CHINAHOY

3-July-2015

Coms en direct : la Chine vous les offre sur un plateau (télé)

 

Les commentaires crèvent l’écran.

 

Regarder la télévision et des vidéos, c’est aujourd’hui une activité principalement solitaire. Que l’on se trouve devant la télé, son ordinateur ou un gadget mobile, on est généralement seul à fixer l’écran. Pour créer malgré tout un sentiment de groupe, une nouvelle technologie se développe actuellement en Asie, surtout en Chine : il s’agit des « coms à l’écran ».

VERENA MENZEL, membre de la rédaction

Seul devant la télé ? Dans les premières années de la télévision sans fil, c’était pratiquement inimaginable. Regarder le petit écran, à l’époque, c’était un événement collectif, notamment en raison du coût astronomique des premiers récepteurs. En 1935, alors qu’était lancée en Allemagne la première chaîne de télévision à émissions régulières au monde, ce sont des groupes d’en moyenne 50 téléspectateurs qui se serraient dans les salles de réception où étaient le plus souvent installés deux écrans de la taille d’une carte postale. Même plus tard, alors que l’image devint plus nette, l’écran plus grand, et qu’apparut la couleur, regarder la télé est resté une activité de groupe, un petit événement que l’on s’offrait en famille ou entre amis dans le salon, ou alors que l’on partageait avec des collègues de travail dans le bar du coin.

Mais aujourd’hui, l’action de fixer un moniteur est devenue plus individualiste. Pas seulement dans les transports en commun, mais aussi entre les quatre murs de notre domicile. Les écrans multiples de l’ordinateur, du portable et des tablettes sont venus concurrencer le scintillement traditionnel du petit écran dans le salon. Et pourtant, il semblerait que la technologie moderne retrouve toujours, par des voies détournées, le chemin de la nature humaine. Et le bien connu caractère grégaire de celle-ci s’applique aussi à l’âme sensible des téléspectateurs. Une nouvelle mode, venue de Chine et du Japon le démontre on ne peut mieux : c’est la technique du « bullet screen » (« commentaires à l’écran » ou « coms à l’écran »).

Une technique introduite en Chine

Une technique pas si nouvelle en fait, mais qui a pris un essor inattendu depuis un an et demi, particulièrement en Chine, où ce phénomène de niche est devenu grand public. La signification de « bullet screen », c’est-à-dire littéralement « projectiles sur l’écran », c’est la description du dispositif technique qui permet aux spectateurs de poster leurs commentaires pendant le visionnage d’un film, d’une vidéo ou d’une émission de télé, lesquels s’affichent en temps réel sur l’écran et sont vus de tous les autres téléspectateurs.

Contrairement aux commentaires en ligne classiques, que le spectateur doit aller chercher et faire défiler dans un cadre séparé de celui du film, ces commentaires-ci se transforment en projectiles colorés qui traversent le cadre de droite à gauche, et sont donc incrustés directement dans le contenu vidéo. Par moments, la fusillade devient si intense que l’on a du mal à suivre l’intrigue du film à travers le feu d’artifice des réactions multicolores qui zèbrent le cadre.

Le phénomène est né au Japon, où on l’appelle « danmaku ». C’est la plate-forme d’animations, de bandes dessinées et de jeux vidéo Nico-Nico qui l’a adopté et rendu populaire. À partir de 2008, cette innovation a essaimé en Chine, où on l’appelle « danmu ». Dans ce pays aussi, elle inspire plus la génération des internautes post-90, parmi lesquels on trouve de nombreux accros qui passent des heures chaque jour sur des sites de vidéos, d’animations ou de jeux. Les sites de « coms à l’écran » les plus populaires du moment sont AcFun et Bilibili.

Depuis, cette technologie est sortie du cercle de la sous-culture geek pour entrer dans le champ de vision des internautes en général. C’est le portail vidéo chinois Tudou.com qui a donné l’impulsion principale, en étant le premier grand opérateur à introduire une fonction « danmu » dès 2012. D’autres portails vidéo, comme iqiyi.com et le leader du secteur, Youku.com, ont rapidement suivi. Aujourd’hui, cette fonction est un standard sur les sites de vidéo en ligne. Sur certaines plates- formes, les vidéos sont en mode « danmu par défaut ». Les utilisateurs qui ne souhaitent pas voir les commentaires peuvent désactiver cette fonction grâce à un bouton situé en bas de leur écran.

Attirer les jeunes internautes

Cette forme d’interactivité à l’écran redonne au spectateur ce qui n’existait plus dans l’univers restreint des 40 cm qui séparent son nez du bord de son moniteur : les commentaires acerbes de son voisin de fauteuil, les rigolades partagées. C’est-à-dire finalement l’échange direct en temps réel, la magie, l’ambiance des soirées télé à la maison d’autrefois, ou celle des visionnages collectifs.

Cette technique combine les vidéos Internet avec des éléments pris sur les réseaux sociaux. C’est pourquoi elle semble toucher une corde sensible surtout chez les plus jeunes. Ceci expliquerait le fait que les spectateurs acceptent sans difficulté que l’intrigue et le contenu du spectacle passent un peu au second plan. Le danmu met le vécu de groupe au premier plan. C’est sûrement pour cela que les salves de commentaires se déchaînent particulièrement dans les séries les plus trash et dans les productions commerciales les plus fades. En gros, là où l’intérêt du contenu laisse le plus à désirer, fournissant à des jeunes blasés un petit supplément d’intérêt. C’est finalement à cause de ce mode interactif que certains formats trouvent grâce aux yeux des utilisateurs. Peu importe dans ce cas s’il faut parfois chercher les acteurs et les protagonistes parmi les rafales de commentaires sur l’écran.

Le directeur du site japonais Nico-Nico a bien résumé ce phénomène dans une interview récente en disant : « Les téléspectateurs se divertissent mutuellement, même si les contenus sont en réalité ennuyeux. » Et celui qui trouve que la « mitraille » devient trop envahissante peut la faire cesser d’un clic de souris.

Une hypothèse confirmée par un sondage conduit pour le compte du portail Bilibili, selon lequel 92 % des 150 personnes interrogées affirment que le danmu accroît leur intérêt pour les contenus. 45 % des spectateurs affirment d’autre part que, depuis qu’ils ont découvert ce mode de visionnage, il est rare qu’ils s’en passent lorsqu’ils accèdent à une vidéo en ligne. 80 % disent retrouver le plus souvent dans les commentaires d’autres spectateurs leurs propres émotions. Les spectateurs utilisent le mode coms à l’écran surtout lorsqu’ils visionnent des vidéos divertissantes, des dessins animés ou des séries télé.

Yang Weidong, directeur général du portail de vidéos Tudou.com, l’affirme : « De nombreux utilisateurs plus âgés peuvent considérer le mode ‘‘coms à l’écran’’ comme une stupidité ou un jeu futile, mais pour les internautes plus jeunes, c’est devenu une fonction indispensable. Pour ces derniers, elle fait partie intégrante du visionnage de vidéos, et nous pouvons observer que l’influence des évolutions techniques sur les comportements continue de s’accroître. »

Une influence sur les catégories les plus jeunes que d’autres médias voudraient bien eux aussi mettre à profit. En août de l’année dernière, les premières expérimentations sur des commentaires en temps réel conduites sur grand écran ont fait le buzz. Le 2 août, la Mecque shanghaienne du cinéma Shanghai Ever Shining Circuit a projeté le film d’animation The Legend of Qin en version bullet screen. Deux jours plus tard seulement, Beijing ripostait avec la comédie Tiny Times 3 en mode danmu dans plusieurs cinémas. Et puis, ce fut la superproduction de kung-fu Brotherhood of Blades qui a célébré sa première le 7 août dans une mitraille de commentaires.

Le mode de transmission des commentaires est simple : les spectateurs sont invités à se connecter par leur téléphone portable sur le réseau wifi de la salle, puis à accéder à la page qui leur permet de saisir et d’envoyer leurs commentaires. Ceux-ci s’affichent alors en direct sur l’écran, non sans avoir été expurgés automatiquement de certaines formulations sensibles. Pour ceux dont la batterie risque de faiblir avant la fin de l’empoignade virtuelle, un numéro d’urgence est proposé, sur lequel le spectateur peut, d’un simple sms, demander un chargeur. La « munition » lui est apportée directement à son siège par le personnel du cinéma.

Des médias occidentaux de renommée mondiale, comme le New York Times ou le Spiegel, ont largement couvert cette nouvelle mode. Des opérateurs de salles obscures ainsi que des distributeurs de contenus se sont fait des gorges chaudes sur le fantastique potentiel marketing de cette nouvelle tendance. Le Vision Pictures, distributeur de Tiny Times, a qualifié cette invention d’excellente stratégie pour faire le buzz dès la sortie d’un film. « Nous voulons créer une expérience sociale et la diffuser dans le public jeune », confiait Enya Sun, directrice des relations publiques de l’entreprise, au New York Times.

À l’automne 2014, cette technologie a été expérimentée pour la première fois sur les écrans télé chinois. Le 12 octobre, c’est Hunan Satellite TV qui a ouvert le bal avec son émission fétiche annuelle China Golden Eagle TV Art Festival, offrant aux téléspectateurs la possibilité de publier des commentaires en direct par sms sur certains passages de l’émission. Une première sur les écrans de télévision de la partie continentale de la Chine. Hunan TV a eu la prudence de ne pas ouvrir l’ensemble de son émission en direct aux réactions de ses téléspectateurs. Les remarques du public ont également fait l’objet d’un filtrage en coulisses pour éliminer les expressions trop inconvenantes.

La controverse s’enflamme

Une innovation qui ne fait pas que des heureux. Les plus critiques voient dans cette tentative de transformer le grand écran en radio-trottoir un grossier calcul marketing aux dépens du contenu scénaristique. « Les coms à l’écran sont avant tout un format de communication, et les amateurs sont justement attirés par cet aspect interactif en tant que tel, plus que par les films qui servent de support. Ce nouveau mode ne respecte pas le travail du metteur en scène », commentait par exemple le fameux critique de cinéma KTV. Et c’est vrai que cette tendance ne semble pas faire l’unanimité chez les metteurs en scène chinois. L’ancien secrétaire de China Film Directors’ Guild, He Ping, exprimait récemment sa crainte que le flot de commentaires ne finisse par détériorer l’intention esthétique de l’auteur du film. « Il faudrait demander l’assentiment du metteur en scène et du scénariste avant d’ouvrir un film aux commentaires à l’écran », a suggéré He dans une interview accordée au Quotidien de la Jeunesse de Chine.

Wang Yi, chercheur sur la culture internet, voit dans cette nouvelle tendance une réaction à la prolifération actuelle de contenus mineurs et de mauvaise qualité. Les jeunes Chinois se servent de ce nouveau média pour se moquer des productions bon marché. Ils se rattachent finalement à la tradition déjà solidement établie dans l’Internet chinois qui consiste à ironiser en groupe sur les défauts des contenus-poubelle, ce qui restitue à ceux-ci une valeur de divertissement. En chinois, cette pratique est désignée par le verbe « tucao » (se plaindre), un terme qui correspond à cette culture de la moquerie et du détournement qui a émergé ces dernières années.

La question est maintenant de savoir si la mode du danmu peut s’imposer dans la durée et si plus de films, au cinéma et à la télévision, s’ouvriront à cette pratique. Notons que dans les salles obscures, à la différence des sites de vidéo en ligne, on ne peut pas tout simplement désactiver la fonction de commentaires. Ce qui est sûr, c’est que les stratèges du marketing du cinéma et de la télé peuvent gagner des points facilement avec les spectateurs les plus jeunes, lesquels sont habitués depuis leurs premiers pas sur Internet à ce genre de fonctionnalité.

Les partisans des commentaires à l’écran ont un autre allié de poids en Chine : c’est le marché débordant des applications mobiles, qui voit dans ces nouvelles fonctionnalités un nouveau champ d’action, un territoire encore vierge et plein de promesses. Ici aussi la technologie danmu pourrait trouver à s’appliquer sur une grande échelle. L’application proposée par le populaire site parodique Jiecao.com est un précurseur dans ce domaine. Cette app permet déjà à ses utilisateurs de publier, par-dessus les images et les vidéos affichées, des commentaires qu’il leur suffit d’enregistrer en mode « presser-parler », et qui apparaissent sur les écrans de tous les utilisateurs.

De récentes expériences conduites sur cette nouvelle technologie semblent pourtant montrer que les médias comme les publicitaires chinois cherchent activement à développer de nouvelles approches pour relier les médias traditionnels à Internet et aux éléments interactifs des réseaux sociaux. Non seulement ils essaient de réunir en un seul être la sainte trinité d’écrans que forment la télé, l’ordinateur et le smartphone pour tirer de cette fusion des synergies, encore voudraient-ils transformer les salles obscures traditionnelles en véritables temples du multimédia. Les opérateurs des principaux portails vidéo du pays en tout cas sont confiants dans les chances de développement des commentaires à l’écran : leur préoccupation aujourd’hui est de trouver des moyens de commercialiser cette tendance. Tudou.com s’est d’ores et déjà lancé dans une coopération avec les opérateurs de cinémas pour la mise au point technique du système. Le directeur de Tudou.com, Yang Weidong, affirme : « Nous avons accumulé une grande expérience auprès de nos utilisateurs et nos capacités de serveurs sont suffisantes pour faire fonctionner ce service dans 5 000 cinémas à la fois. »

Un aspect que souligne M. Wang : « Le danmu met en avant la composante sociale de la consommation médiatique, et celle-ci va de pair avec un besoin de s’exprimer de la part des utilisateurs. » C’est pourquoi tout semble indiquer que notre comportement de téléspectateur va, petit à petit, inconsciemment, retourner vers ses origines dans les salles de la TSF, sauf que celles-ci seront désormais gérées en ligne. Le rire collectif, les moqueries du voisin de fauteuil : tout cela se produit désormais en numérique et prend la forme de commentaires qui filent sur l’écran. Rien de fondamental n’a changé dans la fonction sociale de l’échange d’idées, ni dans la recherche d’appartenance à une communauté. La technologie progresse, mais la nature humaine demeure. Et la solitude n’est pas son fort, même lorsqu’il s’agit seulement de visionner des contenus en ligne.

 

 

La Chine au présent

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