CHINAHOY

28-February-2014

Récit sur les artistes du thangka (4)

 

Des œuvres de Penpa.

 

Xue Ming*

Tout comme un cerf-volant…

Un jour, un ami de Regong m'avait recommandé Penpa, un maître résidant dans la célèbre rue Barkhor de Lhassa. Mon camarade ne s'était pas trop étendu à son sujet et m'avait simplement indiqué : « Tu devrais discuter avec lui. Il se distingue des autres artistes du thangka avec ses idées avant-gardistes. Par ailleurs, il parle bien mandarin. » Cette brève description avait suffi à me convaincre de lui rendre visite. En outre, j'étais toujours à l'affût d'une opportunité de m'aventurer hors de Regong pour découvrir les thangka des autres régions tibétaines, un moyen d'après moi de mieux comprendre et penser l'art du thangka de Regong. Il semblerait que le destin eût décidé de m'aider : bien que ce fût la haute saison touristique au Tibet, j'ai pu acheter un billet d'avion bon marché qu'un client venait de se faire rembourser. Le lendemain, j'ai décollé de Xining (chef-lieu du Qinghai), direction Lhassa.

« Tout comme un cerf-volant qui peut voler haut, je suis relié à une base par un fil incassable. Ainsi, chaque fois que je voyage loin, je retourne ensuite retrouver mes racines. » Tel est le prologue abstrait que Penpa a prononcé lorsque je l'ai interrogé sur son art du thangka. Ces quelques mots ont en un rien de temps attisé ma curiosité et toute une série de questions que je n'avais pas préparées me sont venues à l'esprit : Quel est ce fil auquel vous êtes accroché ? Où volez-vous maintenant ? Parvenez-vous à retrouver vos racines à chaque fois que vous rentrez ?

C'est à l'âge de 18 ans que Penpa a commencé à apprendre l'art du thangka auprès de Kunsang Namgyel, éminent peintre utilisant le style en vigueur dans la cour tibétaine. Avec ce maître, il a participé aux travaux de restauration des thangka et fresques décorant de célèbres monastères, comme le palais du Potala, le temple de Jokhang ou encore les monastères de Tashilhunpo et Samye.

« J'ai vu tellement de choses merveilleuses au cours de ma vie », a confié Penpa. Alors qu'il restaurait avec ses collègues des fresques dans le palais du Potala, il a eu la chance de pouvoir visiter toutes les pièces à l'intérieur de celui-ci. « J'étais prédestiné à peindre des portraits de Bouddha, a exprimé Penpa d'un ton respectueux. Préparation du support, croquis, esquisse, mise en couleur, broderie d'or, dessin des yeux : chaque étape de la réalisation d'un thangka doit être réalisée minutieusement et selon un ordre précis. Une fois l'œuvre achevée, il convient au peintre de se prosterner tout en récitant des soutras. Il s'agit de la manière la plus traditionnelle de conclure le processus de production, manière que j'ai toujours suivie. » Une observance des rites peut-être à l'origine de son succès : parmi les 200 œuvres inclues dans l'ouvrage Selection of tibetan thangkas (Sélection des thangka tibétains), 72 ont été réalisées par Penpa.

Cependant, il ne se contente pas de diffuser la tradition sans envisager des nouveautés. « Je voudrais que l'art du thangka tibétain s'adresse à toute nation, à tout pays, à tout individu ». Mais il s'est rendu compte qu'il n'était pas si facile d'en faire la promotion. Pour la plupart des gens vivant dans les régions han, l'art du thangka est très mystérieux, car à trop forte empreinte religieuse et en décalage avec la vie réelle. En outre, il est interdit pour ceux qui croient en l'Islam d'accrocher dans leur foyer un thangka de Tara verte (un bouddha féminin). Ainsi, on voit bien que le contexte religieux du thangka constitue un obstacle à ses échanges avec l'extérieur.

Alors, comment régler ce problème ? Penpa s'inspire de l'avis des acheteurs étrangers. Au premier regard, ceux-ci trouvent que les portraits de Tara verte, de Yamantaka bleu et de Guanyin aux mille bras et mille yeux sont extrêmement abstraits, mais une fois que l'artiste leur explique pourquoi ces personnages sont dessinés ainsi, ils se montrent très intéressés et considèrent ces œuvres comme de l'art contemporain. « J'espère que religion et art peuvent être séparés dans une certaine mesure : que le thangka soit pour les croyants un objet de culte, et qu'il soit pour les non croyants une simple œuvre d'art », a expliqué Penpa.

Sur la base de cette réflexion, Penpa prend aujourd'hui de la distance avec les toiles qu'il réalise, recherchant désormais à faire ressortir son « moi » dans ces peintures. Traditionnellement, le thangka laisse peu de liberté de création aux peintres, contraints à se concentrer uniquement sur l'esthétique visuelle de leur production. Il a ajouté : « Si une personne pendant toute sa vie se borne à représenter Tara verte, ses peintures seront probablement magnifiques, mais dénuées d'âme. Pour moi, cette personne ne saurait être vue comme un véritable artiste, car elle se cantonne. Un artiste digne de ce nom doit avoir la hardiesse de laisser transparaître sa propre pensée. »

Depuis qu'il a visité à plusieurs reprises le quartier d'art 798 et le village d'artistes Songzhuang à Beijing, Penpa tente de combiner art contemporain et thangka. En premiers essais, il a dessiné, dans le style d'un thangka, un portrait d'Adolf Hitler pour manifester sa pensée anti-fasciste et pacifiste ; il a également réalisé, selon le même principe, une œuvre sur les gardes rouges pour dénoncer la destruction du patrimoine culturel que ces derniers ont commise sous la Révolution culturelle (1966-1976). « Mes collègues m'ont fait part de leurs inquiétudes quand je leur ai dévoilé ces œuvres, mais moi, je n'ai pas peur et je tiens à exprimer mes idées, a déclaré résolument Penpa. L'art contemporain empreint de sincérité peut avoir un fort impact. »

On peut dire que ces premiers pas l'ont conduit vers le succès. Ces dernières années, ses œuvres d'art contemporaines, exposées à Hangzhou, Guangzhou et Beijing, n'ont pas laissé le public indifférent. Ce qui retient l'attention, c'est précisément cette insistance sur certaines valeurs traditionnelles. Il m'a présenté deux peintures qu'il a composées récemment. L'une s'intitule Terre infirme. Réalisée selon les techniques artistiques propres au thangka, elle présente des animaux et plantes dans une situation misérable, avec à l'arrière-plan, une Terre sombre et difforme. « Pour satisfaire ses désirs, l'homme épuise les ressources de la planète, sans se soucier des besoins des générations futures, a commenté Penpa. De nos jours à Lhassa, bien que les conditions de vie matérielles soient satisfaisantes, les habitants gardent l'habitude de faire des économies. Le mode de vie écologique que le monde entier prêche à l'heure actuelle, en réalité, est depuis longtemps en usage au Tibet, du fait notamment de la pensée bouddhiste du karma. »

Sur l'autre peinture, figure un jeune homme tibétain au style vestimentaire dépareillé : boucle d'oreille, collier bling bling comme ceux des chanteurs de hip hop, cravate, casquette de travers. « Aujourd'hui, un grand nombre de jeunes courent après les cultures japonaise, coréenne ou américaine. Malheureusement, d'une part, ils ne possèdent qu'une connaissance partielle de ces cultures étrangères ; d'autre part, ils perdent de vue leurs origines. Au final, ils ne savent ni parler anglais, ni décrire les coutumes traditionnelles et les titres honorifiques tibétains, a déploré Penpa. Je reconnais que la culture tibétaine traditionnelle n'est pas exempte de scories quand nous la repensons d'un point de vue spéculatif. Quelle est l'essence de la culture tibétaine ? C'est une question à laquelle beaucoup de jeunes devraient réfléchir. Cette peinture est pour moi une manière de leur adresser un avertissement. »

Au travers de mes échanges avec les Tibétains, j'ai découvert que ceux-ci affichaient une personnalité double. D'une part, ils sont forts : guidés par une foi inébranlable, ils ne reculent pas devant l'effort pour pratiquer leur religion. D'autre part, ils sont faibles : ils se laissent aller à leur sort, considérant que la maladie, la pauvreté, la souffrance et le malheur découlent de la loi du karma. Ils se résignent à leur état, caressant l'espoir que leur vie prochaine sera emplie de bonheur. Ainsi, quand Penpa m'a présenté ses œuvres, je me suis aperçu qu'au-delà de défier la tradition artistique, il bravait la psychologie et les valeurs héritées. Les œuvres expérimentales de Penpa reflètent le choc culturel que ressentent les Tibétains lorsqu'ils entrent en contact avec l'extérieur, un choc qui les pousse à déterminer leur place dans le monde, à réexaminer leurs bases culturelles, ainsi qu'à rechercher la bonne marche à suivre pour l'avenir. Ce qui est admirable chez Penpa, c'est qu'il s'appuie sur les principes de reconnaissance et de respect pour donner naissance à des créations audacieuses, ce qui implique que ses essais ne sont pas totalement négatifs ni révolutionnaires.

Bien que les questions autour du thangka s'adressent aux peintres tibétains en particulier, chacun de nous se retrouve, dans le courant de sa vie, confrontés à des interrogations, réflexions et recherches similaires. Alors, vers quels horizons va voler le cerf-volant entre nos mains ? (à suivre)

*XUE MING est une doctorante en anthropologie, qui étudie à l'université de Californie, à Los Angeles.

 

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