CHINAHOY

23-October-2012

Vous êtes mes yeux

 HU YUE, membre de la rédaction

 

Faire en sorte que des aveugles puissent apprécier le cinéma, une noble tâche, mais aussi un exemple d'implication sociale.

 

Un samedi de décembre 2011, Chen Henian et sa femme, tous deux dans la soixantaine, se sont levés à 5 heures du matin. Une heure plus tard, ils quittaient leur maison de Changping, en banlieue de Beijing, direction Gulou, un quartier de la vieille ville ainsi nommé pour sa tour du Tambour. Le trajet est très long, il faut changer trois fois d'autobus, et pourtant le couple n'hésite pas à s'y rendre trois fois la semaine.

 

C'est qu'on y trouve le cinéma Xinmu — un nom qui signifie « les yeux du cœur »  , chaque samedi l'on projette un film destiné aux aveugles. Chen Henian et sa femme effectivement souffrent de ce handicap ; ils ont généralement peu de loisirs, et ces visites au cinéma Xinmu tiennent une place importante dans leur vie.

 

« C'est vraiment loin, mais je suis content daller voir des films et de rencontrer mes amis. Je préfère les films chinois, même si les films étrangers sont spectaculaires, parce quils sont plus simples et plus familiers », explique Chen Henian avec un grand sourire.

 

Quels sont les besoins des aveugles ?

 

Le cinéma Xinmu, un simple local de moins de 30 m2, est situé dans une résidence traditionnelle à louest de Gulou. On y trouve une télévision à écran plat, un lecteur de DVD, deux microphones et, le long du mur, des rangées de disques vidéo ; plusieurs dizaines de chaises occupent le milieu de la pièce. En guise de décoration, un slogan peint en rouge, qui dit « Voir le monde avec les aveugles », et plusieurs affiches de film peintes par des volontaires : The Best Stalker, La légende de 1900, Echoes of the Rainbow, Vivre et autres.

 

À 8 heures, les spectateurs sont arrivés et les échanges vont bon train. Ils sont trente-trois, ils se connaissent bien et ne manquent pas de choses à se dire. À leur grande joie, c'est une comédie de Feng Xiaogang, intitulée Sorry, Baby, qui est au programme ce samedi. Mais comme toujours, la séance est précédée d'une discussion, dont le thème cette fois-ci est la neige. Chacun y va d'une histoire. Wei Yao, photographe dans un magazine, parle du frimas qu'il a pu voir dans la province du Jilin au début de lannée. C'est pour lui une expérience que de s'adresser ainsi à des aveugles : « Il m'est arrivé de raconter cette histoire à des amis, mais pour eux ça n'était qu'un récit de voyage. Quand je parle à des aveugles, je dois tout décrire en détaillenvironnement et ce que je percevais par mes autres sens. Cest une expérience intéressante et significative. »

 

Beaucoup prennent plaisir à ainsi aider les autres, et notamment Wang Weili, dont le but est précisément de faire des choses significatives. En 2005, M. Wang a reçu la visite d'un ami aveugle alors qu'il regardait le film Terminator. Tout en regardant, il lui a décrit ce qu'il voyait. À la fin du film, M. Wang était épuisé, mais son ami était fasciné et si content qu'il l'a pris dans ses bras. C’était la première fois de sa vie que cet aveugle « voyait » un film. Wang Weili s'en est depuis fait une vocation ; il a fondé le cinéma Xinmu il accompagne de sa voix les films qu'il projetteplus de trois cents en sept ans.

 

Wang Weili explique que, puisque les aveugles ne peuvent pas percevoir les formes et les couleurs qui les environnent, il leur est difficile d'accomplir même les tâches les plus simples et les plus banales. Il leur faut mieux connaître ce monde, ce quils ne peuvent pas faire d'eux-mêmes avec les yeux. Cest la raison pour laquelle Wang a voulu faire quelque chose pour les aider. « Avant de fonder ce cinéma, je ne connaissais pas les besoins des aveugles ; je ne comprenais pas ce que leur handicap avait de particulier. Quand je les ai mieux connus, j'ai compris tout ce que la privation de la vue implique pour leur qualité de vie ; leur situation est plus pénible que celle des autres handicapés. Moi, je peux les aider. En fait, la société chinoise ne fait pas assez pour les aveugles. Ils sont plus de dix millions en Chine ; c'est beaucoup, et pour moi cest significatif de les aider. »

 

Heureusement, M. Wang a des amis qui partagent ses intérêts, notamment Lin Zhaohua, metteur en scène bien connu qui œuvre au Théâtre artistique populaire de Beijing. En avril 2008, M. Lin a fondé le théâtre Mangren (laveugle) à Beijing ; plusieurs réguliers du cinéma Xinmu ont joué dans ses pièces. En 2011, MM. Lin et Wang ont fondé la Troupe de théâtre des aveugles de Beijing. M. Lin explique : « Les activités culturelles aident les personnes aveugles à gagner en confiance et en respect d'eux-mêmes, tout en les faisant participer à la vie sociale. » M. Wang a été encouragé par la participation de bénévoles, venus aider.

 

Raisons dinsister

 

Wang Weili a créé le centre culturel et éducatif Hongdandan avec sa femme en 2003, alors qu'il était âgé de plus de cinquante ans. Ils veulent y ouvrir maintenant une bibliothèque pour aveugles, qui viendra s'ajouter au cinéma Xinmu, et à la Troupe de théâtre des aveugles. Le couple est depuis longtemps voué aux causes sociales.

 

« Quand j'entreprends quelque chose, dit M. Wang, je nai pas de plan détaillé, seulement une idée générale. Le but se précise petit à petit, mais il faut affronter de nombreuses difficultés tout au long et parfois je songe à abandonner. » Depuis 2005, le cinéma Xinmu a obtenu une aide financière, mais M. Wang y a malgré tout englouti toutes ses économies. Une fois largent épuisé, il ne lui reste plus que deux choix possibles : abandonner ou s'accrocher malgré tout.

 

M. Wang raconte une anecdote. Lors d'une exposition organisée pour les aveugles par le centre Hongdandan, un vieillard aux cheveux blancs a longuement tenu entre ses mains un modèle réduit de train à vapeur ; à un bénévole intrigué, qui lui en demandait la raison, il a expliqué : « J’ai grandi à côté de la voie ferrée, et chaque fois que j'entendais un train, mon cœur battait plus vite. J'étais fasciné, mais je ne savais pas à quoi le train ressemblait. Aujourdhui, finalement, je sais. Mais tous les deux nous sommes vieux. » Les aveugles souffrent de ne pas avoir accès à toute la beauté du monde, dit M. Wang : « Quand j'ai à choisir entre persister et abandonner, je pense toujours à mes protégés. Ce nest pas pour moi-même, mais pour toutes ces personnes aveugles. Cest pour cela que j'essaie de continuer un peu plus longtemps. Petit à petit, la troupe sagrandit, et je cherche à combler leurs besoins, ça me comble aussi. »

 

M. Wang est ému. Lui et sa famille ne sont pas riches et c'est un choix difficile à assumer que d'avoir tant d'obligations à charge. « Je me demande parfois : nous les gens sains, quest-ce que nous faisons pour les personnes aveugles ? Il faut y réfléchir ; aurions-nous le cœur aveugle ? »

 

M. Wang a influencé beaucoup de gens autour de lui. En fait, les causes sociales ont beaucoup progressé en Chine ces dix dernières années. Un grand nombre d’organisations non-gouvernementales sont impliquées, et bien des citoyens ordinaires contribuent en faisant du bénévolat et autrement.

 

Laction non-gouvernementale

 

Gong Xiaoli et Song Dongdong travaillent chez Bayer. Aujourd'hui, pour la première fois, elles sont venues au cinéma Xinmu comme bénévoles pour raconter le film aux personnes aveugles. Elles se sont soigneusement préparées, en regardant plusieurs fois le film, et les aveugles ont beaucoup apprécié. À la fin de la projection, leur effort leur vaut une belle salve d'applaudissements chaleureux.

 

Mais le cinéma Xinmu a besoin aussi de volontaires pour des tâches plus humbles, comme d'accompagner les aveugles en leur tenant le bras, entre le cinéma et larrêt dautobus. Plusieurs élèves de lécole secondaire de l’université normale de Beijing s'en font un plaisir. Leur professeur, Bao Yan, 22 ans, na pas encore terminé ses études universitaires ; elle n'est que stagiaire à l'école. Pour elle et les élèves, cest une expérience précieuse que de rendre ainsi service à des gens.

 

Tout admirable qu'il soit, le cinéma Xinmu n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'une œuvre de bienfaisance en Chine. L'entraide sociale n'est pas affaire de campagnes monstres ; elle repose plutôt sur la contribution modeste de chacun. Plus les intervenants sont nombreux, plus leur action se fait sentir. Lors du Forum sur le développement du bénévolat en Chine, en 2011, Pi Jun, responsable du département du bénévolat à la Ligue de la jeunesse communiste de Chine, a annoncé qu'il y avait cette année-là en Chine près de trente-quatre millions de bénévoles inscrits, œuvrant dans plus de cent soixante-quinze mille organisations diverses. Ces bénévoles ont apporté leur concours lors d'événements aussi marquants que le séisme de Wenchuan, les Jeux olympiques de Beijing ou lExposition universelle de Shanghai. Ils donnent une bonne image de la jeunesse chinoise.

 

En 2011, un grand nombre dorganisations non-gouvernementales et de citoyens s'efforcent d'aider les autres. Ainsi, Deng Fei, journaliste au Phœnix Weekly, qui a mobilisé des gens sur Internet pour offrir le déjeuner à des élèves pauvres dans des villages. Le gouvernement chinois en a pris note et, en octobre 2011, a lancé un programme visant à améliorer la qualité des repas offerts aux élèves des villages.

 

Deng Fei et Wang Weili ne sont que deux exemples. Ils ont beaucoup contribué, mais ont aussi dépensé de grandes quantités d'argent et dénergie. Wang Weili le relève : « Il nous est impossible d'obtenir des subventions pour la gestion du cinéma Xinmu ; on dépend entièrement des contributions individuelles. » Il espère que les entreprises d'État pourront porter plus dattention au développement social, puisque leurs moyens sont incomparablement plus grands que ceux des individus. Wang Weili aimerait aussi ouvrir des cinémas pour aveugles dans toutes les provinces de Chine ; déjà, on trouve à Xian des bénévoles, qui à leur tour accompagnent de leur voix des films présentés aux aveugles.

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