CHINAHOY

1-April-2014

Mi-hommes mi-animaux des sifflets pas comme les autres

 

Maître Xu en train de modeler un Ninigou, une sorte de jouet-sifflet.

 

Sébastien Roussillat, membre de la rédaction

Parmi tous les objets artisanaux chinois, l'un des plus spéciaux que j'ai découverts est le Ninigou, une sorte de jouet-sifflet aux formes très variées.

Le tombeau de Taihao, rencontre avec Maître Xu

Après maintes péripéties, j'arrive enfin à Huaiyang, district situé à l'est de la province du Henan. C'est l'un des berceaux de la culture dite de la « Plaine centrale ». En effet, dans ce district de plaine pourtant pas très animé au cœur du centre de la Chine, se situe l'emplacement de la ville mythique du premier des trois Augustes (empereurs légendaires), Fuxi. On y trouve le tombeau de Taihao, cet empereur qui aurait créé les Hommes. Au début de chaque année, se tient dans le temple une foire artisanale à laquelle participent les artisans de la région. Au cours de ma promenade dans l'allée du temple entre les différents étals, j'aperçois sur un d'entre eux de petites figurines assez spéciales. J'engage la conversation avec le vendeur, un certain Maître Xu. Lorsque je demande à celui-ci s'il peut me présenter plus en détail ses statuettes, il me répond que ce sont des jouets. Il me propose d'aller chez lui le lendemain pour me montrer son atelier. J'accepte avec joie.

Le lendemain, je prends le taxi pour me rendre chez Maître Xu. Le chauffeur a du mal à trouver la maison. Je descends du taxi au bord d'une forêt de peupliers, je m'engage sur le chemin que Maître Xu m'a indiqué et découvre la maison de celui-ci. Dans la cour se trouve un monticule d'argile et de nombreuses bassines dans lesquelles décante de l'argile. Maître Xu m'invite à m'asseoir dans l'entrée de la maison, puis il commence à me présenter son travail. Maître Xu est le dépositaire d'une tradition vieille de huit générations. Il a appris son art avec son grand-père. En 1994, il fut décoré par le Bureau de l'industrie légère du Henan « maître-artisan du Henan ».

Statuettes totem, mi-humaines mi-animales

Les petites statuettes qu'il fabrique sont appellées Ninigou, ce qui signifie « chien en argile ». Elles ne sont faites que dans la ville de Huaiyang, une fois par an et vendues uniquement dans la foire du temple de Fuxi, à partir du deuxième jour du deuxième mois du calendrier chinois jusqu'au troisième jour du mois suivant. Fuxi, que l'on appelle aussi Taihao, est le dieu qui serait à l'origine de l'humanité avec sa sœur Nüwa. Maître Xu m'a fait remarquer quelque chose d'extrêmement intéressant : Fuxi s'écrit 伏羲, le caractère 伏 étant un idéogramme composé de l'homme et du chien... Ce caractère explique peut-être la forme de ces figurines hybrides...

Fuxi et Nüwa sont frère et soeur, pas vraiment humains, car ils possèdent un buste d'humain avec un corps de serpent avec lequel ils s'entrelacent, comme on peut le voir sur des gravures anciennes. Fuxi possède même des cornes de bœuf !

Nüwa aurait ainsi utilisé de l'argile pour faire des hommes, mais elle aurait eu du mal au début, d'où les « bizarreries » des statuettes... Maître Xu plaisante en disant que ce sont des « ratés »... Selon la légende, lors d'une inondation, Fuxi et Nüwa auraient également été sauvés par une tortue sacrée. Ce qui explique cette statuette représentant Fuxi et Nüwa sur le dos d'une tortue.

Les figurines qu'il fait montrent des animaux hybrides. Maître Xu m'explique que cela remonte peut-être à l'adoration de totems préhistoriques représentant la procréation, le vœux d'avoir des enfants. Il n'existe pas de documents archéologiques concernant ces statuettes : on n'en a d'ailleurs jamais retrouvé. Comme elles ne sont pas cuites, elles se désagrègent et se mêlent à la terre... mais on a retrouvé des Xun 埙, qui sont des instruments de musique antiques faits par les mêmes artisans, dans des tombeaux de la période des Han vers 200. Maître Xu déclare que c'est la preuve scientifique la plus ancienne indirecte que l'on ait de la possible existence de ces statuettes à cette époque-là, même si lui est sûr qu'elles datent d'une période bien antérieure. Selon lui, elles devraient dater du temps où la société matriarcale et les accouplements par consanguinité existaient encore. Pour les Chinois, c'est la période avant la dynastie des Xia, soit il y a 6 000 ans. Il n'y a pas de contenu religieux ni supersticieux dans ces figurines, pas de procédure particulière comme brûler de l'encens, ni faire des offrandes avant de les modeler non plus... Les femmes comme les hommes peuvent créer ces figurines, mais en général, ce sont les hommes qui s'occupent de les pétrir, et les femmes, de les peindre.

Une imagination débordante

Il existe de 500 à 600 formes différentes, couvrant presque tous les animaux existant en Chine. Leur taille fait généralement celle d'une main. La forme la plus courante est le singe, car similaire à la silhouette de l'homme. Ce sont des statuettes dont la forme est plutôt abstraite, bizarre. Certaines possèdent une tête d'homme et un corps d'animal ; d'autres, une tête d'animal et un corps d'homme ; une double tête, un corps de poisson et une tête de singe, ou un corps de chat et une tête de singe. Toutes ces formes sont issues de l'imagination du sculpteur et des formes traditionnelles transmises de génération en génération, mais aussi des animaux qui sont dans l'environnement immédiat de la population. La forme du chien existe depuis toujours car le chien protège la maison. Les signes astrologiques chinois sont aussi représentés, mais ne sont pas souvent utilisés.

Les modèles les plus courants sont le singe à tête d'homme 人面猴, le singe à double tête 双面猴,l'hirondelle à tête de singe 猴头燕,le singe à corps de poisson 鱼身猴, le chat et le singe liés par le milieu 猫猴, le singe à tête d'homme avec des petits singes 育子猴, le singe Yang 阳猴 (yang qui symbolise le sexe masculin). Dans la majorité des statuettes, il y a un mâle et une femelle. Ces statuettes sont donc liées à un culte des appareils génitaux et représentent des accouplements. Lorsqu'il y a des petits singes, cela représente la reproduction ; lorsque le ventre du singe est gros, cela représente la gestation ; le singe-chat, et le singe à double tête, ainsi que le poisson à tête de singe représentent l'accouplement. Pour ce qui est de l'hirondelle, M. Xu me dit que c'est une sorte de totem, parce que les hommes anciens voulaient voler.

Symbolique des couleurs

Pour ce qui est des couleurs et des motifs sur les statuettes, elles ne revêtent pas de signification réelle... Maître Xu dit qu'on peut essayer de relier les couleurs utilisées à celles des cinq éléments, mais ce n'est pas évident. Il y a en général cinq couleurs : fond noir, blanc, jaune, rouge, bleu. De plus, les couleurs faites à partir de pigments et de colle, préparées avec de la peau et de l'os, peuvent changer en fonction de la préparation. Pour ce qui est des motifs, que l'on appelle wen 纹, ils sont composés de traits et de points. Certains comme ceux sur le ventre du singe représentent un organe génital féminin ; d'autres sont là juste pour décorer...

Ces statuettes sont façonnées à partir d'argile qu'on ne trouve qu'à l'est de Huaiyang, à un ou deux mètres de profondeur sous une couche de sable. Maître Xu la fait venir lors de chantiers ou bien de creusage de puits. Elle est extrêmement fine, mais pas poreuse, ce qui lui donne cet aspect lisse. Il la fait sécher au soleil, puis il en enlève les impuretés à l'aide d'un tamis. Il la laisse ensuite décanter dans l'eau, puis la pose sur le sol en brique de sa cour car celui-ci absorbe l'eau. Il la travaille ensuite avant de la mettre dans des sacs. Il forme les figurines à la main, parfois à l'aide d'un moule, notamment celles plutôt plates. Les rainures sur le ventre des singes sont par exemple creusées dans le moule. Ensuite, il les fait sécher une semaine. Il les couvre après de noir (encre de Chine), puis il dessine à l'aide d'un calame les traits du visage, les yeux, le nez, les oreilles, les griffes, les moustaches avec le blanc, et ajoute les couleurs. Maître Xu trace des traits plutôt fins, assez travaillés ; sa femme, des traits plus bruts.

Jouets-sifflets

Les Ninigou sont en fait des sifflets que l'on peut aussi acheter pour les enfants. En effet, on trouve le biseau du sifflet sous la patte de l'animal. Leur fabrication ne coûte pas grand-chose, et ils ne sont pas faits pour durer, c'est pour cela que l'on en trouve peu dans les marchés ou les musées. Mais cette culture est toujours très vivante dans la région, car la foire du temple de Taihao est toujours visitée par beaucoup de Chinois venant parfois de très loin. Les statuettes de M. Xu, même si elles ne sont pas inscrites dans un programme de protection, sont collectionnées par des musées d'artisanat chinois un peu partout en Chine et ont fait l'objet d'une recherche par une anthropologue française, pour être ensuite exposées au musée de Tel Aviv dans le cadre d'une exposition sur les sifflets-jouets et présentées dans un livre sur les jouets artisanaux. Maître Xu fait partie d'une association de conservation de cet artisanat, mais reste réaliste sur la condition de celui-ci. « Ce n'est pas quelque chose dont on peut vraiment vivre. Mon fils n'a pas non plus envie d'apprendre à faire ces statuettes. Nous sommes quelques-uns sur place à en faire, mais comme cela devient de plus en plus commercial, cela perd également de son "intériorité". Nous sommes obligés de créer des statuettes qui n'existaient pas dans la tradition pour survivre. Certaines sont pour les touristes et vraiment dénaturées. Les plus traditionnelles, je ne les vends pas, car j'estime que les gens qui ne savent pas leur contenu culturel et symbolique n'ont pas la capacité d'estimer cet art. »

 

La Chine au présent

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