CHINAHOY

10-June-2014

Philippe Entremont : l'art de mener la baguette... chinoise !

 

Le 28 avril 2014, au Théâtre national de Chine à Beijing, Philippe Entremont a dirigé le concert « Esprit français », ouvrant le festival Meet in Beijing. (CFP)

 

ANAÏS CHAILLOLEAU, membre de la rédaction

Dans le cadre du festival Croisements, le pianiste et chef d'orchestre français Philippe Entremont a été invité par la Chine à diriger, le temps d'une soirée, l'orchestre de l'Opéra national de Chine. L'occasion pour nous de l'interviewer sur sa carrière, ses impressions sur la Chine et son avis sur le développement de la musique classique dans ce pays.

« C'est très amusant, parce que quand j'étais petit, vers 3-4 ans, ça me disait bien d'être pianiste. J'hésitais entre devenir pianiste et devenir Pape. Après, j'ai revu mes désirs à la baisse. Je me suis dit : "Cardinal, ça suffit !" » blague Philippe Entremont.

Ce n'est pas un simple pianiste que nous avons rencontré dans le luxueux Swissôtel de Beijing, mais l'un des plus grands chefs d'orchestre de la planète. Une impressionnante carrière de plus de soixante ans qui ne se devine pas chez cet homme généreux, farceur et toujours plein d'entrain.

Un parcours ad libitum

Né en 1934 d'une mère pianiste et d'un père violoniste-chef d'orchestre, avait-il vraiment le choix d'une autre carrière ? Il affirme que ses parents l'ont poussé à devenir musicien, mais il précise tout de même qu'ils ont eu de la chance : « On ne peut pas choisir de devenir pianiste ou chef d'orchestre. Il faut quand même avoir un don. Sans cela, on ne peut rien faire. » Dès son plus jeune âge, il a appris le piano auprès de Marguerite Long et fréquenté le conservatoire de Paris. À 14 ans, il décroche un premier prix de musique de chambre. Les années suivantes, il participera à de nombreux concours internationaux, à savoir ceux de Marguerite-Long-Jacques-Thibaud, de la Reine-Élisabeth-de-Belgique, de la Harriet Cohen Piano, de l'Académie Charles-Cros ou encore de l'Edison Award, où il finira à chaque fois sur le podium.

Un jour, un musicien de l'orchestre de Philadelphie, l'un des plus grands au monde, a suggéré à la maison de disques de Philippe de laisser diriger ce dernier. Notre pianiste avait alors 38 ans. Et c'est avec brio que l'artiste a relevé le défi. Il commente : « Depuis le début, j'avais pris l'habitude dans ma tête d'orchestrer tout ce que j'interprétais au piano. Vous savez que le piano, c'est un instrument dont les possibilités sont énormes. C'est très près d'un orchestre finalement. » Il donne l'exemple de Ravel, qui a orchestré nombre de ses œuvres écrites à l'origine pour piano, telles que Ma mère l'Oye, Le Tombeau de Couperin, Alborada del gracioso...

Cette aventure a marqué un tournant dans sa vie. « Ma vie a été complètement ruinée, parce que maintenant j'ai deux carrières, et c'est vraiment beaucoup ! » ironise-t-il. Dans son cas, « beaucoup » n'est qu'un humble euphémisme. Philippe Entremont a dirigé les plus grands orchestres symphoniques à travers la planète.

Et le lendemain de notre interview, il s'apprêtait à « mener à la baguette » – un mot qui fait tout aussi bien référence à la France qu'à la Chine – l'orchestre de l'Opéra national de Chine. Une grande soirée lyrique sino-française, intitulée « Esprit français », dans le cadre des festivals Croisements et Meet in Beijing. Au programme, des classiques chinois et français joués par une centaine de musiciens et interprétés par un chœur mi-chinois (la mezzo Yang Guang et le ténor Fan Jingma) et mi-français (la soprano Julie Cherrier et le baryton François Le Roux). Des artistes sélectionnés par ses soins pour leur talent et dont il suit l'évolution, tel que le ferait un grand-père avec ses petits-enfants. La complicité entre lui et Julie, présente au moment de l'interview, apparaissait évidente, tant les taquineries allaient bon train.

Pas de stress avant le grand soir ? « Le stress, c'est l'ennemi numéro un », nous répond-il avant d'enchaîner sur une anecdote. « Je me souviens, c'était un dimanche. Ma fille avait invité des petites amies à venir à la maison. Donc je les ai accueillies gentiment : "Bonjour, comment ça va ?..." Puis elles ont dit à ma fille : "Dis donc, il est drôlement joyeux ton père aujourd'hui. Qu'est-ce qu'il a ?" Alors elle leur a répondu : "Oh, il est content parce qu'il dirige le requiem de Mozart cet après-midi." » Une histoire qui le rend encore hilare et qui montre bien à quel point son métier est avant tout une passion.

 

Le chef d'orchestre Philippe Entremont et la soprano Julie Cherrier étudient le répertoire avant le grand soir. (YU JIE)

 

La musique classique résonne désormais dans les oreilles chinoises

Philippe Entremont est très fier d'avoir été invité par la Chine pour diriger cet évènement. Toutefois, ce n'est pas sa première expédition au pays du Milieu. Il fut l'un des premiers chefs d'orchestre à donner une représentation en Chine, à Beijing puis Tianjin. « J'étais accompagné de mon propre orchestre, l'orchestre de chambre de Vienne. Nous avons été le 2e orchestre à venir en Chine. » Par la suite, il a visité les villes de Shenzhen, Shanghai, Qingdao, Lanzhou... En 2008, il a eu l'honneur d'être désigné ambassadeur de la France pour le gala Olympic Games Piano Extravaganza, à Beijing. L'année suivante, il a réalisé un enregistrement avec l'orchestre de Shenzhen. C'était la première fois qu'un maestro occidental travaillait ainsi avec un orchestre chinois.

Ainsi, à travers ses divers voyages, il a vu la Chine se développer à plein régime. « Je me rappelle la première fois que je suis allé à Shenzhen, il y a 45 ans. C'était un village de pêcheurs abritant 70 000 habitants. Il n'y avait rien et puis, boom ! une magnifique salle de concert, un opéra, de gigantesques buildings... comme partout en Chine maintenant ! » Il ajoute : « Ce n'est plus le même pays. Il s'est totalement transformé, absorbant plusieurs siècles en quarante ans. C'est fou ! Je suis très admiratif. »

Avec la mondialisation, la Chine s'est ouverte à l'étranger, tant au niveau économique que culturel. Aujourd'hui, la musique classique, qui a connu son apogée au XIXe siècle en Europe, est parvenue jusqu'aux oreilles chinoises il y a quelques décennies seulement. Philippe se réjouit qu'un pays aussi peuplé et qui possède déjà son propre folklore réagisse aussi bien à la musique classique, à la différence de sa voisine l'Inde.

« Aujourd'hui, dans tous les orchestres, vous avez énormément d'Orientaux. 75 % des effectifs des grandes écoles de musique sont Chinois », précise-t-il. Il jubile devant cette extraordinaire réserve de talents que renferme le pays. Il a déjà travaillé avec le pianiste Lang Lang, qui s'est illustré internationalement ces dernières années, et prend aujourd'hui sous son aile, ou plutôt son « bras » de direction, la jeune Tian Jiaxin, qu'il surnomme affectueusement « ma petite pianiste chinoise » lors de cette interview. Parmi les chefs d'orchestre aussi, la relève sera peut-être du côté de la Chine. Il précise que cette profession y est encore très récente, mais qu'il attend « le grand chef d'orchestre ».

Au vu de l'ampleur que prend le phénomène en Chine, il est admis de se demander si musique classique européenne et musique traditionnelle chinoise se rejoignent sur certains terrains communs. Mais pour Philippe Entremont, on ne peut comparer les deux : elles se sont développées séparément, avec des instruments différents. D'ailleurs, dans les cas précis de Lang Lang et Tian Jiaxin, ils ont étudié le piano aux États-Unis, et leur jeu n'est en rien révélateur de leur origine.

Toutefois, Philippe loue le charme de la culture orientale. Les yeux pleins d'étoiles, il commence à nous parler d'un prodigieux orchestre de luths japonais qu'il avait un jour admiré... En ce sens, il concède que musique classique et musique traditionnelle chinoise peuvent interagir en complète harmonie. Il est audacieux d'interpréter des morceaux classiques européens au moyen d'instruments chinois. « La musique est grande. C'est le langage international idéal », résume-t-il. En outre, quand nous lui demandons comment s'est passée la coopération avec les musiciens chinois, il répond de but en blanc : « Très bien ! » Mais nous n'en saurons pas davantage... « Est-ce que vous demandez à un grand chef ce qu'il se passe dans les cuisines ? »

Selon le proverbe, la musique adoucit les mœurs, mais visiblement, elle conserve également la bonne humeur et la santé. Bien qu'il vienne de fêter ses 80 printemps (dont il ne veut pas entendre parler), Philippe Entremont continue de multiplier les projets. Mais chut ! Il est encore trop tôt pour en parler... Nous essayons de savoir tout de même s'il repassera prochainement par la case Chine. « Si vous êtes là, je reviens ! » lance-t-il. Note humoristique sur laquelle notre pianiste a conclu son interview.

 

La Chine au présent

Liens