CHINAHOY

3-July-2015

La fièvre boursière

 

La bourse chinoise s’emballe et les chiffres passent dans le rouge (en Chine, les indices qui grimpent apparaissent en rouge, à l’inverse des autres bourses dans le monde).

 

 

Comme d’autres pays avant elle, la Chine découvre la spéculation boursière privée. Quand l’engouement pour l’épargne financière rencontre la volonté du gouvernement de privatiser en partie les grands conglomérats d’État…

CHRISTOPHE TRONTIN, membre de la rédaction

«Chaogu » (investir ou spéculer en bourse) est un mot qu’on entend de plus en plus souvent dans ces conversations que l’on épie involontairement dans la rue… On voit des gens partager, sur le ton de la confidence, leurs dernières découvertes en matière boursière et des conseils d’initié, ou alors se disputer sur les chances de telle ou telle privatisation à venir... Dans le métro, des gens ouvrent leur application de suivi des cours en temps réel, analysent d’un œil sérieux les courbes, histogrammes et indices multicolores qui clignotent sur leur écran.

J’ai rencontré M. Wang dans la librairie de Wangfujing, où il arpentait les rayons de livres en anglais… « Je suis retraité, mais j’ai travaillé plusieurs années à New York dans l’informatique, m’explique-t-il dans un anglais plus que convenable. Maintenant j’entretiens mon anglais en recherchant la compagnie de personnes anglophones. » Je n’ai même pas le temps de lui demander quelles sont ses activités qu’il se rengorge déjà : « maintenant que je suis retraité, mon passe-temps est de faire fructifier mon capital en bourse ». Intrigué, je lui demande des détails : « J’ai gagné plus d’un million de yuans en trois semaines », m’annonce-t-il, triomphant.

M. Wang profite de son temps libre pour compulser les différents magazines et les sites Internet spécialisés, qui distribuent généreusement analyses financières, trucs et astuces, tests comparatifs et autres informations aux boursicoteurs en herbe ou expérimentés.

Par curiosité, je me suis renseigné auprès de mes amis… pour découvrir que tous ou presque « jouent en bourse » ! Les statistiques sont éloquentes : d’après China Daily, depuis le mois d’avril, ce sont 4 à 5 millions de personnes nouvelles qui se mettent à boursicoter chaque mois. Un afflux d’épargne qui gonfle les cours et qui nourrit l’enthousiasme contagieux des épargnants ! À ce casino, il est presque impossible de perdre ! Enfin pour l’instant : bien sûr, lorsque le nombre et le volume des échanges se stabiliseront, les cours feront de même, et les certitudes de certains « investisseurs » risquent d’en prendre un coup. Comme certains articles spécialisés le soulignent, si de nombreux Chinois suivent les conseils de leur banquier qui les orientent vers des placements sans risque, d’autres s’amusent à acheter et vendre à très court terme, modifiant leur position plusieurs fois par jour. Un passe-temps à haut risque et à haut rendement, une façon de mettre un peu de piment dans les épinards.

Sur les places de Shanghai et de Shenzhen, c’est l’euphorie ! Elles viennent de dépasser celles de Londres et de New York en volumes échangés avec respectivement 1,85 et 1,56 trillions de dollars en mai 2015. Le premier facteur de cette poussée de fièvre, c’est évidemment l’engouement des épargnants. Le bas de laine des Chinois est beaucoup plus gonflé, proportionnellement aux revenus, que celui des Occidentaux. Avec la hausse des prix de l’immobilier et le manque de liquidité de ce genre de placement, l’investissement en bourse est devenu de plus en plus attractif. D’après les analystes, ce sont les petits épargnants qui assurent aujourd’hui 80 % des volumes échangés, soit quatre fois plus que dans les pays industrialisés.

La réforme bancaire pousse à la roue

Un autre facteur de croissance des indices boursiers, c’est la réforme bancaire en cours en Chine, qui permet aux banques de réduire leurs réserves et qui donc libère des liquidités vers les marchés financiers. Un mouvement encouragé par la politique de la « nouvelle normalité » qui, comme le souligne Michael Liang de la Foundation Asset Management, a déjà conduit la Banque centrale de Chine à abaisser ses taux directeurs par deux fois cette année.

La confiance dans le gouvernement chinois joue un rôle significatif également. « Les marchés boursiers sont clairement convaincus que le gouvernement chinois va continuer à soutenir l’économie pour atteindre ses objectifs de croissance, et que si la croissance venait à ralentir, les taux directeurs seraient encore abaissés », écrivait ainsi Manishi Raychaudhuri, analyste boursier pour BNP Paribas dans une note citée par le quotidien financier Financial Times.

Bulle spéculative ? C’est bien sûr le cri d’alarme que poussent de nombreux analystes étrangers, comme à chaque fois qu’un marché nouveau se développe en Chine. Mais elle ne fait que commencer : la proportion de l’épargne placée sur les marchés reste faible par rapport aux pays industrialisés (elle a représenté moins de 15 % en 2014, contre près de 50 % aux États-Unis).

Le représentant en Chine de Bespoke Investment Group, une société américaine de gestion de fortune, en convient : « Pour être clair, c’est bien une bulle spéculative à laquelle nous assistons ici. Mais il reste des réserves considérables de liquidités qui vont la faire croître encore pendant quelques années. Une période où l’on peut se permettre de profiter un peu de la spéculation… »

Et les Chinois ne s’en privent pas. Dans un pays où les jeux de hasard sont interdits, la spéculation boursière fait monter l’adrénaline des jeunes urbains professionnels. Les uns en suivant les conseils de leur banquier, les autres en autodidactes. On trouve sur Internet des centaines de programmes de suivi et d’analyse des courbes, ainsi que des tutoriels en ligne qui se proposent de vous former à la spéculation. Les développeurs d’applications mobiles ne sont pas en reste, et on voit dans le métro les gens consulter en ligne la valeur de leur portefeuille d’actions.

Mme Wei, divorcée, deux enfants, a quitté son travail dans l’événementiel pour se consacrer entièrement à la spéculation boursière. J’ai du mal à suivre ses explications alors qu’elle essaie de m’exposer sa façon de procéder. « Il ne faut pas essayer de suivre les nouvelles en se disant que la bourse va réagir à la hausse ou à la baisse, me confie-t-elle. Le secret, c’est de suivre l’activité des entreprises et les annonces qu’elles font. Les entreprises les plus dynamiques, celles qui innovent, celles qui conquièrent de nouveaux marchés, sont celles dont les actions vont grimper. » Son portable ne cesse de clignoter et d’émettre des bips lorsque tel ou tel indice passe tel ou tel seuil prédéterminé. « Grâce à ma nouvelle activité, je peux travailler depuis chez moi. Plus de trajets domicile-travail, je gagne un temps fou… et plus d’argent qu’avant ! » s’exclame-t-elle, ravie.

Depuis le 11 novembre 2014, la bourse de Shanghai s’est ouverte aux investisseurs étrangers. Encore un signe d’ouverture de l’économie chinoise sur le reste du monde. Même si les banquiers étrangers restent sceptiques et ne prennent pied qu’avec prudence sur ce marché en pleine ébullition.

Selon les informations de China Daily, la fièvre acheteuse a excédé les capacités d’affichage du logiciel de la bourse de Shanghai le 20 avril, en dépassant 1 trillion de yuans (161,28 milliards USD) de titres échangés. Le marché a dû être suspendu pour permettre une actualisation du logiciel SHOW2003. « Un problème de configuration mais pas une panne technique », ont précisé les responsables de la bourse de Shanghai, ajoutant que les prix des actions et les indices n’avaient pas été affectés.

De nombreuses banques installent désormais dans leur devanture des graphiques et des courbes multicolores qui rendent compte du dynamisme de l’investissement populaire. On croirait voir des partitions musicales retracer la « valse des millions »...

 

 

La Chine au présent

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