.

Une trame ordinaire

Pourtant, son concept semble basique : un programme destiné aux rencontres matrimoniales, à l'instar de notre ancien Tournez manège. Dans ce jeu, 24 jolies jeunes filles célibataires jugent un jeune homme au fur à mesure qu'on le leur présente. Devant elles, une lumière représentant leur « flamme » à l'égard du candidat masculin, qu'elles choisissent de laisser allumée ou d'éteindre après chacune des étapes au cours desquelles des vidéos présentent plus en détail le métier, les passions, les déboires amoureux du participant ou encore ce que pensent ses amis de lui. La partie s'arrête lorsque toutes les femmes ont éteint leur lumière. Si l'homme a su « entretenir la flamme », il est invité à choisir deux finalistes, à qui il posera quelques questions avant de procéder au choix final.

Des intrigues supplémentaires viennent pimenter l'émission. Le prétendant choisit dès son arrivée son coup de cœur féminin, révélé à la fin de l'émission, ce qui lui permet de faire la cour à la fille de ses rêves, que celle-ci ait ou n'ait pas gardé sa lampe allumée. Et inversement, une fille peut à chaque manche activer l'option « explosion de lumière », pour signaler sa forte attirance envers le candidat et ainsi rester en lice.

Feicheng Wurao est animée par un certain Meng Fei, un présentateur chinois qui s'est justement fait connaître à l'échelle du pays grâce à cette émission. Ce bon gaillard toujours souriant donne au programme un ton cordial et humoristique, l'agrémentant régulièrement de blagues. En revanche, les psychanalystes Le Jia et Huang Han présents sur le plateau, qui commentent vidéos et réponses des candidats, invitent à une réflexion sérieuse sur les sentiments et la vie de couple. Cet assortiment de sagesse et divertissement est entre autres l'une des recettes du succès de cette émission.

Un miroir grossissant de la société

Les programmes matrimoniaux ont eu leurs jours de gloire en France il y a quelques temps déjà, avec en pôle position Tournez manège, qui a rythmé les midis de bien des ménagères entre 1985 et 1993. Cette émission a été remise au goût du jour en 2009, mais faute d'audience, s'est arrêtée une année plus tard. Il semblerait que les Français, pour faire des rencontres, privilégient désormais la toile au petit écran, au point de se désintéresser de ce genre de divertissement. Seul L'Amour est dans le pré, qui joue sur la confrontation entre mondes urbain et rural, fait encore grimper l'audimat.

Mais en Chine, où le mariage est un sujet phare, cette tendance des programmes matrimoniaux ne mollit pas. Dès l'enfance, les Chinois sont sommés par leurs parents de trouver un bon partenaire. Fêter ses 30 ans sans être mariée pour une fille chinoise équivaut presque à une tragédie. Premièrement, parce que la Chine a toujours accordé une importance particulière à la famille et à la jeunesse. Deuxièmement, parce que traditionnellement, les Chinois vivaient dans une société patriarcale, où la femme n'était que l'ombre de l'homme : à sa naissance, une fille appartenait à son père ; après son mariage, elle passait aux mains de son mari. Ainsi une femme seule n'était pas reconnue. Troisièmement, du fait des politiques de contrôle des naissances mises en place dans les années 1970 (et assouplies récemment), la jeune génération en âge de procréer est majoritairement composée d'enfants uniques. Alors, ces derniers, qui seuls ont encore l'opportunité de perpétuer la lignée, sont d'autant plus soumis à la pression de leurs aïeux, désireux de chérir un petit-fils ou une petite-fille.

Toutefois, avec les progrès économiques et sociaux de la Chine, le nombre de shengnü (littéralement « femmes dont personne ne veut ») est croissant. C'est le surnom donné aux femmes qui ont poursuivi de hautes études, décroché un poste intéressant et bien rémunéré, mais qui à l'orée de la trentaine sont toujours célibataires. Elles se consacrent à leur carrière et ne prennent pas le temps de faire des rencontres, tout en se montrant de plus en plus exigeantes dans la sélection de leur conjoint.

Ainsi, cette émission met le doigt sur un phénomène social observé au quotidien dans la Chine d'aujourd'hui. Les jeunes téléspectateurs et téléspectatrices se reconnaissant dans ces candidats, pour la majorité dans la vingtaine ou la trentaine, en quête d'un compagnon ou d'une compagne pour la vie. C'est ce qui, d'après Anne-Sophie, explique le carton de Feicheng Wurao en Chine : « Peut-être beaucoup de jeunes femmes chinoises comme celles du plateau n'ont pas encore trouvé leur moitié, et cette émission les aide à dédramatiser. Les 24 femmes en compétition sont toutes belles et talentueuses. Théoriquement, elles ne devraient avoir aucun mal à trouver un mari, surtout en Chine où les hommes sont plus nombreux. Mais elles appartiennent à une génération plus exigeante, celle formée de femmes des villes éduquées et favorisées qui cherchent LE bon parti, quitte à se marier plus tard. »

Un programme qui pousse au débat

Malgré un décor aux couleurs criardes, des musiques parfois pleines d'énergie, parfois à l'eau de rose, et une ambiance surtout placée sous le signe de la rigolade, des signes qui tous laissent supposer que l'émission est un tantinet stupide, Feicheng Wurao ouvre donc une fenêtre sur la société chinoise actuelle. Une société avec ses qualités comme ses travers...

En 2010, la candidate de 22 ans, Ma Nuo, a marqué les esprits. Voulant tacler un prétendant qui lui proposait une romantique balade à bicyclette, la jeune fille vénale avait sorti le quolibet désormais célèbre : « Je préfère pleurer dans une BMW plutôt que de rire sur ton vélo ! » Cette phrase n'avait pas tardé à engendrer une polémique nationale : la nouvelle génération individualiste et matérialiste sacrifie les valeurs traditionnelles chinoises sur l'autel de l'argent. D'ailleurs, suite au scandale qu'avait soulevé la top model Ma Nuo, le gouvernement avait décidé de réagir. L'Administration d'État de la Radio, du Cinéma et de la Télévision (SARFT) a désormais son mot à dire lors du recrutement des candidats et censure les propos peu chastes ou contraires aux bonnes mœurs que tiennent de plus en plus les jeunes Chinois, émancipés et décomplexés. Il est en outre interdit de parler de sujets politiques sensibles, de religion ou encore d'astrologie (une « science » que certaines filles chinoises prennent très au sérieux). Ainsi, on est loin des programmes matrimoniaux occidentaux à la limite de la vulgarité comme Next par exemple…

Anne-Sophie commente : « Je ne comprends pas toujours le choix des participants. Surtout parce qu'il ne laisse pas de place au feeling comme on l'aime chez nous (le romantisme quoi !). Les filles semblent très pragmatiques et les hommes superficiels, c'est-à-dire que les filles choisissent les hommes ayant la meilleure situation tandis que les hommes aiment les filles jolies et pas trop bavardes ».

Elle doute de l'authenticité des faits et gestes se déroulant sur le plateau. Les Chinois, qui lui paraissent excessivement à l'aise, dressent parfois un portrait d'eux-mêmes semblant caricatural, insistant sur une caractéristique qui devient la métonymie de leur personnalité. Pourtant, d'anciens participants assurent dans diverses interviews que tout n'est que réalité, que seules quelques suggestions leur avaient été glissées. Cela dit, les postulants sont triés sur le volet : ne sont retenus que les jeunes gens au physique ravageur, au caractère spécial ou aux activités atypiques. « Ces filles ne sont pas stupides : elles sont là pour faire le show, pas pour inculquer des valeurs au public, poursuit Anne-Sophie. D'ailleurs, quand une remarque trop matérialiste fuse, ça fait vite le buzz sur Internet et on voit que les Chinois réagissent. Après tout, tel est peut-être le but de cette émission aussi : faire parler et réfléchir. »

La quête de l'amour ne connaît pas de frontières

Quand je demande à Anne-Sophie si un candidat lui a déjà tapé dans l'œil, elle me confie : « Un jour, il y avait ce Russe mignon, gentil, apparemment intelligent, et fort. Il avait tout pour plaire d'après moi, mais aucune fille n'avait gardé sa lumière allumée pour lui. Incroyable ! Moi qui croyais que les laowai (étranger en chinois) avaient du succès… »

Il faut savoir que cette émission, inspirée du programme australien Take me out, accueille autant les Chinois que les étrangers. Ouverte d'esprit, elle porte un regard sur la société dans toute sa diversité et témoigne du choc des cultures. La plupart du temps, les étrangers passent les premières épreuves avec brio, mais finissent par être éliminés à la fin. Plusieurs raisons viennent l'expliquer. Tout d'abord, certains jeux de questions-réponses peuvent mettre en relief des différences culturelles, portant généralement sur l'importance de la famille et le rapport à l'argent. À titre d'illustration, la majorité des filles chinoises s'attendent à ce que leur futur époux achète une belle propriété une fois la bague au doigt, une tradition chinoise qui n'est pas la norme dans les pays occidentaux. Ensuite, soulignons que l'étranger est loin d'être le gage d'une histoire sérieuse. Les Occidentaux notamment ont la réputation d'être plus frivoles dans leurs relations amoureuses, et je ne parle même pas des Français étiquetés langman (c'est-à-dire « romantique / libertin »). D'ailleurs, un trop grand nombre d'ex (disons, au-dessus de 5) peut constituer la cause d'un précoce « au revoir » de la part d'une Chinoise à un garçon. Et puis, il est fort probable qu'un étranger, même séduit par les « sirènes de l'amour », rentre un jour ou l'autre dans son pays d'origine. D'ailleurs, les étrangers qui participent à Feicheng Wurao le font avant tout par curiosité : être sous le feu des projecteurs dans un programme télévisé de son pays d'adoption, c'est une consécration, une aventure, une expérience ! Aucun d'entre eux ne pensait réellement y trouver sa moitié...

C'est ce que confie notamment dans une interview Justin Yang, un Américain avec des origines chinoises, qui malgré son statut d'étudiant, a eu la chance de repartir au bras d'une belle Chinoise dénommée Jiang Yu. Mais leur vraie rencontre n'aura duré que le temps d'une soirée, révèle-t-il au Daily Bruin, le quotidien de l'Université de Californie. Anne-Sophie fait remarquer : « Je ne pense pas que les couples qui se forment pendant l'émission durent la plupart du temps, d'autant plus que le voyage à la clé peut suffire à donner l'envie d'en ressortir accompagné. Mais le plus important, c'est que les candidat(e)s peuvent par la suite recevoir des courriers de téléspectateurs. »

Petite émission tournée dans la province du Jiangsu à l'origine, Feicheng Wurao a pris une telle ampleur que l'émission va désormais chercher des candidats par-delà les frontières du pays. Ainsi, des éditions sont dédiées aux pays d'outre-mer. Après celles consacrées à l'Australie, aux États-Unis puis à l'Angleterre, ce fut au tour de la France d'être mise à l'honneur en juin 2012. Ce prime, soi-disant « le plus romantique » de tous, avait capté 4 % de l'audimat chinois, un record depuis le début de l'année 2012.

Et bien qu'il s'agisse du plus populaire, Feicheng Wurao est loin d'être le seul programme matrimonial qui touche au cœur les Chinois. Take me Out, One out of 100, Let's Go On a Date, Run for Love… : ils envahissent le paysage audiovisuel du pays ! Sûrement faut-il avoir recours à la pluralité pour trouver l'unique… Car dorénavant en Chine, tous les moyens sont bons pour dénicher la perle rare : télévision, Internet, les rencontres arrangées par les parents ou amis ; les speed datings, les 8-minutes datings, les rendez-vous de masse (thousand-person dating), peut-être même les bouteilles jetées à la mer pour les plus désespérés... Et vous, si ce n'est pas déjà fait, comment trouverez-vous l'élu(e) de votre cœur ?

 

La Chine au présent

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