CHINAHOY

23-January-2017

« Le XXIe siècle suivra le Tao ou ne précèdera pas grand-chose »

 

Les sens du Tao

 

(France) CHRISTOPHE TRONTIN

Benoît Saint Girons est auteur et spécialiste en mieux-être. En 2010, il s'est attelé à une nouvelle traduction du Daodejing qu'il vient de publier sous le titre Les sens du Tao. Interview.

Question : Cyril Javary, un de nos sinologues les plus éminents, explique que le Tao correspond à deux systèmes distincts : il y a d'une part le Tao philosophique qui s'attache à expliquer l'essence des choses et la marche du monde (Dao jia), et puis le Tao pratique voire superstitieux, qui fournit une foule de recommandations et de conseils touchant à presque tous les aspects de la vie, qu'il s'agisse de la nutrition, des choix professionnels, des relations familiales ou encore de la sexualité (Dao jiao). Partagez-vous ce point de vue ?

Benoît Saint Girons : Si l'on considère la philosophie comme « amour de la sagesse », alors le Tao relève certainement de la philosophie. D'un autre côté, Lao Zi prône le renoncement à l'ego et il se différencie donc du philosophe « aimant sa propre sagesse » ou créant « toujours le monde à son image » comme disait Nietzsche. Lao Zi – pour autant qu'il ait existé – serait plutôt un sage, un poète ou un mystique.

Quant à l'aspect pratique et terre-à-terre, évident dans le Tao, il y a aussi lieu de distinguer entre l'acceptation énergétique du « ici et maintenant » et les superstitions du taoïsme religieux qui se déconnectent de la réalité et auxquelles les auteurs taoïstes se seraient certainement opposés. Il n'y a aucune superstition ou directive dans le Daodejing qui ne s'enferme pas dans un système dogmatique mais au contraire ouvre des perspectives et libère !

Q. : Comment vous êtes-vous intéressé au Tao ?

BSG : Je me souviens d'avoir toujours été intrigué par ce grand classique de la littérature, qui a l'avantage d'être l'un des plus rapides à lire ! Nous en avions étudié quelques passages lors de mes études aux Langues O' à Paris et je m'étais alors rendu compte des limites des traductions existantes. De toute évidence, il convenait de se pencher un peu plus sérieusement sur ses caractères !

Plus de 15 ans plus tard j'ai eu l'inspiration de la nécessité de ce travail de traduction lors d'une retraite de méditation, après quelques jours de silence. Le texte étant assez court, je me suis dit que je pouvais le mener à bien en quelques années. Ce fut en effet le cas – près de six ans – mais pour les trois premiers chapitres de l'œuvre seulement ! J'avais de toute évidence mal anticipé un tel sommet de profondeur !

Q. : Pourquoi le Daodejing ? Que vous inspire-t-il, et que doit-il selon vous apporter à des Européens très éloignés de cette culture ?

BSG : Le XXIe siècle suivra le Tao ou ne précèdera pas grand chose ! Il est temps en effet de dépasser les religions et leur dichotomie entre le bien et le mal pour une conception énergétique de l'existence. Il est temps de reconnaître l'uniformité biologique du monde et les impasses écologiques et sociales de notre développement néolibéral.

Le Daodejing est un texte d'une grande modernité qui fait aussi écho aux autres grands textes spirituels. Les Européens ne seront donc pas forcément dépaysés. À la limite, les Occidentaux se trouvent même privilégiés par rapport aux Chinois qui ont vu le caractère pour Tao évoluer au fil des siècles et l'ont chargé de multiples significations voire d'émotions. Que l'on pense à tout ce que l'on a fait subir à notre mot « Dieu » !

Q. : Pourquoi cette énième traduction ? On se souvient des travaux remarquables d'Abel Rémusat (1788-1832), de Stanislas Julien (1797-1873), de bien d'autres... on parle de 300 traductions à ce jour. Qu'y avait-il à ajouter ?

BSG : La valeur d'une traduction du Daodejing réside surtout dans ses commentaires et je me réfèrerais donc plutôt à Marcel Conche, Catherine Despeux ou l'acupuncteur Henning Strøm. Les autres ont eu tendance à mettre dans le Tao ce qu'ils souhaitaient y mettre. Exemple avec Abel Rémusat qui a été jusqu'à affirmer que le Daodejing renfermait la trace de Dieu sous la forme du mot Yahweh ! « Peut-on pousser plus loin l'impérialisme judéo-chrétien et l'européocentrisme ? » se demanda Etiemble.

Q. : Toutes les traductions sont donc à manier avec précaution ?

BSG : Face à la nature polysémique des idéogrammes chinois, la même phrase peut se lire suivant des sens très différents. Comment choisir ? Donner un sens au Tao revient forcément à le limiter… et ce n'est plus le Tao ! Les sens du Tao analyse ainsi chaque phrase et en donne toutes les variantes possibles avant d'oser proposer une traduction. Cette approche requiert toutefois un temps et un espace considérable : 300 pages pour les trois premiers chapitres du Daodejing comportant traditionnellement 33 phrases seulement ! Mais au moins l'essentiel y est !

Q. : Quel a été votre mode de travail, par quels postulats êtes-vous parvenu à ce travail systématique ?

BSG : J'ai compilé la quasi- totalité des traductions existantes en français ainsi que quelques versions américaines. Beaucoup de traductions sont en fait des variantes des versions « classiques » avec ponctuellement quelques originalités ou fulgurances. D'autres enfin sont des élucubrations d'auteurs ne parlant pas chinois, comme celle de l'Américain Stephen Mitchell qui supprime des phrases et commet de multiples contresens ! « Mes paroles sont faciles à comprendre [...] pourtant personne au monde ne les comprend », écrivait Lao Zi. Je dirais plutôt que peu de gens se sont donnés la peine de vraiment les comprendre…

J'ai souhaité être aussi précis, rigoureux et exhaustif que possible. Analyse des caractères, des traductions et des commentaires. Puis relâchement afin de laisser l'énergie ou l'intuition révéler une proposition. Enfin confirmation de cette version via l'étude des autres grands textes de la spiritualité.

Q. : Les sens du Tao... J'admire comme sûrement vos autres lecteurs le mot-valise qui promet à la fois d'expliquer les sens (divers) que l'on peut plaquer sur cette œuvre, mais aussi, finalement d'en dégager l'essence. Mais comment être sûr d'avoir déduit l'essence d'un texte aussi nébuleux qui semble proposer plutôt des sens qui varient selon le lecteur et son état d'esprit ?

BSG : On peut en effet lire cent fois le Daodejing et y trouver à chaque fois un sens différent mais c'est parce que les traductions sont restées globalement énigmatiques voire ésotériques. Les sens du Tao vise à lever la plupart des ambiguïtés et à révéler un texte aussi moderne que corrosif. N'oublions pas que, selon la légende, Lao Zi quittait un pouvoir corrompu…

Une fois le texte compris, le mental peut disparaître au profit du non-agir. L'essence du Tao ne se manifeste qu'en le mettant en pratique. C'est un texte qui se vit avec ses tripes… et le ventre a in fine toujours raison !

Q. : Appliquez-vous le Tao dans votre vie de tous les jours ? Donnez-nous des exemples !

BSG : La physique quantique conclut que « tout est énergie » ! Vivre le Tao revient à se placer au cœur de cette énergie, connecté aux autres et à l'univers, à renverser son regard vers l'intérieur, à redécouvrir ce que nous devrions tous être : en harmonie avec notre nature ! Le Tao est tout bonnement notre vie de tous les jours ! Tout est énergie, tout est Tao !

L'esprit du Tao est ouvert et accueillant : ouvert à toutes les expériences, accueillant vis-à-vis de tous les phénomènes. Le Tao n'est jamais ailleurs, dans d'autres lieux ou circonstances : « Si j'avais ou si j'étais ceci ou cela, alors… » Le Tao est dans l'ici et le maintenant, avec l'être et les moyens du bord.

Nulle possibilité avec le Tao d'agir et donc de reporter à demain, d'étudier et donc d'attendre un titre officiel, de polémiquer et donc de douter ad vitam aeternam. Que l'on préfère nommer le Tao « nature » ou « énergie » importe peu : la seule chose à faire est de non-agir afin d'y prendre place.

Paradoxalement, il conviendra aussi de lui laisser de la place : moins d'ego et de pensées, moins de sciences et d'experts, moins d'ambition et de désirs… C'est en faisant le vide que l'on pourra recevoir. C'est en éteignant notre mental que la lumière du Tao apparaîtra.

Le Tao est ainsi l'approche anti-stress par excellence. Quel soulagement que de quitter, ne serait-ce qu'un instant, notre insidieuse obsession de la performance ! Quel plaisir que de se placer, humblement, dans l'énergie du moment !

 

 

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