CHINAHOY

1-February-2016

Au Tibet, un petit village qui a la pêche...

 

Les frères Tsering commencent la pêche.

 

LU MINGWEN*

On mange peu de poisson au Tibet, la culture tibétaine les considérant comme des dieux. Pourtant il existe, non loin de la ville de Lhassa, un village tibétain spécialisé dans la production halieutique : c'est Junpa : le village des pêcheurs.

Dès le lever du soleil, Sonam Tsering et Phurbu Tsering, deux frères de 28 et 26 ans, se mettent au travail. Jour après jour, ils pêchent le long du fleuve Yarlung Tsangpo dans le district de Nyêmo. Ils sont équipés d'une moto et d'un side-car pour tout moyen de transport : la première pour leur attirail de pêcheurs et le second, pour transporter le produit de leur pêche.

Le village Junpa est une exception au Tibet, puisqu'ici les villageois ont pour tradition ancestrale la pêche et la consommation de poissons. Sonam Tsering nous a raconté une légende ancienne selon laquelle, il y a très longtemps, on assista à une explosion du nombre de poissons dans le fleuve Lhassa. Carpes, tanches, truites et autres goujons se multiplièrent tant et si bien qu'à la fin, faute de place, les poissons se virent pousser des ailes pour s'envoler jusqu'au ciel. Mais là, leur nuée se fit tellement nombreuse qu'elle cachait le soleil, menaçant l'existence des autres espèces. Dieu commanda au chasseur Bale Tsangpa de prendre la tête des Junpa pour combattre les poissons ailés. Après neuf jours et neuf nuits de bataille acharnée, on vint finalement à bout de la gent aquatique. En célébration de leur victoire, les Junpa mangèrent les poissons. C'est à cet événement légendaire que l'on attribue les habitudes culinaires des Junpa.

La réalité est que les Junpa n'ont pas d'autre choix que la pêche, du fait de l'emplacement de leur village en aval du fleuve Lhassa cerné par les montagnes. Manquant de terres arables, cette région isolée a dû se rabattre sur la production halieutique pour survivre.

Après une heure de moto, les frères Tsering arrivent sur leur lieu de pêche au bord du fleuve. La première chose en arrivant est de préparer le déjeuner, fait de pâté de poisson cru et de tsampa, qui est une sorte de pain tibétain. Ils dépouillent les poissons et les hachent fin avec du poireau et du radis blanc. Ensuite ils ajoutent du piment en poudre, du sel, du glutamate et de l'eau, avant de mélanger.

Après le déjeuner, les frères mettent à l'eau leur canot de cuir. Sonam guide l'esquif, tandis que Phurbu lance le filet. La pêche est bonne, puisque le premier filet ramène une trentaine de poissons. Il leur faut quatre ou cinq filets pour atteindre la quantité de poissons désirée. Sonam pousse le bateau sur la rive du fleuve pour le faire sécher. Phurbu range le filet et les flotteurs.

Autrefois, la plupart des villageois de Junpa vivaient de la pêche. Aujourd'hui, avec le développement de la société et le poisson qui se fait plus rare dans le fleuve, le village a vu ses modes de vie se diversifier.

D'après un responsable local, le village compte aujourd'hui 80 foyers pour une population de 380 âmes, soit une superficie de terre cultivable d'environ 2 mu par habitant (1 mu = 1/15 ha). Une partie des villageois vit toujours de la pêche, tandis que d'autres ont choisi soit de labourer la terre, soit de partir travailler à l'extérieur, ou encore de confectionner des objets d'artisanat.

Tsering, 57 ans, est un spécialiste de la fabrication de canoës. Ces petits bateaux sont faits de cuir de mouton sur une armature de bambou. Il lui faut environ trois heures pour fabriquer un petit bateau qui se négocie à 50 yuans sur le marché.

 

Panorama du village Junpa.

 

Comme son affaire se développait, il a ouvert avec son frère un atelier de maroquinerie dans le village qui emploie une dizaine de travailleurs plus deux maîtres artisans. En dehors des canots, l'atelier fabrique aussi des portefeuilles, des sacoches, des sacs à main.

La danse du bateau est d'ailleurs une autre curiosité culturelle du village de pêcheurs. Drasang, un vieux monsieur de 78 ans, se targue d'être le meilleur danseur du village. La danse consiste pour lui, qui est le soliste, à brandir un drapeau à cinq couleurs en chantant. Les quatre à six autres danseurs portent sur leur dos un canoë qui pèse de 30 à 40 kg, tous mouvant sur le même rythme, tandis que la rame frappe le flanc du navire, ce qui donne un rythme joyeux et entraînant.

Avant la réforme du Tibet en 1959, les pêcheurs de Junpa devaient chaque année effectuer des corvées de transport fluvial pour le compte de l'ancien gouvernement. Les canoës peuvent descendre le cours du fleuve mais pas le remonter. Une fois arrivés, les pêcheurs devaient donc faire sécher les bateaux avant de les porter sur leur dos sur le chemin du retour.

Pour ces pêcheurs, qui passent le plus clair de leur temps en bateau, la chanson et la danse du canot sont le principal loisir. Il existe en fait deux chansons du bateau : la première est une mélodie douce propre à la détente, qui correspond à la navigation par temps clair sur un fleuve apaisé ; l'autre s'appelle le haozi, un rythme rapide et sonore chanté pour illustrer la lutte contre les éléments et l'orage qui résonne dans les montagnes. L'accompagnement vocal sans paroles reproduit le murmure des vagues.

Une danse complète du bateau se divise en quatre mouvements. D'abord l'introduction chantée par le soliste. Le deuxième morceau s'appelle la danse du yak au cours de laquelle les bateliers interprètent la danse du bateau proprement dite, et le soliste entonne en même temps la Chanson de la bénédiction. Le troisième morceau s'appelle Relever le khata. Le soliste pose un khata (foulard de soie blanche tibétain) par terre, que les danseurs doivent relever à l'aide des angles du bateau posé sur leur dos. Enfin, le quatrième morceau s'intitule la Chanson de la bénédiction, qui conclut le rituel.

Depuis 2008, la danse du bateau du village Junpa est inscrite au Registre national du patrimoine culturel immatériel. Ce bateau de cuir, outil ancestral des pêcheurs de montagne, mais aussi accessoire de loisir, constitue aujourd'hui une attraction touristique.

À 8 km du village, un village de vacances a été créé, autour d'un bâtiment principal qui reprend la forme du bateau traditionnel des pêcheurs. Ici, les touristes peuvent goûter la cuisine locale à base de poisson, le vin d'orge d'ici et le thé tibétain au beurre. D'autre part, ils peuvent aussi découvrir la danse du bateau et faire du canotage sur le fleuve.

 

*LU MINGWEN est journaliste au Tibet Business Daily.

 

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