CHINAHOY

29-October-2014

Situ Shuang : ambassadrice de culture

 

À 80 ans, Situ Shuang déborde de vigueur et de joie. (YU JIE)

 

MA HUIYUAN, membre de la rédaction

« Dans les échanges internationaux, l'étendue des connaissances personnelles et le sens de l'esthétique d'un individu reflètent le niveau culturel de toute la nation dont il provient. En cela, il nous faut donc, nous Chinois, non seulement maîtriser notre culture traditionnelle, mais aussi connaître les classiques de l'art occidental qui sont réputés dans le monde entier. Il ne suffit pas d'être un pays riche et puissant pour s'avérer digne d'une estime universelle. Il faut s'assurer plutôt d'être un pays riche au peuple cultivé et raffiné », commente Situ Shuang, qui toute sa vie a œuvré au dialogue culturel entre l'Orient, l'Occident et le monde arabe.

Fille du célèbre peintre chinois Situ Qiao et veuve de l'ancien ambassadeur chinois au Maroc Wan Yongxiang, Situ Shuang se montre très loquace lorsqu'il s'agit de discuter de culture chinoise, d'art occidental ou de diplomatie.

C'est dans son appartement dans le sud de Beijing que Situ Shuang nous a chaleureusement reçus. Dans son salon, sur un meuble antique chinois, sont soigneusement disposés d'exquis objets arabes : une splendide théière (cadeau offert par le roi du Maroc), des flacons de parfum dégageant des effluves propres au Moyen-Orient, des sculptures faites de peau de chameau... Dans le bureau, sur des grandes étagères, sont alignés une rangée de livres, la plupart en français ou en anglais. Y loge encore, dans un coin, un piano droit. « Tous les jours, j'en joue pendant environ deux heures. Et je fais aussi de la natation quotidiennement. » Sur le mur en face, sont accrochées un florilège de photos encadrées qui témoignent des grands moments qu'elle a vécus dans sa vie : du jour où le roi Mohammed VI du Maroc lui a remis en main propre le titre de Chevalier de l'ordre du Ouissam alaouite, au jour où elle a reçu la distinction de l'ordre français des Palmes académiques.

Apprendre le français

Situ Shuang est née en 1935 d'un père peintre, Situ Qiao, et d'une mère écrivain, Feng Yimei.

Fuyant les guerres qui faisaient rage, c'est en proie à l'exil que Situ Shuang a passé son enfance : de Beijing, la famille a déménagé à Nanjing ; puis de Birmanie, est partie à Singapour. Elle a grandi en entendant toute sorte de langues et d'accents, ce qui a formidablement développé son oreille. De nos jours, elle parle mandarin, cantonais, anglais, français, et même un peu espagnol. Et à 80 ans, elle compte encore s'atteler à l'italien. « Je crois qu'une langue est telle une chanson. Il suffit de bien saisir et imiter tant sa mélodie que son rythme caractéristiques pour en retirer l'essence. »

En 1950, les parents de Situ Shuang sont rentrés des États-Unis pour s'installer en Chine. Situ Shuang habitait alors à Hong Kong avec ses sœurs chez leur grand-mère maternelle. Toutes quatre ont suivi le couple pour se rendre à Beijing. Ayant terminé ses études au collège à Hong Kong, Situ Shuang est entrée à 15 ans au Lycée pour filles n°12 de Beijing (dénommé Bridgeman Girls' School à sa fondation en 1864, rebaptisé aujourd'hui Lycée n°166 de Beijing). En 1953, Situ Shuang a été admise à la faculté de français de l'université des Langues étrangères de Beijing. « Deux personnes m'ont profondément inspirée au début de mon apprentissage du français. La première s'appelait Mme Shmeleva. Elle venait d'Union soviétique et était notre enseignante. Cette experte en phonétique parlait un français impeccable. Mme Shmeleva était très exigeante envers notre prononciation, nous corrigeant à chaque syllabe. Cette intransigeance m'a permis d'acquérir des bases solides. Le second est un des comédiens les plus renommés français, répondant au nom de Gérard Philipe. À l'époque, la Chine et la France n'avaient pas encore établi de relations diplomatiques, de sorte qu'aucun Français ne résidait en Chine. Toutefois, Gérard Philipe a effectué dans ce pays une visite amicale, qui l'a conduit jusque dans notre université. C'était le premier Français que je voyais. Il nous a récité des fables de La Fontaine. C'est à travers sa présentation prestigieuse que nous avons pu pour la première fois apprécier véritablement la beauté de la langue française, que nous avons pu en distinguer toute la finesse. Il a offert à notre établissement nombre de disques en français qu'il avait enregistrés. Grâce à eux, j'ai eu l'occasion d'imiter le « vrai » français : j'en ai profité pour d'abord répéter puis m'enregistrer afin de comparer par la suite. Quelques années plus tard, quand je suis allée pour la première fois en France, les Français me disaient souvent que je n'avais point d'accent et certains pensaient même que j'avais vécu longtemps en France, ils avaient du mal à croire que mon français avait été entièrement appris en Chine. Mais c'était vrai ! Ce compliment, je le dois certainement aux deux âmes que je viens de citer. »

À la fin de ses études universitaires, grâce à ses notes excellentes, Situ Shuang a été recrutée par son université en tant que professeur. Parmi ses étudiants, a figuré entre autres Kong Quan, ambassadeur précédent de Chine en France. Dans les années 80, le président François Mitterrand a lancé un programme destiné à promouvoir vigoureusement le français en Chine. Le projet en question est intitulé « Entrée Libre » dont Situ Shuang s'est chargée de rédiger le manuel. Obtenant une bourse d'études dans ce cadre en 1986, elle a passé une année à Paris et elle en a profité pour s'inscrire à la faculté d'histoire de l'université Paris-Sorbonne (Paris IV) ainsi qu'à l'École du Louvre en travaillant en même temps sur le projet « Entrée Libre », car elle estime que « La langue est un outil, telle une clé qui permet d'ouvrir les portes d'un certain domaine. Pour ma part, je suis surtout intéressée par l'art. Ce fut une année très chargée ! Je n'avais pas une minute de libre. Néanmoins, ce fut une année extrêmement fructueuse. » Situ Shuang a choisi pour thème de sa thèse de doctorat L'influence de la Chine sur la décoration et l'iconographie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, car à cette époque-là, le style chinois appelé « chinoiseries » était très en vogue en France et dans toute l'Europe, nombre d'auteurs occidentaux ont traité le thème, mais jamais un érudit chinois n'avait abordé ce sujet. Du coup sa thèse s'est avérée un franc succès.

 

En 2002, sa Majesté Mohammed VI remet la récompense de Chevalier de l'ordre du Ouissam alaouite à Situ Shuang.

 

Diffuser la culture chinoise

De 1987 à 1993, Situ Shuang était avec son mari Wan Yongxiang, alors ambassadeur chinois au Maroc. Wan Yongxiang savait parler anglais et arabe, tandis que son épouse Situ Shuang parlait couramment anglais et français. Le Maroc étant un pays arabe anciennement colonisé par la France, cette combinaison de langues leur permettaient de communiquer librement avec les différents milieux du pays : de la famille royale jusqu'aux simples citoyens ainsi que les divers ambassadeurs affectés à Rabat. Ils se sont fait beaucoup d'amis au Maroc. Situ Shuang y a popularisé le tai-chi et y a enseigné le français aux femmes d'ambassadeurs des pays non-francophones. Mieux encore, elle s'est efforcée à promouvoir la culture chinoise au Maroc.

« Un jour, une exposition itinérante présentant au monde une trentaine d'imitations de bronzes anciens chinois a eu lieu au Maroc. Quand ces répliques sont arrivées, elles ont été exposées de façon rudimentaire, sans explication additionnelle. Je me suis dit que c'était vraiment du gâchis. La Chine possède une tradition des bronzes anciens hors pair. Une simple exposition est bien loin de pouvoir dévoiler et diffuser toute sa richesse. J'ai donc proposé de donner des conférences en français sur ce sujet. Une idée qui a vivement bénéficié du soutien de mon mari », raconte-t-elle.

Citons l'exemple d'une autre exposition itinérante présentant des copies des statues de guerriers et chevaux en terre cuite retrouvées dans le tombeau de l'empereur Shihuangdi des Qin (259-210 av. J.-C.). Cette fois-ci une équipe de l'ambassade s'est chargée de transporter en camion ces imitations du nord au sud du pays, en faisant escale dans presque toutes les villes avec des commentaires en francais faits par Mme Situ, au point que l'ancien ambassadeur marocain en Chine, M.Kiri Kasem, s'est exclamé : « L'épouse de l'ambassadeur de Chine à la tête de l'armée en terre cuite du premier empereur a conquis le Maroc! »

Les conférences de Situ Shuang ont permis aux Marocains de voir de près et de mieux comprendre ces merveilles chinoises. En fait, pendant son séjour de six ans au Maroc, une trentaine d'interventions de Situ Shuang qui de Tanger jusqu'à Tantan (de la Méditerranée jusqu'au bord du Sahara) ont reçu d'heureux échos et ont fait sensation à travers le pays. De la famille royale aux étudiants marocains, tout le Maroc succombait au charme de la culture chinoise.

Les Marocains disaient alors qu'ils avaient deux ambassadeurs de Chine : Wan Yongxiang, ambassadeur politique ; et Situ Shuang, ambassadrice de culture. Au moment de leur départ, le roi du Maroc d'alors, Hassan II, a décerné à Wan Yongxiang le ruban de la Médaille commémorative du Maroc. Neuf années plus tard, le nouveau roi du Maroc, Mohammed VI, à l'occasion d'une visite officielle en Chine, a attribué à Situ Shuang la récompense de Chevalier de l'ordre du Ouissam alaouite. « Lors de la visite de Mohammed VI en Chine en 2002, deux Chinois ont eu l'honneur de recevoir une décoration décernée par le roi en personne : le président de l'Association islamique chinoise Chen Guangyuan et moi, narre-t-elle. J'étais très touchée ! »

Après avoir quitté le Maroc, sur l'invitation du département d'histoire de l'art de l'université d'Ottawa, Situ Shuang s'est rendue au Canada pour enseigner l'art chinois, cours spécifique sans précédent dans ce département (jamais l'art chinois n'avait été enseigné dans ce département). Elle a aussi introduit ce même cours à l'université de Montréal. Par ailleurs, elle livrait régulièrement des conférences dans diverses universités canadiennes.

Œuvrer à l'enseignement de l'art

Dès son retour à Beijing, Situ Shuang a constaté que l'éducation artistique faisait gravement défaut en Chine. « La plupart des Chinois adultes, même certains diplomates, ne possédaient pas les connaissances générales sur l'art que maîtrisent pourtant les écoliers occidentaux. C'est navrant, surtout pour quelqu'un impliqué dans des affaires diplomatiques, lance-t-elle. L'art n'a pas de frontières. Par l'étude des cultures et des arts du monde, nous ouvrons nos horizons et devenons plus magnanimes. Ainsi, les échanges artistiques sont essentiels. » En revanche, Situ Shuang estime que les Chinois sont passionnés d'art occidental, car où que se tiennent ses conférences (maisons de retraite, universités...), le public se montre chaleureux au rendez-vous. Situ Shuang n'épargne aucun effort pour populariser l'art, sans se soucier de la rémunération. « J'ai envie de consacrer toute mon énergie pour faire connaître l'art dans toute sa diversité », exprime-t-elle.

Loin de se lancer dans des laïus ennuyeux lors de ses conférences, elle raconte plutôt des petites histoires sur l'art pour captiver l'auditoire. « J'ai visité un nombre impressionnant de musées dans le monde, d'où je tire un savoir à la fois concret et intuitif de l'art et des œuvres. La maîtrise de l'anglais et du français me permet également de parcourir des livres étrangers sur ce thème. Cela m'est un grand avantage », nous explique Situ Shuang. De plus, elle enrichit sans cesse le contenu de ses discours, essayant de les rendre toujours plus vivants. « Il ne s'agit pas des cours spécifiques que je dispensais aux étudiants en histoire de l'art, mais d'une intervention en vue de cultiver l'intérêt artistique et le goût esthétique du peuple », estime-t-elle.

Prendre soin de sa santé et de son mental

De nos jours encore, Situ Shuang déborde de vigueur et de joie, des qualités qui ont pris racine dans sa persévérance impérissable. « Au cours de ma longue existence, j'ai fait face à deux grandes épreuves, analyse-t-elle. La première, ce fut en 2007, quand les médecins m'ont diagnostiqué un cancer du sein en phase terminale. La deuxième m'a frappée il y a trois ans : mon mari est décédé subitement. Nous venions de célébrer nos noces d'or. À l'occasion du 50e anniversaire de notre mariage, nous étions allés dans sa ville natale pour rendre visite aux membres de sa famille et à ses amis proches. Le destin lui a laissé cette dernière occasion, semble-t-il. Après sa mort, j'ai sombré dans une amère période de tristesse... »

Après l'annonce de son cancer, Situ Shuang a subi des séances de chimiothérapie et lutté avec une volonté de fer contre la maladie. Cette même année, elle s'est remise au piano et a traduit en chinois deux livres étrangers : De l'art du bonheur et Rêves de femmes. Dans la postface de sa traduction de l'ouvrage De l'Art du Bonheur, elle a écrit : « J'ai frôlé la mort. Cette expérience m'a appris une leçon : peu importe les difficultés que l'on rencontre dans la vie, il ne faut jamais perdre espoir. Il faut poursuivre sans cesse sa quête du bonheur. Si l'on s'en tient à ce principe, la félicité s'installera d'elle-même. »

Par sa ténacité, elle a finalement vaincu le cancer. Aujourd'hui, elle affirme même en souriant : « J'ai presque oublié cette période douloureuse. Actuellement, on cherche par tous les moyens à rester en bonne santé. À vrai dire, ce qui est le plus important, c'est de prendre soin de son mental. En prenant plaisir à apprécier l'art et l'aspect esthétique des choses, nous nous sentons plus heureux. C'est pourquoi les amateurs d'art affichent un indice de bonheur plus élevé que les autres et vivent jusqu'à deux fois plus longtemps. Toute personne, quel que soit son âge, mérite ainsi de jouir de cette douce forme d'allégresse. »

 

La Chine au présent

Liens