CHINAHOY

4-August-2016

Zhuangzi, inventeur du post-modernisme

 

(France) CHRISTOPHE TRONTIN

« Un jour, le philosophe s'endormit dans un jardin fleuri, et fit un rêve. Il rêva qu'il était un très beau papillon. Le papillon vola de-ci de-là jusqu'à l'épuisement, puis il s'endormit. Le papillon fit un rêve. Il rêva qu'il était Zhuangzi. À cet instant, Zhuangzi se réveilla. Il ne savait point s'il était, maintenant, le véritable Zhuangzi ou bien le Zhuangzi du rêve du papillon. Il ne savait pas non plus si c'était lui qui avait rêvé du papillon, ou le papillon qui avait rêvé de lui. »

On en sait très peu sur la personne de ce philosophe de l'époque des Royaumes combattants (475-221 av. J.-C.). Les Mémoires historiques de Sima Qian suggèrent qu'il vécut dans la région qui correspond aujourd'hui au Henan, approximativement entre 369 et 286 av. J.-C.. Il aurait occupé, ce qui n'est pas très étonnant, une charge administrative subalterne dans le petit royaume de Song, et refusé, ce qui est plus surprenant, un poste de premier ministre offert par le roi Wei de Chu. Il aurait terminé sa vie complètement retiré du monde, menant une vie nomade et proche du peuple.

Ce qui nous reste de Zhuangzi, ce sont ses écrits, ou plutôt la partie, les sept chapitres « intérieurs », que l'on considère comme écrits par lui, qui se placent en tête du Zhuangzi, c'est-à-dire des trente-trois chapitres philosophiques compilés, réécrits, remaniés, rassemblés par divers auteurs par la suite. Moraliste, philosophe, penseur mystique, Zhuangzi était un vrai écrivain, capable de fasciner, de surprendre, d'épater, de confondre ou de dérouter son lecteur et ce qui est plus rare, de le faire rire. Ses paraboles, que l'on a classées par la suite parmi les écrits taoïstes, à côté de ceux de Laozi ou de Liezi, se distinguent du premier coup d'œil par l'humour qui affleure toujours à la surface. De l'anaphore au zeugme, en passant par les hyperboles et la litote, les parallélismes et l'antithèse ou le paradoxe, il déploie tous les styles et manie avec verve le sophisme.

Toujours à la frontière entre scepticisme et mysticisme, ses écrits ont de quoi désarçonner le lecteur trop sérieux qui chercherait un sens précis à chacun de ses arguments. Jonchés d'affirmations telles que « l'univers est un doigt ; l'ensemble des choses est un cheval. Le possible est possible. L'impossible est impossible », ils semblent faits pour refroidir les disciples trop fanatiques en appelant sur leur tête la douche d'une salutaire moquerie populaire. Bien des traducteurs occidentaux se sont cassé les dents sur ce mélange de poésie, de sens profond et d'absurde. Entre traduction littérale et interprétation contextuelle, la voie est étroite pour restituer l'enseignement du vieux maître. Mais chacun peut y trouver réponse à ses interrogations.

En bon adepte du Dao, c'est-à-dire du déroulement naturel des choses, Zhuangzi se moque de l'homme, seul être qui tente de s'en détacher et d'imposer aux événements son action et son récit. C'est que l'homme est l'auteur de sa propre souffrance par sa tendance à classer les choses en « bonnes » et « mauvaises » au lieu de les accepter telles qu'elles sont. Longtemps avant la société de consommation, il condamne la tendance des gens à trop s'attacher aux objets.

« Le monde n'a pas besoin d'être gouverné ; en fait, il ne devrait pas l'être ». Sous le pinceau de Zhuangzi, on soupçonne sans cesse l'ironie. Où veut-il nous entraîner ? Est-il un anarchiste avant l'heure, critique-t-il à mots couverts l'empereur ? Ou un précurseur d'Adam Smith qui considèrera, deux mille ans plus tard, que l'ordre résulte spontanément de la non-intervention ? À la frontière entre sagesse orientale et logique occidentale, il invente le scepticisme post-moderne.

 

 

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