CHINAHOY

27-January-2014

Récit sur les artistes du thangka (3)

Dans le studio Longshu, un apprenti s'applique à dessiner un thangka.

 

XUE MING*

Relais artistique

Je ne suis pas encore entré dans le village de Wutunxia que j'aperçois, au bord de la rivière Longwu, le studio Longshu, encore en construction. Ce bâtiment fait de briques et de bois paraît grandiose ; ses murs gris et son toit doré lui donnent une allure de sérénité et de puissance. À l'intérieur, Chu Dri, l'un des maîtres du studio, délivre ses consignes à une vingtaine d'apprentis en thangka.

En accord avec son métier d'enseignant, il se montre très loquace face à moi, une élève bien attentive. « Dessiner un thangka est en fait un cours de pratique religieuse. Intégrant tout un aspect traditionnel, c'est un art que l'on ne peut pas apprendre par soi-même, ni imaginer ni même détruire aléatoirement. Ces peintures sont transmises de génération en génération, et elles le furent même au cours de l'époque de la Révolution culturelle, a raconté Chu Dri. Au sortir de cette période, le pays était encore relativement fermé, et le bouddhisme y était considéré comme une superstition féodale. Mon père était alors enseignant dans une école. Chaque soir, dès son retour à la maison, il fermait la porte pour dessiner en cachette des thangka, pour satisfaire la demande des habitants locaux. Si quelqu'un nous demandait où se trouvait notre père, nous répondions qu'il était parti travailler aux champs. Nous n'osions pas dire la vérité. Mon père est décédé jeune, et n'a donc pas eu le temps de nous enseigner les nombreuses techniques qu'il connaissait. Toutefois, mon frère et moi avons eu la chance d'apprendre l'art du thangka auprès du peintre privé du 9e Panchen-Lama. »

« Auparavant, les dignitaires boud-dhistes jouissaient d'un statut assez élevé. Avant de dessiner les sourcils et les yeux du Bouddha, il faut choisir le bon jour sur l'almanach. Pour dessiner enfin ces traits du visage du Bouddha, il faut tenir votre pinceau avec grand soin, comme Manjusri manie son épée de la sagesse. Même hors utilisation, il faut toujours le ranger sur une étagère en hauteur : interdiction de le laisser traîner par terre. Le premier jour de l'année lunaire, nombreux sont les gens du village à venir au monastère pour demander nos pinceaux. Ceux-ci peuvent être placés à l'intérieur de la statue du Bouddha. De plus, il est dit que si des parents rapportent ce genre de pinceau chez eux, le Bouddha bénira leur enfant dans leur réussite scolaire », a indiqué Chu Dri. D'ailleurs, à ces mots, un apprenti qui dessinait près de lui ramassa doucement un pinceau qui se trouvait sur le sol et le mis dans son plumier.

L'art du thangka se transmet toujours selon un modèle d'« atelier familial ». Après avoir été admis par un maître, les jeunes disciples vivent ensemble parmi la famille du maître et participent aux travaux agricoles et aux tâches ménagères. Se substituant à un parent, le maître se charge d'éduquer ses disciples en leur transmettant des valeurs et règles de conduite. L'attitude et les pensées du maître exercent une influence quasi imperceptible sur chacun des caractères de ses disciples.

« Il y a quelques jours, un disciple m'a demandé : "Pourquoi nous gagnons peu en peignant des thangka, tandis que les artistes dans les régions majoritairement han gagnent beaucoup quand ils calligraphient quelques caractères ? C'est injuste, non ?" Je lui ai répondu : "Vous ne concentrez votre regard que sur les caractères et ne voyez pas les efforts considérables qu'ils ont déployés pour en arriver à cette maîtrise de l'écriture. Leur salaire résulte aussi de leur sueur et de leur persévérance. Vous commencez à peine à pratiquer, vous êtes encore très loin de pouvoir vous comparer à eux"», a rapporté Chu Dri.

Les artistes du thangka vont travailler dès les premières lueurs de l'aube et se reposent au coucher du soleil. Entre-temps, Chu Dri guide chaque disciple dans leurs techniques de peinture et leur inculque la voie de la sagesse au travers d'histoires. Ces anecdotes racontées par le maître sont d'ailleurs des petits moments chaleureux qui changent des exercices répétitifs à réaliser tout au long de la journée, assis devant une toile.

Mais ce modèle d'« atelier familial » affiche tout de même certains inconvénients. La plupart des personnes font grand cas de l'apprentissage des techniques artistiques, en négligeant souvent la formation culturelle. Diverses générations de peintres, au terme d'un dur labeur, avaient réussi des thangka exquis et splendide. Mais peu à peu, sont oubliés les sens historiques, traditionnels et religieux dont ces objets d'art sont empreints.

L'Histoire du Bouddha Shakyamuni, une des œuvres de Chu Dri.

Chu Dri m'a alors conté son expérience au monastère de Labrang, dans la province du Gansu. « Un membre du monastère m'a demandé de dessiner L'Histoire du Bouddha Shakyamuni, qui comprend 108 jataka (récits), mais il fut incapable de m'expliquer de quoi ceux-ci parlaient. Nous sommes donc allés consulter un guéshé (moine de haut rang) âgé dans le monastère. Ce dernier avait écrit beaucoup de caractères sur les thangka originaux dont j'avais l'intention de m'inspirer, puis il m'expliqua que beaucoup d'erreurs ou d'inexactitudes s'étaient glissées dans ces peintures. D'après lui, ces œuvres pouvaient être utilisées pour la pratique religieuse, mais ne pouvaient pas être reproduites en raison de son contenu incorrect. Au su de cela, j'ai décidé de mettre mon pinceau de côté et prendre le temps de comprendre clairement ces récits. J'ai passé plus de six mois à les apprendre et à les analyser aux côtés du savant, se rappelle-t-il. Un bon thangka peut tout à fait refléter un soutra bouddhiste qui délivre des histoires et oriente la raison. Si nous commettons des faux pas dans la peinture, nous exercerons une influence néfaste sur la jeune génération. »

En général, ceux qui réalisent des thangka dans la région de Regong n'ont pas reçu un haut niveau d'instruction, car ils ont consacré leur vie à l'apprentissage de cet art dès leur sortie de l'école primaire ou secondaire. Cette faiblesse d'éducation, que ce soit en langue tibétaine ou en mandarin, constitue désormais un grand obstacle à la transmission de l'art du thangka. « Je me suis adonné à la peinture du thangka pendant neuf années au mont Wutai. Durant cette période-là, je restais toujours tout seul chez moi, en mode casanier. D'une part, je préférai rester tranquille ; d'autre part, et c'était la raison principale, mon niveau de mandarin était très faible. J'étais comme muet à l'extérieur. Les thangka rassemblent une panoplie d'histoires, mais je me sentais incapable de les narrer et encore moins de les expliquer en mandarin. Ce fut un grand regret pour moi. J'espère donc que mes disciples maîtriseront bien à la fois le tibétain et le mandarin », a relaté Chu Dri.

Enfin, Chu Dri nous a révélé quelle était son intention première en créant le studio Longshu : permettre aux apprentis de recevoir une éducation adaptée. « Dans notre village, nombreux sont les parents qui n'attachent pas assez d'importance à l'instruction de leur enfant, car ils ne savent pas bien comment s'y prendre. Quand leur enfant atteint un certain âge, ils le pressent d'apprendre un métier manuel pour gagner sa vie. Actuellement, mon frère et moi avons trop d'apprentis à notre charge, ce qui est vraiment très fatigant pour nous. Il nous faut non seulement enseigner la peinture, la langue, la culture, mais également s'occuper des autres éléments de leur vie quotidienne. Quand les travaux du studio seront totalement achevés, je voudrais inviter des enseignants de l'extérieur capables de parler le mandarin et le tibétain, pour qu'ils nous aident à rehausser toujours plus le niveau linguistique et culturel de nos élèves. Alors, je pourrais me vouer corps et âme à l'enseignement de la peinture », a commenté Chu Dri. (à suivre)

*XUE MING est une doctorante en anthropologie, qui étudie à l'université de Californie, à Los Angeles.

 

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