CHINAHOY

1-June-2015

Doigts de fée

 

On trouve encore en Chine des métiers que la modernité a chassés en Occident. À l'ère de l'obsolescence programmée, ils résistent, ils sont partout, ils réparent tout, pour quelques dizaines de yuans : les xiulizhe, appelés respectueusement « shifu » (maître).

 

 

CHRISTOPHE TRONTIN, membre de la rédaction

 

Pendant l'opération, plusieurs clients étaient venus interrompre le shifu, qui avec un iPhone refusant de montrer les vidéos, qui avec un téléphone cassé, qui avec d'autres babioles endommagées. À chaque fois, shifu reposait patiemment ses instruments pour jeter un coup d'œil  à l'appareil qu'on lui apportait. Tel un jongleur du cirque de Beijing, il faisait virevolter de plus en plus d'objets entre ses mains agiles. Voilà qu'il se mettait aussi à répondre au téléphone ! « Non, nous n'avons pas la coque noire, seulement la blanche. Pour la noire il faudra patienter, une semaine environ… Si vous êtes d'accord pour la blanche, je vous la remplace tout de suite… Oui, une semaine… environ. » Le câble de mon casque audio s'était dessoudé. Plusieurs réparateurs m'avaient déjà rembarré, me suggérant d'acheter un casque neuf pour cent yuans ou moins. Mais moi, rebelle à l'idée de l'obsolescence programmée, attaché à ce casque souvenir d'un voyage dans le Hebei, vaguement écologiste sur les bords et renâclant à l'idée d'acheter un nouvel objet qui transformerait celui-ci en détritus, je m'entêtais. Bien m'en a pris : M. Zhao est le quatrième et lui m'a répondu : « Ok, je peux le réparer ».

 

 

Un spectacle aussi fascinant que microscopique

 

D'autres clients l'encerclaient, cherchant, sans égard pour la délicate opération en cours, à le détourner vers leur problème. « Mon smartphone, vous pouvez le réparer ? Ça coûtera combien ? » Désormais engagé dans le vif de la procédure, penché sur sa loupe éclairante, immobilisant de sa pincette les fils fins comme des cheveux qu'il s'agissait de souder d'un point microscopique sur la plaque millimétrique, il n'écoutait plus. Et j'observais du coin de l'œil les clients qui se muaient progressivement en spectateurs.

 

L'un après l'autre, captivés par le spectacle aussi fascinant que microscopique, je les voyais s'incliner peu à peu, se pencher de plus en plus, approcher leur nez de l'objet des attentions du shifu… Retenant leur souffle, bouche bée, ils mimaient involontairement les gestes d'orfèvre du réparateur. Tel un funambule perché loin au-dessus d'un filet imaginaire, celui-ci régnait maintenant sur un public captif. Cabotin, il esquissait de temps à autre un faut pas, laissait tomber une microscopique pièce, sur laquelle se pointaient immédiatement quatre ou cinq index avides d'aider, de contribuer, de participer au délicat sauvetage en cours…

 

Voilà, il nettoie les infinitésimales bavures d'une microscopique brosse métallique, examine son travail à la loupe, esquisse un soupir de satisfaction repris en chœur par toutes les bouches présentes. Il rassemble les minuscules pièces du capot, les revisse l'une après l'autre, méthodiquement, de ses gestes brefs et précis et me tend, l'air triomphant, la chose réparée, tandis que se déchaînent les applaudissements muets du public ! Au rez-de-chaussée du centre commercial, shifu essuie son front couvert de sueur et goûte un instant cette gloire bien méritée, empoche mes vingt-cinq yuans, avant de passer à son prochain défi.

 

Les réparateurs chinois travaillent pour des sommes ridicules, au point que l'on se demande souvent comment ils parviennent à joindre les deux bouts. Il est vrai qu'ils sont en concurrence avec les usines chinoises qui produisent, à des coûts surréalistement bas, ces babioles électroniques ou non qui ont envahi notre quotidien. Lecteurs DVD, smartphones, appareils photo, montres… rares sont les objets qui échappent à leur soins délicats. M. Zhao me confirme que, malgré ses horaires calqués sur ceux du centre commercial et les clients qui se bousculent, ses affaires vont « yi ban » (pas terrible).

 

Les réparateurs ne sont pas tous des vieux. Il y en a des tout jeunes aussi, preuve que la spécialité n'est pas en voie de disparition. M. Zhao n'a que 25 ans, mais il officie déjà depuis huit ans. Je lui demande quelle formation il a suivie pour s'y connaître aussi bien dans la jungle des modèles nouveaux. « C'est mon oncle qui m'a tout appris… et puis entre réparateurs, on échange des trucs. De toute façon, les appareils sont tous conçus suivant les mêmes principes : j'ai déjà réparé des iPhones. »

 

Les consommateurs chinois préfèreraient, à l'instar de leurs collègues occidentaux, acheter sans fin des objets neufs. Mais peut-être ressentent-ils aussi parfois l'envie de prolonger un peu la vie d'un objet familier ? De ralentir le défilement des marques et des modèles ? L'envie de se contenter, pour une fois, de ce que l'on a, de suspendre pour un mois ou un an l'épuisante course-poursuite à la nouveauté ?

 

Miracles de l'artisanat autodidacte

 

Je venais d'arriver à Beijing. Ma montre Junghans, un cadeau d'il y a douze ans, avait cessé de fonctionner dans l'avion vers deux heures du matin. Pensant que la pile était usée, je m'étais adressé au bidouilleur du coin. Qui l'avait remplaçée, mais c'était pour constater que ma toquante ne se remettait pas à fonctionner pour autant. Avant que j'aie le temps de dire ouf, il se plongeait dans les microscopiques entrailles de la bestiole pour en exhiber (sans exagérer, il ne s'est pas passé 30 secondes) la pièce endommagée. Toujours avant que je n'aie le temps de pousser mon fameux ouf (en chinois, je cherchais encore mes mots et mes oufs), il me tendait au bout de ses pincettes une pièce de rechange infinitésimale identique et, ayant obtenu mon assentiment muet, se mettait en devoir de la remplacer ! Les doigts de fée virevoltaient, empoignant et reposant pincettes, tournevis, petits pinceaux et bombes d'air comprimé ; une à une les pièces du puzzle reprennent leur place, le fond est solidement revissé et le vénérable orfèvre me tend, avec un sourire à moitié édenté, une montre en parfait état de marche ! Eh oui, nous sommes en Chine ! Dans n'importe quel autre pays du monde, on aurait placidement haussé les épaules : « Adressez-vous au dealer officiel de la marque, on ne peut rien faire pour vous aider, on n'a pas les pièces, ni l'autorisation, ni les compétences, ni les outils nécessaires. »

 

En cinq ans à Beijing, je l'avoue, j'en ai usé et abusé de ces réparateurs. Vélo, appareil photo, lecteur DVD, ordinateur : on les achète à des prix dérisoires, et un jour, l'une des pièces bon marché qui les compose cède. Tel un rebouteux, le shifu a le flair et le talent inné pour détecter et remplacer le maillon faible.

 

Trônant au milieu d'ordinateurs désossés et de piles de pièces détachées, fer à souder en main, M. Liu est réparateur depuis 11 ans. Son minuscule atelier occupe un coin discret du centre commercial, en-dessous de l'escalator. Il a appris le métier à l'Institut d'électronique de Zhongguancun, à Beijing. Ses affaires vont « hai xing » (plutôt bien). Il a plusieurs fois retapé mon ordinateur portable qui se porte comme un charme, alors qu'il affiche quatre printemps déjà.

 

Parfois, malgré sa bonne volonté, shifu ne dispose pas des pièces nécessaires. Ou que le problème sorte de son champ de compétences. Ou que la réparation nécessaire soit plus coûteuse que l'achat d'un appareil neuf. Dans ce cas, on le voit remonter l'appareil, minutieusement, non sans passer un petit coup de mini-aspirateur sur les parties les plus empoussiérées. À la fin de l'opération de diagnostic qui a peut-être pris vingt bonnes minutes, lorsque je demande combien cela coûte, il répond « rien, puisque je n'ai pas pu le réparer ». J'ai à chaque fois un instant d'hésitation avant de remercier et de tourner les talons, me promettant de revenir à la prochaine panne !

 

 

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