CHINAHOY

30-September-2015

Observations sur le défilé militaire chinois

 

Défilé des véhicules porte-missiles sol-air.

 

Qu'impliquait le défilé militaire qui a eu lieu le 3 septembre à Beijing et quelles sont les observations que l'on peut en tirer sur le plan géopolitique ? Analyse.

ZHENG RUOLIN*

La Chine est un pays particulièrement attaché à ses coutumes. Par tradition, elle organise, tous les cinq ou dix ans, une parade militaire en célébration de la Fête nationale le 1er octobre. Mais cette année, c'est le 70e anniversaire de la victoire de la Guerre de résistance contre l'agression japonaise que le gouvernement chinois a décidé de célébrer solennellement, en tenant un grand défilé militaire auquel furent invités des dirigeants et troupes étrangers. C'est là un événement rompant avec l'ordinaire, qui reflète amplement les préoccupations et les inquiétudes de la Chine vis-à-vis du devenir de la situation internationale ainsi que de l'évolution de ses relations avec le Japon et les États-Unis. Il montre aussi que l'ordre mondial d'aujourd'hui semble s'orienter vers une nouvelle bipolarité. Durant les deux décennies qui ont suivi la guerre froide, ni le « monde unipolaire » dominé par les États-Unis, redouté par le plus grand nombre, ni le « monde multipolaire », prédit et espéré par les stratèges de diverses nationalités, n'ont émergé. En revanche, une tendance à la « quasi-guerre froide » se fait de plus en plus sentir, la planète se divisant cette fois-ci sur le plan financier.

Aujourd'hui, une fois de plus, l'histoire est à la croisée des chemins. Quelle route empruntera notre monde ? C'est un problème qui affectera notre sort à tous comme celui des générations futures. Par conséquent, il nous faut considérer avec attention ce moment historique.

Pourquoi le défilé militaire ?

Les raisons qui ont poussé la Chine à prendre cette décision sont très claires. Le gouvernement de Shinzo Abe suit manifestement la tendance du révisionnisme et du négationnisme, c'est-à-dire qu'il nie ou passe sous silence les atrocités de la guerre déclenchée par le Japon et les crimes commis par les militaires japonais à cette époque. La politicienne japonaise Junko Mihara est allée jusqu'à prôner ouvertement, le 16 mars dernier, le concept Hakkō ichiu (« tout le monde sous un même toit »), slogan utilisé par l'Empire du Japon sous la Seconde Guerre mondiale pour glorifier la « guerre de la Grande Asie orientale ». Ces termes connotent encore la guerre d'agression que le Japon a menée et son ambition passée de dominer le monde. Ils sont d'ailleurs interdits dans les documents officiels. Difficile de nos jours d'imaginer un parlementaire allemand osant prétendre que les peuples germaniques forment effectivement la « meilleure nation du monde ». Pourtant, c'est ce genre de phénomène qui a lieu au Japon. Le premier ministre japonais Abe a reconnu publiquement qu'il n'avait pas lu la Déclaration de Potsdam, le document qui précise que le Japon est à l'origine de la guerre et qui exhorte ce dernier à se rendre officiellement. Shinzo Abe a déclaré le 14 août dernier, veille de la date anniversaire de la reddition du Japon : « Nous ne devons pas laisser nos enfants, petits-enfants et les générations suivantes, qui n'ont rien à voir avec la guerre, être prédestinés à s'excuser. » Ses propos, qui visent à rejeter la responsabilité du Japon face à la guerre, sont révélateurs des vraies intentions du gouvernement japonais. Aussi, en dépit de l'opposition publique, le gouvernement d'Abe a fait adopter un projet de loi sur la sécurité qui octroie au pays le droit d'envoyer des troupes à l'étranger. Contraire aux dispositions de la Constitution pacifiste du Japon, l'entrée en vigueur de ce texte constitue un premier pas sur la voie du militarisme. Cela prouve que le spectre du Hakkō ichiu ne hante plus seulement le milieu idéologique, mais guide également l'exercice du pouvoir. Victime dans le passé de la barbarie des militaristes japonais, naturellement, la Chine se tient aujourd'hui sur ses gardes.

Alors que le militarisme fait son grand retour au Japon, les États-Unis, le pays hégémonique par excellence, s'inquiètent de la montée historique de la Chine. D'où la collaboration nippo-américaine qui naît pour contenir les actions de la Chine. Dans ce contexte, la Chine doit faire très attention aux messages qu'elle délivre, pour éviter tout malentendu avec l'étranger. On peut donc dire, en quelque sorte, que la tenue de ce grand défilé militaire était la seule option possible pour avertir toute nation belliqueuse potentielle qu'elle perdrait face à la Chine.

Il faut souligner que la Guerre de résistance contre l'agression japonaise fut le premier conflit remporté par le peuple chinois face à des forces étrangères depuis la Guerre de l'Opium de 1840. Par conséquent, cette parade militaire, organisée à ce moment historique, revêtait deux fonctions : unir plus étroitement le peuple et rehausser son moral ; rappeler à la communauté internationale le rôle considérable qu'a joué le théâtre de batailles d'Extrême-Orient dans l'issue victorieuse de la Seconde Guerre mondiale. Dans ces conditions, dire que ce défilé prenait pour cible un pays en particulier serait tout bonnement mesquin. Au contraire, l'objectif était de prévenir tout agresseur potentiel que le peuple chinois se tient prêt, si nécessaire, à défendre résolument son pays.

Depuis l'avènement de l'époque moderne, le Japon tente de barrer la route à la Chine. De la première à la seconde guerre sino-japonaise, le Japon a enrayé manu militari le processus d'industrialisation enclenché en Chine. Actuellement, à l'heure où la troisième industrialisation touche à sa fin en Chine, l'orientation stratégique du Japon envers la Chine constitue un problème qu'il ne faut pas prendre à la légère.

Bien que le Japon ait ratifié, après la guerre, une Constitution pacifiste (l'État renonçant à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation), il conserve son modèle impérial, symbole de la guerre. Cette situation n'est pas sans influence sur le Japon d'aujourd'hui. Presque tout l'arsenal de guerre du Japon reste intact. Par rapport à l'Allemagne, où le nazisme a été éradiqué, le Japon garde pour l'essentiel son ancienne organisation sociale, y compris ses chaînes de production d'armement. D'ailleurs, Nissan, Mitsubishi et d'autres entreprises, qui avaient soutenu la guerre en fournissant du matériel militaire, opèrent toujours sur les marchés aujourd'hui.

Le procès de Tokyo n'est pas comparable à celui de Nuremberg, mené de manière beaucoup plus approfondie. La grande majorité des crimes commis par les militaires japonais ne furent pas jugés. La fameuse opération « Golden Lily » fut à peine mise en cause. Elle avait pour but, grosso modo, de piller les richesses de la Chine et des pays d'Asie du Sud-Est pour que celles-ci soient réinvesties en faveur de l'expansion militaire du Japon. Selon le livre Gold Warriors : America's Secret Recovery of Yamashita's Gold, co-écrit par Sterling et Peggy Seagrave puis publié en 2005 après 18 années d'enquêtes, le Japon pilla l'équivalent de 100 milliards de dollars. Ce vol est resté impuni après la guerre (une partie du butin a été récupérée par la CIA et a servi de source de financement pour la guerre froide). Ainsi le Japon en a-t-il profité de son côté pour réécrire l'histoire à sa guise et nier ses crimes de guerre perpétrés pendant la Seconde Guerre mondiale.

Plus triste encore : le Hakkō ichiu, concept qui prônait la supériorité de la nation japonaise et l'expansionnisme militaire de l'Empire, n'a pas été totalement démantelé comme le nazisme.

Tout cela est à mettre en lien avec l'attitude des États-Unis qui défendent le Japon, potentiel allié, depuis la guerre froide. Désormais, nous devons sommer les autorités japonaises de reconsidérer cette période de leur histoire, de procéder à un examen de conscience plus approfondi et de présenter des excuses sincères. C'est une condition préalable à la paix future en Asie.

Avouons que le Japon est doué pour se présenter sous un jour favorable. En soulignant que sa Constitution pacifiste a été élaborée après la guerre par les forces d'occupation, et que ses villes Hiroshima et Nagasaki ont été rasées par la bombe atomique, le Japon a réussi à faire croire à l'opinion publique, en Europe et ailleurs, qu'il était une victime plutôt qu'un coupable dans la guerre. Résultat : nombre de peuples dans le monde se positionnent en faveur du Japon. La Chine doit prêter une grande vigilance à ce phénomène pour s'y opposer vivement.

Le défilé militaire à l'occasion de la Journée de la victoire de la Guerre de résistance contre l'agression japonaise était également un moyen de faire connaître aux peuples du monde entier, notamment aux Occidentaux, les réalités suivantes :

Premièrement, depuis 70 ans que la guerre est finie, les autorités japonaises n'ont jamais formulé de vive voix des excuses sincères à la Chine, ni admis explicitement que le Japon est celui qui avait déclenché le conflit. De même, elles s'obstinent à nier les abominables exactions commises par leur armée en Chine, notamment le massacre de Nanjing, les attaques bactériologiques de l'Unité 731 et l'asservissement de « femmes de réconfort » pour les soldats japonais. Peu conscients de la violence extrême de cette guerre, des membres du gouvernement et de la Diète japonaise s'entêtent à effectuer des visites au sanctuaire Yasukuni, lequel rend hommage aux Japonais tombés dans la guerre, dont plusieurs criminels de la Seconde Guerre mondiale condamnés à mort. Deuxièmement, avec le soutien tacite des États-Unis, le Japon continue de revendiquer des terres à tous ses pays voisins : les îles Kouriles à la Russie, les îles Dokdo à la Corée du Sud et les îles Diaoyu à la Chine. Les îles Ryu Kyu sont également source de problèmes. À titre de comparaison, bien que l'Allemagne eût perdu 120 000 km² de territoire après la Seconde Guerre mondiale, elle n'est pas impliquée aujourd'hui dans des contentieux territoriaux avec les pays limitrophes. Dans ce contexte-là, le gouvernement au pouvoir cherche encore à modifier la Constitution pacifiste japonaise, ce qui pousse les pays voisins à se poser sérieusement cette question : le Japon a-t-il vraiment renoncé à son plan d'expansion militaire ?

Après avoir pris la décision d'organiser une parade militaire pour le 70e anniversaire de la fin de la guerre, la Chine a adressé des invitations à 51 pays, dont le Japon, preuve que cet événement était avant tout un sincère appel au maintien de la paix. Hormis le Japon et les États-Unis, les 49 autres États ont répondu positivement. Le désintérêt du Japon et des États-Unis ainsi que l'absence des chefs des États européens aux commémorations mettent en évidence le fait que le monde actuel se scinde de plus en plus nettement en deux camps : d'un côté, la Chine, la Russie et le reste des BRICS ainsi que des pays en développement en Asie, en Afrique et en Amérique latine ; de l'autre, les États-Unis, le Japon, les membres de l'UE, l'Australie et autres pays développés. L'interrogation suivante vient donc à l'esprit : cette situation est-elle la phase embryonnaire d'une nouvelle guerre froide ?

Tout amateur de bridge sait qu'il a pris une bonne carte lorsque son adversaire se sent mal à l'aise lors du pli. Dans ce « jeu » des 51 invitations, celle du Japon était justement une très bonne carte. Cela rappelle l'invitation que le président Chirac avait fait parvenir en 2004 au chancelier allemand Gerhard Schröder à l'occasion du 60e anniversaire du débarquement en Normandie. En cette année importante, la France et l'Allemagne avaient tourné une page de leur histoire. Il va sans dire qu'à l'époque, l'Allemagne avait déjà reconnu l'ensemble des crimes commis par les Nazis pendant la guerre et avait présenté ses profondes excuses à tous les pays qu'elle avait envahis. Si le Japon avait répondu présent à l'invitation de la Chine, il aurait dû faire le point sur son attitude pendant la guerre et demander pardon expressément aux pays victimes. Ainsi, la Chine tendait au Japon un « rameau d'olivier ». Échec et mat pour le Japon...

Si les politiciens japonais avaient fait preuve d'assez de sagesse et d'audace, ils auraient sauté sur cette occasion historique. Mais à vrai dire, le Japon n'était pas en mesure d'accepter ce « rameau d'olivier ». D'une part, pour l'heure, on ne peut pas dire de ce pays qu'il soit véritablement indépendant. L'influence qu'exercent les États-Unis sur la politique étrangère du Japon se mesure à tous les étages et joue même un rôle déterminant dans les affaires politiques intérieures nippones. N'avez-vous pas remarqué que presque tous les hommes politiques japonais plaidant pour l'amitié nippo-chinoise ont été ostracisés ? La politique étrangère du Japon, en particulier sur les affaires qui ont trait à la Chine, obéit aux vues des États-Unis : c'est un fait qui saute aux yeux ! Si le Japon avait, en quelque sorte, repris confiance en lui dans les années 1970-1980, époque de plein essor économique, les Accords du Plaza conclus avec les États-Unis l'avaient cependant rejeté sans tarder dans une stagnation économique prolongée, de sorte qu'aujourd'hui, le Japon n'a plus le courage, ni même la volonté, de dire « non » à Washington. Depuis la fin du siècle dernier, le Japon est une « Angleterre asiatique » au service des États-Unis.

D'autre part, comme signalé précédemment, le Japon n'a pas procédé à un examen de conscience approfondi sur son passé. Preuve en est lorsque la société et les milieux politiques japonais contestent et réécrivent l'histoire du procès de Tokyo.

 

Passage des hélicoptères au-dessus de la place Tian'anmen.

 

Pourquoi ce refus de Washington et Tokyo ?

Le fait que le Japon ait décliné l'invitation de Beijing montre que les frictions entre le gouvernement d'Abe et la Chine sont de nature stratégique et s'inscrivent dans la durée. Si, d'une part, un conflit ou une divergence de vues opposait la Chine et les États-Unis, le Japon n'hésiterait pas à se ranger du côté de l'Oncle Sam, comme il l'avait déjà fait à propos des questions sur la mer de Chine méridionale ou la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures (AIIB). D'autre part, si un conflit d'intérêt stratégique devait éclater entre nos deux pays, le Japon ne chercherait certainement pas à trouver un compromis. Nous ne devons plus nous bercer d'illusions : désormais, il n'est plus possible d'appliquer le principe consistant à mettre de côté les litiges territoriaux pour exploiter les ressources en commun. Pourtant, ce sont les intérêts fondamentaux de toute l'Asie qui sont en jeu ! En effet, l'amitié sino-japonaise est un préalable à la garantie de la paix sur le continent asiatique. Mais l'histoire dépasse parfois le cadre de la volonté humaine. Ainsi, les relations sino-japonaises dépendent dans une large mesure de l'état des relations sino-américaines. Si un différend apparaissait entre la Chine et les États-Unis, le Japon prendrait parti pour les États-Unis. Et il est fort possible qu'un tel problème surgisse à l'heure actuelle. Par conséquent, comment surmonter les défis que pose le Japon ? C'est une vieille question toujours d'actualité pour la Chine.

De même, en refusant de venir à Beijing, le président Obama a envoyé un signal clair. Il serait fantaisie d'affirmer que Washington a décliné l'invitation de la Chine par crainte d'offenser le Japon. Effectivement, le Japon est pour les États-Unis son troisième partenaire commercial et son deuxième (voire premier) créancier. De fait, à l'heure où les États-Unis opèrent leur « retour en Asie », le Japon représente leur meilleur allié dans la région. Toutefois, les raisons de l'absence américaine au défilé de Beijing sont à chercher au-delà de cette soi-disant volonté de ne pas froisser le Japon. Car n'oublions pas : les États-Unis ont actuellement 100 000 soldats stationnés au Japon. En réalité, ce sont eux qui guident la politique étrangère du Japon. Le livre américain intitulé Le Chrysanthème et le sabre a décrit les Japonais comme étant un peuple qui opprime les faibles et craint les forts. En conséquence, les États-Unis, pays le plus puissant au monde, n'ont pas peur de s'attirer les foudres du Japon. S'ils ne sont pas venus à Beijing, c'est uniquement parce qu'ils ne voulaient pas saluer les progrès de la Chine sur le plan militaire.

Tenir une parade est un moyen particulier de célébrer une victoire passée, puisque la cérémonie dévoile nécessairement le potentiel militaire du pays organisateur. Selon le quartier général de l'armée chinoise, 84 % des armes et équipements qui ont défilé étaient présentés pour la première fois au grand public. D'un point de vue objectif, cette démonstration de force a un effet dissuasif sur les éventuels adversaires. De nos jours, la Chine est peut-être le seul pays ayant la force suffisante pour défier l'hégémonie américaine (sans pour autant avoir l'intention de le faire, cela étant une autre histoire). Alors, pour quelle raison le président américain aurait-il pu vouloir siéger aux côtés du président chinois en pareil moment ?

Peut-être parce que ce sont les États-Unis qui se sont taillé la part du lion sur la croissance chinoise pendant la trentaine d'années de réforme et d'ouverture. Alors que la Chine, autrefois « usine du monde », est devenue la deuxième entité économique de la planète, les États-Unis, premier investisseur et actionnaire, sont devenus le principal bénéficiaire des profits générés par le progrès économique de la Chine. Prenons l'exemple des portables Apple : la Chine, « usine » qui les fabrique, ne se fait que 1,8 % de marge sur les ventes, tandis que les États-Unis empochent 58,5 % des bénéfices. Néanmoins, la Chine, maintenant deuxième puissance économique mondiale, dérange de plus en plus les États-Unis, notamment parce que Beijing maintient fermement sa souveraineté financière, phénomène que je vais décrire ci-après.

Et les pays européens alors ?

Ce n'est pas non plus un hasard si les pays européens n'ont pas envoyé de hauts représentants à Beijing.

Tout le monde peut manifestement voir l'alliance militaire tissée entre les États-Unis et le Japon. En revanche, leurs liens étroits dans le secteur des finances échappent souvent à l'œil des médias. Pourtant, cette coalition financière est à la base du front uni établi par les deux pays. En comparaison, les relations entre l'UE et les États-Unis ne font pas le poids. Après tout, l'UE a émis sa propre monnaie, l'euro.

L'Europe s'inquiète, d'une part, de voir l'Organisation de coopération de Shang-hai, avec la Chine et la Russie en tête de file, évoluer en un rival de l'OTAN. Mais ce qu'elle craignait le plus en répondant positivement à l'invitation de la Chine, c'est encore d'offenser les États-Unis et le Japon, notamment parce qu'un défilé militaire est une cérémonie hautement symbolique. Ainsi, sous divers prétextes tels que son opposition à l'annexion de la Crimée par la Russie, son soutien aux sanctions économiques imposées à la Russie ou encore la présence de M. Poutine à Beijing, les hauts dirigeants européens ont décliné l'invitation. À vrai dire, le comportement de l'Europe s'est révélé conforme à son état actuel, à sa position et à sa puissance : par ses actes, l'UE a démontré qu'elle est toujours un « géant économique » mais un « nain politique ». Cinq pays européens ont chacun mandaté un émissaire spécial : la France, l'Italie et la Hongrie ont envoyé leur ministre des Affaires étrangères ; les Pays-Bas ont dépêché leur ministre d'État ; le Royaume-Uni a envoyé son ancien ministre de la Justice. L'Allemagne, elle, a été représentée par son ambassadeur en Chine. Une sorte d'« option sans option » révélant l'embarras de l'Europe qui manque encore d'une vision stratégique globale à long terme. D'un côté, elle veut maintenir ses relations avec la Chine, mais de l'autre, elle ne veut pas que ces relations portent atteinte d'une certaine façon aux bons rapports qu'elle entretient avec les États-Unis et le Japon. Par conséquent, il me semble que les envoyés spéciaux des pays européens avaient pour mission principale d'expliquer à Beijing pourquoi leur chef d'État avait décidé de ne pas venir.

En fait, les pays européens ont déjà fait leur choix entre la Chine et les États-Unis. Bien qu'ils n'aient pas envoyé leur chef d'État à Beijing le 3 septembre, ils ont manifesté leur soutien actif à l'AIIB initiée par la Chine. Ces deux prises de position, apparemment contradictoires, sont conformes à la logique et aux intérêts de l'Europe. Il faut savoir que sur le plan politique, et plus particulièrement militaire, l'UE est fortement contenue par les États-Unis. À ce jour, elle n'ose pas lever son embargo sur les ventes d'armes à la Chine appliqué depuis un quart de siècle, en raison de l'opposition de Washington sur cette question. Toutefois, de nombreux pays européens ont adhéré à l'AIIB, en dépit de l'avis contraire des États-Unis et du Japon, car ce sujet engageait les intérêts primordiaux de l'Europe.

Dans le monde d'aujourd'hui, les alliances financières prévalent sur les alliances militaires. À l'ère nucléaire, les puissances disposant de l'arme de destruction massive ne craignent pas d'être militairement marginalisée par la communauté internationale. C'est la raison pour laquelle la Russie a envoyé son armée en Crimée, en dépit des vives protestations formulées par tout l'Occident, y compris l'OTAN. En contraste, sur le plan financier, s'observe une interdépendance croissante entre les pays. L'Europe, avec l'euro, et la Chine, avec le yuan, affichent de plus en plus d'intérêts communs en termes financiers. Et l'attachement de l'Europe pour l'AIIB est étroitement lié à la proposition chinoise de construire « une Ceinture et une Route ». Comme l'a dit l'ancien premier ministre français Dominique de Villepin, « c'est actuellement, dans notre monde, l'unique plan économique viable à même d'apporter de gros profits à l'Europe ». Il est évident pour l'Europe que renforcer sa coopération avec la Chine est en adéquation avec ses intérêts à long terme, à condition de ne pas se mettre en froid avec les États-Unis et le Japon.

Les observateurs ont remarqué la forte volatilité des bourses à travers le monde, notamment celle de Shanghai, à la veille du défilé militaire à Beijing. Le taux de change de la monnaie chinoise a aussi connu des fluctuations. Au premier regard, il n'y a pas de lien entre ces deux phénomènes, mais cette « coïncidence » révèle pourtant le rôle de plus en plus majeur que joue la finance dans notre conjoncture mondiale. En un certain sens, la finance supplante les considérations telles que territoire, ressources et marchés pour devenir, dans les relations internationales, un « champ de bataille » aussi crucial que le potentiel militaire d'un pays.

Revenons à la fin de juin 2015, moment où l'AIIB, sous les auspices de la Chine, a été officiellement fondée à Beijing. Cet événement est lourd de sens, puisque presque tous les grands pays occidentaux, excepté les États-Unis, le Japon et le Canada, sont devenus membres de cette nouvelle banque.

L'importance croissante de la souveraineté financière

Dans le monde d'aujourd'hui, pour pouvoir proclamer sa souveraineté financière, un État doit être totalement indépendant vis-à-vis des États-Unis. Selon cette définition, les pays membres de l'Organisation de coopération de Shang-hai, et en particulier la Chine et la Russie qui en forment le noyau, sont les rares à disposer de cette souveraineté financière. L'Europe, notamment les pays de la zone euro, malgré leur monnaie propre, sont tout au plus semi-indépendants.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, à l'époque coloniale, en vue d'étendre son territoire, un empire envahissait, dominait et pillait les ressources d'autres terres. Après la Seconde Guerre mondiale, les colonies ont successivement acquis leur indépendance, de sorte que le colonialisme a été banni. Les grandes puissances ne se disputaient plus que les ressources et les marchés. Mais bientôt, guerre et instabilité sont venues déchirer les pays et régions riches en ressources, et notamment en gisements pétroliers, comme l'Irak, la Libye, le Soudan, l'Égypte et la Syrie.

De nos jours, la finance constitue un puissant levier stratégique pour les grands pays du globe. Si l'on dit qu'un pays organise un défilé militaire à dessein de démontrer à tous sa détermination à sauvegarder sa sécurité nationale, l'importance accordée à la sécurité financière est devenue un « rideau de fer invisible » vital pour tous les pays. Le monde actuel est ainsi divisé en deux systèmes diamétralement opposés : d'un côté, les États dominés par les États-Unis et les conglomérats financiers internationaux ; de l'autre, les pays conservant leur indépendance financière.

Il y a un point que beaucoup de chercheurs chinois n'ont pas saisi : les États-Unis ne recourent plus à la guerre pour régner sur un État, mais pour avoir la mainmise sur le système financier de ce dernier. Aux XVIIIe et XIXe siècles, on contrôlait un pays en le colonisant ; au XXe siècle, en s'impliquant dans ses sources d'énergie, ses marchés et ses investissements ; au XXIe siècle, c'est à travers la finance, principalement. Si un pays s'aligne sur le reste du monde et ouvre son mécanisme financier aux autres pays, dès lors, les États-Unis peuvent facilement dompter ce pays. Preuves en sont la crise de la livre sterling et la crise financière asiatique qui avaient éclaté à la fin du siècle dernier. Et si les problèmes se multiplient ces derniers temps entre la Chine et les États-Unis, c'est probablement parce que la Chine maintient sans cesse sa souveraineté financière.

Nous nous sommes longtemps demandé pourquoi les États-Unis voulaient déclencher une « révolution de couleur » chez leur allié l'Égypte, ainsi qu'en Libye pour y renverser le dictateur qu'ils avaient auparavant toujours soutenu. Les raisons sont assez simples. Dirigée par le dictateur Mouammar Kadhafi, la Libye a toujours administré elle-même ses finances et ses ressources pétrolières. Sur le plan politique, Kadhafi ne représentait pas une menace pour le monde occidental mené par les États-Unis. Au contraire, en tous points, il défendait les intérêts de l'Occident et n'avait que peu d'égard envers la Chine. (Par exemple, sous les années Kadhafi, la Libye est l'unique pays africain à n'avoir envoyé qu'un vice-ministre des Affaires étrangères participer au Sommet de Beijing du Forum sur la coopération sino-africaine. Kadhafi est aussi l'unique dirigeant d'un pays ayant noué des relations diplomatiques officielles avec la Chine à avoir reçu ouvertement Chen Shui-bian, partisan de l'indépendance de Taiwan.) Mais les États-Unis ne tolèrent pas que quelqu'un gère une partie du secteur financier et énergétique à leur place. Idem en Égypte. À partir du moment où un dictateur contrôle à lui seul les finances et les ressources, il est impitoyablement renversé, soi-disant au nom de la démocratie. Pour ne pas avoir d'ennui avec les États-Unis, il suffit de renoncer à sa souveraineté financière. Alors, même un dictateur pire que le précédent peut bénéficier de la protection américaine.

Un pays engagé dans une guerre ne peut vaincre l'ennemi que si sa force militaire concorde avec sa force financière. Avant la première guerre sino-japonaise (1894-1895), l'opinion publique mondiale (dictée par les puissances occidentales, bien entendu) était d'avis que la Chine l'emporterait, car son potentiel économique ainsi que la capacité de ses flottes de combat étaient supérieurs à ceux du Japon. Toutefois, l'empire des Qing a perdu la guerre, précisément parce qu'il manquait de financements. L'impératrice douairière Cixi avait refusé catégoriquement de remettre à la marine chinoise la part du budget militaire qu'elle avait détournée pour bâtir le Palais d'été. Résultat : les armes et autres équipements manquaient pour remporter le duel. L'argent joue donc un rôle essentiel dans la guerre, ce qu'avait très bien compris le Japon. Durant la guerre russo-japonaise, le Japon a obtenu 200 millions de dollars de la part de Jacob Schiff, un banquier américain issu d'une famille juive qui haïssait le tsar antisémite Nicolas II. La Russie, de son côté, n'a pas eu cette chance de bénéficier d'une aide monétaire.

Par conséquent, en analysant en parallèle l'AIIB et le défilé militaire, deux épisodes qui ne semblent en rien reliés, l'on discerne la véritable tendance que suit le monde actuel, à savoir une scission suivant le principe de la souveraineté financière. La Chine a peut-être perdu les alliances militaires qu'elle avait hier, mais elle a marqué un point important dans la construction d'un front uni financier.

Seulement, à ce jour, les pays indépendants sur le plan financier se comptent sur les doigts d'une main. L'Europe est à demi indépendante, tandis que le Japon et les nombreux pays totalement absents au défilé militaire de Beijing sont généralement sous l'emprise des États-Unis. À partir de là, ce défilé militaire peut être considéré comme une pierre de touche : il permet à la Chine de distinguer les pays qui seront ses amis et ceux qui risquent d'être, potentiellement, ses adversaires, voire ses ennemis…

 

*ZHENG RUOLIN est correspondant à Paris pour le quotidien Wen Hui Bao.

 

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