CHINAHOY

1-April-2014

Récit sur les artistes du (5)

 

Losang, lors de la cérémonie de Juin (une cérémonie de sacrifices pour les dieux de la montagne, célébrée chaque année du 17 au 25 juin du calendrier lunaire chinois).

 

Xue Ming*

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De retour de Lhassa à Regong, les champs de blé dans les vallées étaient tous dorés. Je me sentais calme et heureuse pendant cette nuit d'été, regardant la voûte étoilée et écoutant le murmure des rivières. Cette félicité que je ressentais venait de l'absence de désir : tout ce que je voyais et tout ce que je trouvais n'étaient pas à moi. J'avais réussi à me débarrasser du fardeau causé par l'envie de « posséder ». Je semblais être capable de me mêler à tout, et de sentir cette globalité de l'existence.

J'ai habité chez un jeune artiste du thangka nommé Losang. À l'aube de chaque jour, j'entendais du bruit dans la chambre voisine, où les trois enfants de Losang étaient réveillés chaque matin par leur grand-mère. Le benjamin pleurait à chaque fois qu'on le séparait de l'oreiller, mais tout de suite après, je l'entendais courir aux toilettes, et je percevais le son de la sonnerie allègre de son grelot accroché à son cou. Le fils aîné passait quelquefois sa colère sur la porte de sa chambre en la claquant, faisant trembler le mur à côté de mon lit. La fille cadette partait parfois aux champs, en sanglotant et en ravalant ses larmes, pour aider sa mère à ramasser du bois de chauffage. L'épouse de Losang, elle, commençait à travailler dès son lever. Je l'entendais marcher sur le plancher au-dessus de ma chambre, tisonner le feu, faire bouillir de l'eau, sortir faire paître les bœufs, balayer le toit et la cour, revenir faire de la cuisine… Pendant ce temps, la mère de Losang changeait l'eau de la salle destinée au culte du Bouddha, tout en récitant des soutras.

Je me dépêchais alors de m'habiller et de faire mon lit, pour rétablir l'état d'origine du salon avant l'entrée des autres. Le benjamin se promenait dans tous les coins de la chambre, et l'enfant du voisin courait après lui comme un petit chien, et le chien de la maison leur courait après aussi. C'est pour ça que le matin, nous devions faire attention à l'endroit où nous mettions les pieds, pour éviter de les écraser ou de buter contre eux. Après que l'épouse de Losang servait le petit-déjeuner, les membres de la famille s'asseyaient autour de la table centrale, tout cela bien planifié par la chef d'orchestre de la maisonnée. Bien sûr, la plupart du temps, Losang était encore en train de dormir à cause de l'alcool qu'il avait bu la nuit précédente.

Comme ils pensaient que c'était le destin qui m'avait amené là, les membres de la famille de Losang m'avait admis, moi, « la savante », inconnue pour eux, dans leur vie quotidienne et au fond de leur cœur. Comme beaucoup d'autres jeunes tibétains, Losang dessine dans l'anonymat ses thangka. Cependant, il est extraordinaire à mes yeux, car il transmet au monde une vraie sincérité et bonté dans son art, qui franchissent les obstacles d'âge, de nationalité, de langue ou de culture.

L'année précédente, au cours de la cérémonie de sacrifices pour les dieux de la montagne, Losang et moi avions rencontré un Espagnol nommé Josef, qui voyageait seul dans les régions tibétaines. Losang persistait à inviter cet ami étranger à prendre le déjeuner chez lui. Josef ne comprenait pas le chinois, Losang ne savait pas parler l'anglais, donc ils étaient obligés d'attendre que je traduise. Toutefois, cela n'avait pas affecté leur enthousiasme lors de la conversation. Pour répondre à la question de Josef « quel est ton plus grand souhait dans la vie », Losang avait fait savoir qu'il voudrait emmener sa mère à Lhassa. « Ma mère est en mauvaise santé. Elle est tombée gravement malade il y a quelques années, et je lui ai promis, à ce moment-là, de l'emmener faire un voyage à Lhassa. Même s'il me faudra la porter sur le dos, je l'emmènerai voir le palais du Potala », a expliqué Losang. C'est une promesse, mais également un rêve pour lui.

Hormis cela, Losang révéla aussi qu'il rêvait toujours de se consacrer corps et âme à la religion, pour s'imprégner des soutras. « Mais je pense que cela ne se réalisera qu'après mes 60 ans », ajouta-t-il. Face à l'incompréhension de Josef, Losang lui expliqua : « Ici, nous n'avons pas l'habitude de célébrer annuellement notre anniversaire, sauf celui pour la soixantaine, où nous faisons un très grand banquet. Toutes les personnes âgées du village m'ont invité à leur 60e anniversaire, donc je voudrais leur rendre un dîner quand j'aurai 60 ans. En outre, j'aurai peu de soucis à ce moment-là, car mes enfants n'auront plus besoin de moi, et il n'y aura plus d'aînés nécessitant mes soins. »

Je sais que je penserai fortement à toutes ces images après avoir quitté les régions tibétaines : les lumières du soleil qui pénètrent dans le salon ; Losang qui s'assoit en tailleur devant sa toile, réalisant la broderie d'or pour l'étole du Bouddha Sâkyamuni, et son épouse qui l'aide auprès de lui ; moi, qui m'assois sur un tabouret en face d'eux, mettant en ordre les enregistrements que j'ai recueillis il y a quelques jours et prenant des notes ; un petit chien qui s'amuse autour de nous, puis qui s'endort dans les bras de Losang…

Losang ne m'a pas appris à dessiner le thangka. En effet, il ne soutient pas mon apprentissage de la peinture. Au début, je ne le comprenais pas, jusqu'à ce qu'il me dise : « Si tu veux dessiner des thang-ka, tu dois avoir une discipline, faire des exercices pendant plusieurs années. J'ai interrompu mes études quand j'étais petit : la peinture est devenue ma seule issue. Mais toi, tu as un niveau d'éducation plus élevé, tu viens ici en prenant beaucoup de peine pour faire des recherches. Nous devons chacun nous appliquer à notre propre travail ».

Les artistes du thangka pratiquent le bouddhisme sur leur toile, tandis que moi, j'étudie « dans les champs ». En fait, il est difficile pour un anthropologue de distinguer la ligne entre le travail et la vie quotidienne, et entre les autres et soi-même. Par déformation professionnelle, je suis une observatrice sérieuse de ma propre vie. Je me lie d'amitié avec toutes sortes de personnes, à Beijing, dans les régions tibétaines, ou à Los Angeles. Les chocs culturels peuvent apporter quelquefois des étincelles d'enthousiasme, mais aussi quelquefois un sentiment d'impuissance. L'anthropologie, qui est axée sur « la tolérance culturelle », me donne toujours un désir de connaître et comprendre, et dans le même temps, il s'agit pour mois d'un chemin laborieux vers une meilleure connaissance de moi-même. (Fin)

*XUE MING est une doctorante en anthropologie, qui étudie à l'université de Californie, à Los Angeles.

 

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