CHINAHOY

31-May-2016

Des traducteurs octogénaires

 

De gauche à droite au premier rang : Jin Zhiping, Liu Mingjiu et Luo Xinzhang avec leurs amis du cercle de traduction de la littérature française. (PHOTO FOURNIE PAR LIU MINGJIU)

 

Le grand traducteur Liu Mingjiu nous raconte la vie de deux de ses camarades de classe : Luo Xinzhang et Jin Zhiping, eux aussi traducteurs, aujourd'hui octogénaires.

LIU MINGJIU*

Lorsque je retrouve mes anciens amis, je pense toujours à la dernière scène de la célèbre pièce de théâtre de Laoshe : La Maison de thé où des Pékinois, éprouvés par la vie, se retrouvent par hasard dans une maison de thé dans une atmosphère étrange.

Il y a quelque temps, nous avons fait une fondue mongole entre vieilles connaissances pour fêter le 80e anniversaire de Luo Xinzhang et de Jin Zhiping, comme c'est la coutume à Beijing lorsque l'on se retrouve entre amis.

Les personnages que Yu Shizhi, Lan Tianye et Zheng Rong interprétaient me font penser à notre bande de vieux amis : derrière la joie d'être ensemble à discuter nonchalamment, on sent quand même une certaine amertume.

L'époque où se passe l'action de La Maison de thé n'est plus, et celle où nous évoluons a changé. Nos façons de penser, nos vies sont différentes de celles des personnages de la pièce. La seule chose que nous ayons en commun est notre âge et le fait d'être face à l'inéluctable, sans exception.

Le disciple de Fu Lei

Quand ils étaient étudiants en français à l'université de Beijing, Luo Xinzhang et Jin Zhiping se faisaient déjà remarquer par leur excellence. Ils ont commencé à travailler plus tôt que nous, alors qu'ils étaient plus jeunes de deux ans que nous. En deuxième année, Jin Zhiping avait même traduit une pièce de Molière, qui a ensuite été publiée, faisant de lui le premier traducteur professionnel de notre classe. Dès lors, je l'ai beaucoup admiré, et encouragé par son succès, je me suis mis à traduire moi aussi.

L'esprit entreprenant et organisé de Luo Xinzhang dépassait de loin la moyenne de nos camarades. Il était prévoyant mais aussi très déterminé. Il s'était mis à étudier les techniques de traduction seul, en concentrant tous ses efforts sur cette étude. Après avoir acquis une certaine expérience et forgé son propre style, il a fait quelque chose qui nous paraissait inimaginable : il a écrit une lettre au grand traducteur Fu Lei (1908-1966), qui avait étudié en France et traduit de nombreux chef-d'œuvres français.

Par la suite, cette audace a valu à Luo Xinzhang de devenir une légende parmi les camarades et dans le cercle de la traduction. Il a suivi « la voie de maître Fu », se donnant corps et âme pour la traduction. Il a même révisé plusieurs fois Les œuvres traduites de Fu Lei (20 volumes), ce qui a fait de lui son disciple.

Comme les pissenlits dans le vent, les camarades se sont éparpillés un peu partout après leur diplôme et Jin Zhiping est entré dans la rédaction de La littérature mondiale. Il y a travaillé jusqu'à sa retraite, passant de simple éditeur au rang de rédacteur en chef. Son ardeur au travail pendant près d'un demi-siècle ont donné ses lettres de noblesse au magazine.

La traduction du roman Le Rouge et le Noir

On ne sait par quelle raison, le premier emploi de Luo Xinzhang ne cadrait pas avec ce qu'il avait appris à l'université. Il a commencé en travaillant en tant qu'employé de bureau dans une librairie. Bien que coincé dans son travail quotidien, son ambition de devenir traducteur n'a pas diminué. Il ne dormait que cinq heures par jour pour se donner du temps pour continuer à étudier la traduction. Après les heures supplémentaires de son travail, il étudiait et copiait les textes de traduction de Fu Lei chez lui. Pendant deux trois ans, il a recopié 2 550 000 caractères chinois, soit 93 % du total des textes de traduction de Fu Lei. Au travers de ses efforts inlassables, il a accumulé une grande expertise, formant graduellement sa propre théorie et son propre style de traduction.

Quelques temps plus tard, il a été transféré à la rédaction de l'édition française de La Littérature chinoise (publication destinée à présenter la Chine à l'étranger). Il y est resté 17 ans, jusqu'en1981, où il s'est fait muter à l'Institut des Littératures étrangères relevant de l'Académie des sciences sociales de Chine. J'étais heureux secrètement de ce transfert, y ayant été un peu pour quelque chose.

Après être entré à l'institut, Luo Xinzhang a pu s'adonner pleinement à sa passion : la traduction et produire nombre de traduction de qualité. Il a même traduit deux œuvres françaises du Moyen-Âge : Le Roman de Renart et Le Roman de Tristan et Iseut. Mais son travail le plus important a été la traduction du roman Le Rouge et le Noir. J'ambitionnais également de traduire un jour Le Rouge et le Noir, mais après avoir su que M. Luo s'est engagé dans la traduction de ce livre, j'ai abandonné cette idée. Sa version est considérée comme une référence, modèle de perfection et d'excellence. Elle a été révisée cinq fois et revue 35 fois.

Caractère respectable

En plus de fêter leur anniversaire, nous voulions aussi célébrer l'esprit de ces deux hommes d'une grande bonté, honnêteté, et humilité. Jin Zhiping est indifférent à la gloire et aux compliments. Son caractère serviable et diplomate fait de lui un partenaire de travail idéal. Pendant les dix années où j'assumais les fonctions de président de l'Association chinoise d'étude de la littérature française, Jin Zhiping était secrétaire général et nous avons très bien coopéré. Il sait toujours tenir compte de l'intérêt général, ne jamais refusant de donner un coup de main même pour les moindres choses.

Bien que Luo Xinzhang soit de loin très intelligent et au-dessus de la moyenne, il sait rester modeste et poli avec les autres et entretenir des contacts amicaux avec les personnes de tous cercles. Cette sagesse l'a fait se distinguer dans le milieu de la traduction où la compétition est très rude. Il a plusieurs fois été pris pour cible et acculé au pied du mur, mais il a toujours su se tirer d'affaire avec calme et humilité. Il incarne un peu ces proverbes chinois qui disent que « la plus grande intelligence est semblable à la plus grande stupidité » et « bien heureux sont les ignorants ».

En Chine, on dit que « ceux qui sont bienveillants vivent longtemps ». Il suffit de voir la forme qu'ils ont aujourd'hui pour voir que ce proverbe dit vrai. Leur secret est simple : Luo Xinzhang mange du chocolat et Jin Zhiping va à l'encontre de l'adage qui dit « la vie, c'est le mouvement » : il sort peu et passe la majeure partie de son temps chez lui. Je suis pratiquement sûr qu'ils seront centenaires. En tous cas, c'est ce que je leur souhaite !

 

*LIU MINGJIU est chercheur à l'Institut des Littératures étrangères de l'Académie des sciences sociales de Chine, membre honoraire à vie de l'Académie des sciences sociales de Chine, et ancien président de l'Association chinoise d'étude de la littérature française.

 

 

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