Le 11 novembre, une fièvre acheteuse s’abat sur la Chine !

Le 12 novembre 2014 à minuit pile, le groupe Alibaba a annoncé avoir enregistré, sur la seule journée du 11 novembre, un total de 57,1 milliards de yuans de transactions, faites dans 217 pays et territoires. (CFP)

De Fête des célibataires à Fête des soldes, il n'y a qu'un pas... qu'une majorité de Chinois ont franchi sous l'influence des sites de vente en ligne.

ANAÏS CHAILLOLEAU, membre de la rédaction

En France, le 11 novembre est un jour férié en souvenir de l'Armistice de 1918 et en hommage aux militaires et civils enterrés sous la Première Guerre mondiale. Pendant ce temps-là, en Chine, c'est son célibat que l'on essaie d'enterrer ou ses économies que l'on déterre ! Explications...

La date du 11 novembre est devenue en Chine la Fête des célibataires (ou « Fête des bâtons nus », Guanggunjie), en raison de son écriture en chiffres affichant une succession de « 1 » (11.11). Pour l'anecdote, ce jour-là, il convient de manger au petit-déjeuner 4 youtiao (beignets allongés en forme de 1) et 1 baozi (pain farci rappelant le point séparant mois et jour). Selon la légende, des jeunes hommes de l'université de Nanjing auraient inventé cette fête en 1993, puis le phénomène aurait touché l'autre sexe, se serait ensuite répandu aux autres universités de la ville, avant d'être finalement généralisé à travers tout le pays grâce à Internet.

Bye-bye, solitude !

En Chine, l'idée de la famille est capitale. Être toujours sans mari ou sans femme passé 30 ans est inconvenant, surtout pour la génération précédente, qui pousse vivement ses enfants à se faire passer la bague au doigt. Dans un sondage réalisé en 2010 par la Fédération chinoise des femmes, 92 % des hommes interrogés estimaient qu'une femme devait se marier avant l'âge de 27 ans. Toutefois, dans ce pays en forte évolution économique et sociale, les mœurs tendent à s'aligner sur l'Occident. Les femmes, notamment, s'émancipent : elles font de longues études, privilégient leur carrière, accèdent à une indépendance financière et se permettent ainsi d'être plus exigeante sur le choix de leur partenaire. Autre conséquence des progrès socio-économiques, l'augmentation croissante des divorces dans le pays (environ 1 divorce pour 5 mariages, un ratio toutefois bien moins alarmant qu'en France). Ajoutons à cela le fait que 119 bébés masculins naissent pour 100 bébés féminins, les garçons étant traditionnellement préférés aux filles, un facteur de déséquilibre démographique multipliant encore le nombre de célibataires.

Donc, ne vous fiez pas à son nom ! La Fête des célibataires n'a jamais eu pour objectif de louer l'état de ceux qui sont « libérés de toute attache ». Cette journée spéciale est plutôt l'occasion de sortir s'amuser et de faire des rencontres, qui seront peut-être fructueuses, pour enfin dire « adieu » à son célibat. Elle permet aussi indirectement aux célibataires de faire entendre leur voix, d'accepter voire de rire de leur situation, malgré les réflexions qu'ils peuvent entendre de la part de leurs parents ou de la société.

Les célibataires se donnent ainsi rendez-vous dans des karaokés, restaurants ou bars, et pour une fois en Chine, chacun paie sa part, histoire de souligner son indépendance. Certains participent à des activités de speed dating ou de blind dates organisées massivement ce jour-là. Les agences matrimoniales et sites de rencontres en ligne en profitent pour déployer des opérations marketing, comme la tenue de soirées spéciales célibataires ou la distribution aux célibataires de bracelets dans la rue pour que ceux-ci osent se dire quelques mots, et plus si affinité...

Les médias suivent de près cette nouvelle fête : ils saisissent cette occasion pour aborder le thème des rapports de couples ou pour diffuser des émissions matrimoniales, à l'instar de Feicheng Wurao (l'équivalent de Tournez manège !) qui cartonne sur les écrans.

Une journée de consommation effrénée

Mais dernièrement, ce sont les sites de e-commerce qui se sont emparés du phénomène. Et l'appât du gain a pris le pas sur la poursuite du grand amour, dénaturant quelque peu le principe initial. En effet, tout comme la Saint-Valentin est devenue commerciale, cette « anti-Saint-Valentin » s'avère une opportunité de s'enrichir pour de nombreuses entreprises.

Le 11 novembre 2009, Alibaba, leader chinois du e-commerce, a lancé de grosses promotions, songeant que les célibataires voudraient peut-être envoyer un petit cadeau à la personne qu'ils affectionnent en secret. Mais les Chinois ont bien vite compris qu'à cette date-là, il était possible de faire de bonnes affaires. Ainsi, au lieu de se tourner vers autrui comme l'encourageait initialement cette Fête des célibataires, beaucoup se concentrent sur eux-mêmes.

Se faire plaisir en achetant des produits à moitié prix est bien sûr un bon moyen de se consoler pour ces âmes esseulées. Toutefois, notons que les offres avantageuses ne sont pas réservées aux célibataires : aujourd'hui, tout le monde en profite ! Évidemment, on peut se réjouir de cet esprit inclusif et de cette généralisation, mais il faut avouer que la Fête des célibataires s'est transformée en Fête des soldes en folie !

Pour donner quelques chiffres, entre le 11 et le 12 novembre 2012, Alibaba et ses sites associés ont annoncé avoir vendu pour 19,1 milliards de yuans de marchandises ; en 2013, ce chiffre a grimpé à 35 milliards ; cette année encore, le record a été explosé, les ventes totalisant en 24h 57,1 milliards de yuans. Cette Fête des célibataires, jour le plus rémunérateur pour l'industrie de la vente en ligne, éclipse désormais le Cyber lundi et le Vendredi noir, journées dédiées à la consommation aux États-Unis.

Ainsi, chaque 11 novembre en Chine, une foule de célibataires mais aussi de « casés » passent leur soirée en tête à tête avec leur smartphone ou leur ordinateur. Plusieurs semaines avant le jour, les internautes, généralement des jeunes diplômés au statut plutôt élevé, parcourent les sites Internet en vue de se créer une liste d'achats. Puis, la date fatidique sonne la « guerre des clics », car premiers arrivés, premiers servis ! En effet, il n'est pas toujours facile de faire l'acquisition des produits que l'on a pourtant repérés depuis longtemps, les sites étant de plus en plus saturés. Au cours de la première heure (juste après minuit), les diverses plates-formes d'Alibaba avaient enregistré cette année des transactions pour un total de 12,23 milliards de yuans !

Ainsi, chaque 11 novembre, les groupes de e-commerce croulent sous le travail. Mais bientôt, c'est au tour des services de livraison d'être débordés. Il est difficile de quantifier le nombre des commandes en 2014, mais l'Administration chinoise des Postes pariait le mois dernier sur un total d'environ 500 millions de colis à expédier suite à cette folie dépensière, soit 50 % plus qu'en 2013. D'ailleurs, le lendemain, on peut voir dans la rue des montagnes de colis en attente d'être acheminés…

Se félicitant de ce succès, Alibaba, à l'origine de cette « fièvre acheteuse », ne compte pas s'arrêter là. Dans une interview pour le China Daily, le responsable en chef des opérations du groupe, Zhang Yong, a déclaré : « Notre objectif est de faire du 11 novembre une fête mondiale. Nous souhaitons, d'ici 5 à 10 ans, organiser un événement pour permettre aux consommateurs à travers le globe d'acheter des produits en provenance du pays qu'ils désirent. » Pour promouvoir l'internationalisation de la tendance, Alibaba avait déjà réuni cette année, à son siège de Hangzhou, des personnalités étrangères, dont Sophie Marceau. Le site TMall International, filiale d'Alibaba, s'était en outre engagé à assurer la livraison internationale gratuite des articles commandés le 11 novembre. Mais pour que ce « virus consumériste » contamine la planète, reste à savoir si les entreprises étrangères seront prêtes à accorder des rabais irrésistibles ce jour-là.

La Chine au présent