CHINAHOY

22-January-2017

Au service des rhinopithèques du Yunnan

 

Des rhinopithèques du Yunnan

 

LU RUCAI, membre de la rédaction

 

« Je travaillerai jusqu'au jour où je ne pourrai plus bouger », affirme Yu Jianhua. Ce garde forestier travaille pour la sous-direction de Weixi de la réserve naturelle nationale du mont enneigé Baima (Cheval blanc) dans le Yunnan. Il a fêté cette année ses 64 ans, dont déjà une vingtaine d'années consacrées à la protection des rhinopithèques du Yunnan.

 

Aussi surprenant que cela puisse paraître, ces primates qui ne vivent que dans les forêts de conifères du Yunnan et du Tibet doivent leur nom à des Français. C'est en 1871 que le missionnaire français Armand David mentionna pour la première fois l'existence de cette espèce qui ne possédait pas encore à l'époque de nom officiel. Le père David ne l'avait pas vu lui-même, mais il se basait sur des récits rapportés par des habitants de la région. Bien plus tard, en 1890, deux autres religieux français, le père Soulié et Monseigneur Biet, firent appel à des chasseurs locaux pour capturer sept rhinopithèques du Yunnan d'âges différents dans le district de Dêqên, l'actuelle région de Shangri-La. Ils les empaillèrent avant de les expédier au Muséum d'Histoire naturelle de Paris. En 1897, le zoologiste Alphonse Milne-Edwards, encore un Français, fut le premier à formuler la description scientifique de cet animal grâce aux animaux empaillés du musée. C'est lui aussi qui les baptisa officiellement du nom du collectionneur Biet, ce qui donne en latin Rhinopithecus bieti.

 

Yu Jianhua ne connaît pas le nom scientifique de ces mammifères, mais cela ne l'empêche pas de les aimer du fond du cœur. Jour après jour, depuis des décennies, il a consacré sa vie à leur protection. La maison de Yu Jianhua, dans le village de Xiangguqing, se trouve au milieu du parc national des rhinopithèques de Shangri-La qui fait partie de la réserve nationale du mont enneigé Baima. Ce petit village de l'ethnie lisu se compose de trois hameaux qui abritent au total une vingtaine de familles. Le hameau de Yu Jianhua compte une dizaine de familles, dont la plupart compte au moins un garde forestier.

 

Grâce à l'exemple de Yu Jianhua, le parc national s'enorgueillit aujourd'hui de compter plus de 20 gardes forestiers, grâce auxquels la population des rhinopithèques s'accroît. En une vingtaine d'années, elle est passée de 380 à 500 individus.

 

Yu Jianhua : une vingtaine d'années consacrées à la protection des rhinopithèques du Yunnan

 

Le chasseur devenu garde forestier

 

Le rhinopithèque du Yunnan, parfois appelé « singe au nez retroussé », est l'espèce de primate vivant à l'altitude la plus élevée au monde. Si en Chine cette espèce bénéficie du niveau de protection maximal, chez Yu Jianhua, les singes font pratiquement partie de la famille. Il nous explique que dans la nature, ces animaux vivent en groupes distincts, formés selon une structure patriarcale rassemblée autour d'un mâle dominant et de quelques femelles. Dans le parc national, neuf groupes comportent un total d'une cinquantaine de singes. Sur la base des caractéristiques physiques de leurs chefs respectifs, les gardes forestiers ont donné à ces groupes familiaux des surnoms comme « Costaud », « Face rouge », « Doigt cassé », etc.

 

À cinq heures du matin, Yu Jianhua se met en route. Il porte sur son dos des aliments qu'il a préparés pour les animaux qui en raffolent. Il grimpe dans la montagne à la recherche des rhinopithèques. Son chargement pèse environ 15 kg et pourtant Yu Jianhua, âgé d'une soixantaine d'années, marche d'un bon pas. Sa tenue de camouflage qui se fond dans la végétation, plus une paire de solides chaussures de sport, voilà tout son équipement. « Je marche beaucoup, et parfois j'use une paire de chaussures par semaine », explique-t-il. Durant les années de pénurie, sa femme l'a beaucoup querellé à ce sujet.

 

C'est difficilement imaginable aujourd'hui, mais ce garde forestier qui nourrit et soigne ces singes du matin au soir fut autrefois un chasseur et un cultivateur de céréales. « Nous n'avons jamais chassé ni tué des singes, qui sont les ancêtres de l'homme, affirme-t-il. J'ai été chasseur pendant la première moitié de ma vie, et protecteur des singes pendant la seconde moitié », résume le sexagénaire. Il y a une vingtaine d'années, apprenant que l'État avait décidé de protéger ces rhinopithèques qu'il connaissait si bien, il s'était porté candidat sans hésiter. L'indemnité n'était que de six yuans par jour, à peine de quoi payer les chaussures qu'il usait, mais il a développé une affection de plus en plus forte pour ses petits protégés. Fumeur invétéré pendant la première moitié de sa vie, il a dû renoncer au tabac pour réduire ses dépenses. « Avec 180 yuans par mois, j'ai dû faire des choix », confie-t-il. Cette vie chiche, il l'a supportée pendant 12 ans.

 

Ce n'est pas pour l'argent que ces villageois protègent ces singes, mais bien en raison de l'affection très particulière qui les lie aux rhinopithèques. Progressivement, l'équipe des gardes forestiers s'est étoffée et de cinq au début elle comprend désormais plus de 20 membres. Ce qui le préoccupe le plus aujourd'hui, c'est l'avenir. Bien que l'indemnité ait augmenté depuis deux ans pour atteindre 1 200 yuans par mois, peu de jeunes acceptent de rester. Le garde le comprend parfaitement : comparés aux revenus que l'on peut gagner à travailler en ville, cette somme ne fait pas le poids, et cela explique la difficulté qu'éprouve l'équipe des gardes forestiers pour engager de nouvelles recrues.

 

Yu Jianhua part à la recherche des rhinopithèques, portant sur son dos de la nourriture dont ces animaux raffolent. (YU XIANGJUN)

 

« Je préfère voir mes singes heureux »

 

M. Yu nous explique que cette augmentation de l'indemnité des gardes forestiers est due à la privatisation de l'exploitation du parc national, qui est désormais géré par un partenaire commercial. Ce nouvel arrangement a provoqué une explosion du nombre de touristes venus découvrir ces singes.

 

Selon M. Yu, les touristes n'ont accès qu'à une cinquantaine de singes auxquels ils donnent à manger. Les 400 autres vivent dans des zones reculées du domaine où il ne peut se rendre que deux à trois fois par mois, pour s'assurer qu'ils sont en sécurité.

 

Yu Jianhua et les autres gardes forestiers connaissent parfaitement ces 50 rhinopithèques. Ils suivent en permanence les déplacements des groupes, leur donnent à manger et s'assurent qu'ils vont bien. Ils ne rentrent chez eux qu'une fois tous les singes endormis. Yu Jianhua, qui mène ce travail d'ange gardien depuis une vingtaine d'années, s'inquiète : « Avec les touristes de plus en plus nombreux, les singes sont mal à l'aise. Mais si les singes se cachent, les touristes sont mécontents. Personnellement, je préfère voir mes singes heureux. » Dans ces conditions, il fait tout son possible pour s'assurer que les populations de singes se stabilisent ou s'agrandissent.

 

Yu Jianhua ne nie pas que l'arrivée de la société touristique a aussi apporté des éléments positifs évidents : le village isolé à l'origine accueille maintenant à bras ouverts les nombreux touristes venus de tous les coins du monde, auxquels les villageois peuvent vendre marrons, noix, papayes et autres produits locaux. Des revenus inespérés pour ces gens qui habitent dans un petit village de montagne inaccessible.

 

Les gardes forestiers et les singes cohabitent depuis longtemps en bonne intelligence. Yu Jianhua affirme qu'en dépit de sa charge de travail importante, il se sent mal à l'aise et perd l'appétit et le sommeil lorsqu'il est privé quelques jours de suite de la présence de ses petits protégés. À la haute saison, les gardes forestiers se relaient pour distribuer les aliments aux primates. Même le jour de l'An lunaire, ils bravent le vent et la pluie pour faire leur devoir. Ces primates intelligents y mettent eux aussi du leur. « Ils n'ont jamais saccagé les cultures des villageois », déclare Yu Jianhua et on entend dans sa voix une note de fierté.

 

Une chose qui le réconforte, c'est de constater que les villageois des environs sont de plus en plus sensibles aux questions de protection de la faune. Certains se livrent encore au braconnage, mais ce type de comportement est de plus en plus rare. Montrant des pièges qu'il a trouvés dans la forêt, il raconte qu'il pouvait autrefois en démonter sept ou huit par jour. Depuis quelque temps, il en repère seulement 40 à 50 par an.

 

Unis pour la cause de la protection

 

Si les jeunes se font plus rares dans les métiers liés à la protection de la faune et des forêts, Yu Jianhua a été surpris de voir son fils, qui pourtant désapprouvait cette activité au début, revenir au village natal après plusieurs années passées à travailler à Lijiang, pour s'engager à un poste de travail similaire dans une autre équipe.

 

Yu Zhonghua, 28 ans, est plus grand et plus fort que son père. Il est depuis peu garde forestier dans la réserve de Gehuaqing. Comme son père, il œuvre à protéger la flore et la faune dans le secteur placé sous sa responsabilité et il gère une équipe de 16 gardes forestiers. En 2013, des biologistes chinois et français ont conduit une étude à Diqing, Dali et d'autres régions. Les chiffres qu'ils ont publiés montrent que la population de rhinopithèques du Yunnan dépasse 1 800 dans la réserve naturelle de Baima, soit plus de 60 % du nombre total d'individus dans le monde.

 

Yu Zhonghua avoue qu'il n'était pas fan de ce travail au début. Mais avec l'âge, il a progressivement compris les choix de son père. Après ses études au collège, à l'instar de beaucoup d'autres jeunes gens du village, Yu Zhonghua a choisi d'aller travailler en ville. Il s'est essayé à plusieurs métiers, et pouvait gagner 2 000 à 3 000 yuans par mois. Un jour, l'idée lui est venue soudain que ce serait très dommage que de si belles choses de sa région natale disparaissent faute de protection. C'est ainsi qu'en 2004 il a résolu de revenir au village pour rejoindre le groupe de son père. « En 2015, nous avons installé des caméras à infrarouge en plein air et capturé des images d'ours noirs, de petits pandas, de macaques et de faisans dorés au ventre blanc. Des animaux magnifiques dont nos aînés nous avaient parlé et que nous n'avions jamais vus. » Évoquant ces découvertes, Yu Zhonghua ne peut pas dissimuler son excitation. Quand il aura fini les travaux les plus urgents, il ira avec ses collègues récupérer des caméras installées en 2016. Il en espère beaucoup de nouvelles découvertes.

 

La hausse du niveau de vie des villageois le remplit d'espoir. « L'État met en œuvre sa politique de soutien ciblé aux populations démunies, il équipe ces dernières de réchauds à faible consommation de bois et de chauffe-eau solaires. Les villageois coupent moins de bois pour se chauffer et préfèrent marcher longtemps pour ramasser du bois mort. » Yu Zhonghua explique qu'avant, les habitants utilisaient des réchauds à trois pieds bricolés par eux-mêmes et répugnaient à utiliser le bois mort qui produit beaucoup de fumée et accroît le risque d'incendie. Les autorités ont résolu le problème du chauffage et les villageois répondent volontiers à l'appel pour protéger l'écosystème local.

 

Le poste de travail de Yu Zhonghua se trouve à 6 km de son domicile et il se rend au travail à moto. En plus de ses patrouilles, il doit rédiger des rapports d'étude dans son bureau. « J'ai du mal à réaliser comment mon père fait ce travail depuis plus de vingt ans. Moi aussi, je suis souvent des groupes de singes ou d'autres animaux, mais je ne peux pas suivre son rythme. Il est trop rapide pour moi. » Les résultats de son père, il les voit de ses propres yeux. « Avant, on pouvait passer une semaine à chercher les singes sans en trouver un seul ; maintenant on en voit tout le temps. »

 

En 2011, dans le cadre de l'attribution du prix de la Protection de l'environnement du Yunnan multicolore, Yu Jianhua a été l'une des dix personnalités décorées pour leur engagement en faveur de la protection de l'environnement du Yunnan. Un prix qui semble maigre au regard de ses longues années de sacerdoce. Le trophée à la main, il s'affirme pourtant ravi de cette marque d'appréciation de son travail. La reconnaissance de ses vingt années de service lui suffit.

 

 

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