CHINAHOY

28-February-2015

Série de peintures sur le Tibet et moi

 

Sifflements sur l'étendue déserte.

 

L'artiste revient sur le processus de création de son succès Série de peintures sur le Tibet.

CHEN DANQING*

Série de peintures sur le Tibet fait référence depuis longtemps aux œuvres que j'avais réalisées au cours de mes deux séjours dans cette région, bien que certains de mes travaux n'ont pas paru dans cette collection.

C'est en automne 1976 que je me suis rendu pour la première fois sur le plateau tibétain. J'y suis resté quatre mois, durant lesquels j'ai réalisé trois peintures grand format : Larmes versées sur les champs de moisson, Le président Hua avec le peuple multiethnique du Tibet, Le peuple tibétain célèbre le renversement de la Bande des quatre. Ces titres rappellent les événements majeurs survenus en Chine cette année-là : le décès du président Mao, l'accession au pouvoir de Hua Guofeng et l'arrestation de la Bande des quatre. J'avais pris beaucoup de plaisir à produire ces grandes créations. J'étais alors âgé de 23 printemps et venais de passer 7 ans à la campagne.

À la fin de cette année-là, Larmes versées sur les champs de moisson a été envoyée à Beijing participer à la sélection pour l'Exposition nationale des beaux-arts et a été retenue. Après l'exposition, elle a été réexpédiée à Lhassa et conservée dans un entrepôt. Quelques années plus tard seulement, elle a été apportée chez moi et jetée sous mon lit, jusqu'en 1994, l'année où je me suis souvenu qu'elle était là. Je l'ai roulée comme un vulgaire tapis, puis emportée à New York. Une fois déployée et aplatie, je l'ai suspendue sur le mur est de mon atelier. À la fin du XXe siècle, je l'ai prêtée pour les besoins d'une exposition d'arts modernes chinois organisée au musée Solomon R. Guggenheim. Elle m'a été rendue, à ma grande surprise, dans une boîte en bois raffinée.

Quant aux deux autres peintures, elles ont été présentées dans une exposition à Chengdu (capitale de la province du Sichuan), le Tibet appartenant alors à la région du Sud-Ouest de la Chine. Si elles n'avaient pas été détruites après l'exposition, elles seraient certainement encore quelque part dans le Sichuan de nos jours...

Le peuple tibétain célèbre le renversement de la Bande des quatre ne m'avait demandé que quelques jours. Je l'avais « barbouillée » à la hâte. Concernant Le président Hua avec le peuple multiethnique du Tibet, son style était plus libre et plus souple que Larmes versées sur les champs de moisson. Quoi qu'il en soit, ces trois œuvres affichaient des scènes toutes sorties de mon imaginaire.

 

Larmes versées sur les champs de moisson.

 

En 1980, je suis allé au Tibet, pour une seconde fois. De mars à juin, j'ai réalisé mon projet de fin d'études : quelques peintures petit format désormais connues sous le nom de Série de peintures sur le Tibet. En 1981, j'ai produit, dans mon dortoir de l'Institut central des beaux-arts, deux autres tableaux, baptisés Les herbes plient sous le vent et Sifflements sur l'étendue déserte. L'année suivante, je suis parti à New York, sachant que là-bas, on pouvait gagner son pain en dessinant le visage du Tibet.

Cependant, j'ai eu beau peindre encore et encore durant plusieurs années, loin du plateau, aucune de mes productions n'arrivait à la cheville de celles que j'avais créées à Lhassa. À la fin des années 1980, j'ai jeté l'éponge, songeant à ne plus représenter le Tibet.

J'ai effectué mes deux voyages au Tibet à quatre ans d'intervalle. Mon premier, à la fin de la Révolution culturelle. L'Exposition nationale des beaux-arts, avec Larmes versées sur les champs de moisson, s'est sans doute avérée la dernière exposition collective en Chine de peintures à l'huile selon le réalisme révolutionnaire soviétique après 1949 (fondation de la République populaire de Chine). En ces temps-là, comme tous les peintres « jeunes instruits », je m'évertuais à imiter le style soviétique emprunté par de célèbres artistes chinois. Quand j'observais ces portraits de Tibétains vêtus de grandes robes à manches amples, je repensais aux œuvres de Sourikov ou de Dergachev. Dans une petite pièce du Centre culturel des travailleurs au sud-ouest du palais du Potala, face à mes toiles, tantôt près tantôt loin, je me prenais pour un peintre révolutionnaire venu d'URSS.

Mon deuxième séjour au Tibet a eu lieu à la veille de la réforme et de l'ouverture. Les temps changeaient ; mes connaissances augmentaient. Alors que je peignais, je m'efforçais de me rappeler les images naïves représentées par Gustave Courbet, Jules Bastien-Lepage, Jean-Baptiste Camille Corot et Jean-François Millet, me mettant dans la peau d'un peintre classique français. Après la remise de mes œuvres de fin d'études, j'ai expliqué dans ma thèse pourquoi et comment j'avais pu réaliser ces tableaux. Mais plusieurs années plus tard, j'ai compris subitement : ma soi-disant Série de peintures sur le Tibet n'était que le corollaire de l'Exposition de peintures rurales françaises tenue en Chine en 1978. Alors que je me promenais sur le lieu d'exposition, surgissaient des souvenirs de lycée : caché dans la petite pièce de chez moi à Shanghai, j'imitais les œuvres européennes...

 

Mères et enfants.

 

La prédilection, la méconnaissance et un brin de conscience forment sans doute les meilleures conditions pour progresser en peinture. « Je regarde le paysage tous les jours avec excitation, et peins tableau après tableau. Le soleil qui illumine la foule de Tibétains rassemblée dehors dessine selon moi le contour de leur visage et silhouette à la manière des peintures soviétiques ou françaises. Alors, je me dis : oui, c'est selon ce style qu'il faut peindre... » Voilà un extrait de mon carnet de voyage au Tibet. À l'époque, l'esthétique de l'art européen constituait l'intermédiaire entre le Tibet et moi, tout comme le Tibet jouait le rôle de médiateur vivant entre la peinture européenne et moi-même.

Une imitation ? Je l'espère. Je ne savais qu'imiter. Cela m'a aidé à réaliser mon souhait de « libération et de quête ». Ce désir était bel et bien réel et urgent vers la fin de la Révolution culturelle : quand les images dramatiques de Sourikov m'ont conduit à peindre des gens en train de pleurer, je me suis affranchi des dogmes pour traiter la Révolution culturelle ; quand j'ai vu de mes propres yeux les œuvres classiques françaises, j'ai marché dans leurs pas et me suis enfin lavé de l'influence soviétique.

Toutefois, je n'en étais pas conscient ni n'y réfléchissais il y a une trentaine d'années. Je peignais de manière instinctive. Puis ma longue carrière à New York m'a éloigné toujours plus de mon passé... Au nouveau siècle, quand j'ai observé à nouveau ces peintures petit format, il m'a semblé que la prétendue « esthétique européenne » que j'avais imaginée avait disparu, tel un roman traduit lu il y a bien longtemps dont j'aurais oublié l'intrigue et les raisons pour lesquelles celui-ci m'avait ému. Ces anciennes créations composées à Lhassa dans ma jeunesse ne sont ni soviétiques, ni françaises. Sans la passion et l'énergie suscitées par ces magnifiques hommes et femmes tibétains, je n'aurais pas pu réaliser ces peintures.

Ces dernières années, beaucoup m'ont invité à commenter mes anciennes œuvres et à indiquer ma préférée. Je choisirais Larmes versées sur les champs de moisson, parce qu'elle traduit la confiance en soi liée à l'ignorance tout en étant ancrée dans l'histoire. Quant à Série de peintures sur le Tibet, j'ai été surpris de lire dans mon vieux journal cette phrase que j'avais écrite après avoir achevé les œuvres : « Ces peintures semblent désormais pâles et insipides, tout à fait différentes des résultats que j'avais imaginés et cru pouvoir atteindre. »

Mais aujourd'hui, mon ressenti est totalement différent : j'ai le sentiment de contempler les travaux d'autrui, peints avec dévotion et générosité.

 

*CHEN DANQING est peintre, critique littéraire et écrivain. Il a fait sensation en 1980 avec sa Série de peintures sur le Tibet.

(Cet article, tiré de Série de peintures sur le Tibet et moi, est publié avec l'autorisation de China Today Art Museum Publishing House.)

 

 

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