CHINAHOY

1-February-2016

Mordre dans la vie à pleins dentiers

 

 

Scène de vie d'une maison de retraite privée de Dunhua au Jilin.

 

La Chine s'aligne de plus en plus sur les phénomènes mondiaux, notamment en termes de vieillissement de la population et de soin des aînés. Le business des maisons de retraite est en plein essor, malgré des réticences culturelles bien compréhensibles.

CHRISTOPHE TRONTIN, membre de la rédaction

On parle beaucoup en Chine, et plus encore hors de Chine, du vieillissement de la population qui menace le pays, conséquence inéluctable de la politique de l'enfant unique et de l'accroissement de l'espérance de vie. Et en effet, la population des plus de 60 ans est appelée à passer de 212 millions de personnes aujourd'hui à 276 millions en 2025. Pour énorme qu'il soit, ce chiffre reste modeste en comparaison internationale, puisqu'il représentera environ 18,4 % de la population en Chine, contre 28,1 % en France et 32 % au Japon au même horizon. La différence réside dans les infrastructures d'accueil des personnes dépendantes, déjà très développées en Europe et au Japon, tandis qu'elles restent embryonnaires en Chine. Alors que les premiers « parents uniques » atteignent aujourd'hui l'âge de la retraite, on peut s'attendre à voir de plus en plus de candidats à une place en maison de retraite d'ici à 2030, puisque l'âge moyen d'entrée en dépendance est de 85 ans.

Mais l'approche qui consiste à confier les personnes âgées à des maisons de retraite ne tombe pas sous le sens dans un pays où l'influence confucéenne est très forte qui préconise la piété filiale et la prise en charge des vieux par leurs enfants. De fait, la cohabitation avec des parents retraités reste une pratique courante en Chine et on voit beaucoup de personnes plus toutes jeunes prendre soin de leurs parents âgés, les promenant quotidiennement en fauteuil roulant et leur cuisinant des petits plats. Par ailleurs, on est souvent saisi d'admiration en visitant les villes chinoises où l'on voit des vieillards qui conservent très longtemps une vie sociale indépendante et active, avec gymnastique, marche, chant, danses et autres exercices de tai-chi. On voit ainsi des retraités se rassembler pour jouer aux échecs ou au mah-jong, été comme hiver, le long des canaux ou dans les parcs. Sans compter les milliers d'associations sportives ou culturelles qui rassemblent les seniors du pays par centres d'intérêt.

« La maison de retraite n'est ni bonne ni mauvaise, c'est juste un choix personnel », explique M. Zhang, fonctionnaire à Beijing. « C'est une solution pour les personnes qui n'ont pas de temps, ou qui habitent loin de leurs parents, ou dans les familles où les enfants se rejettent la responsabilité de la prise en charge des parents. D'ailleurs on voit en Chine de nombreuses personnes se soustraire à leur obligation de prendre en charge leurs parents, et la loi ne peut rien y faire. » Mais il poursuit : « En ce qui me concerne, je ne pourrais jamais me résoudre à cela. Le personnel des maisons de retraite est insuffisamment qualifié et je ne pourrais pas faire confiance à des personnes qui ne sont pas de la famille pour prendre soin de mes parents. » Effectivement, aucune des autres personnes chinoises, jeunes ou plus âgées, à qui nous avons posé la question n'envisage de confier ses parents à un institut spécialisé le jour venu. Chacun préfère envisager une cohabitation paisible des générations, à l'ancienne.

Une conviction qui peut évoluer lorsque survient la dépendance lourde et le besoin d'un suivi médicalisé. Les autorités se sont saisies de cette problématique et promis de lancer un programme d'équipement des municipalités en maisons de retraite spécialisées, mais elles comptent principalement sur le secteur privé pour résorber le manque de capacités.

Selon le ministère des Affaires civiles, qui se charge du dossier, la Chine doit doubler d'ici à 2025 sa capacité d'accueil en maison médicalisée, alors que le nombre de lits disponibles est actuellement de 5,5 millions dans le pays (à titre de comparaison, la France dispose de 500 000 lits environ, pour une population 20 fois inférieure). Les spécialistes du secteur font remarquer que l'effort devra porter non seulement sur le nombre, mais aussi sur la qualité du service, pointant un manque de personnel qualifié et de soins spécialisés. Une autre question est le coût de l'hébergement médicalisé : il est compris en Chine entre 1 400 et 3 000 yuans par mois, ce qui n'est pas à la portée de toutes les bourses (toujours à titre de comparaison, les coûts mensuels en France s'échelonnent entre 1 500 et 2 900 euros, selon les chiffres de l'Ehpad). La politique du ministère de la Santé consiste à encourager la création d'entités privées en accordant des subventions de 100 yuans par mois et par lit mis à disposition, plutôt que de créer de nouvelles structures d'État qui ont été vivement critiquées par le passé pour leur gestion coûteuse et peu efficace. Une opportunité économique qui n'a pas échappé aux investisseurs, chinois et étrangers, qui se bousculent sur ce marché... dans les grandes villes. Les campagnes, avec leurs vieux pauvres et sans ressources, sont évidemment moins attractives pour ces chercheurs d'« or gris ».

 

Un vieux monsieur chinois bien entouré.

 

Les villes et municipalités se contentent de donner le ton, avec des « Social Welfare Centres » qui fixent les standards en matière de normes sanitaires et médicales, de formation des employés et de services à la personne, médicalisés ou non. Dans la petite ville de Taizhou, dans le Jiangsu, nous avons visité un de ces centres pilotes.

L'entrée du centre, toute en colonnes et en baies vitrées, ressemble à celle d'un hôtel quatre étoiles. Le directeur du centre accueille notre délégation et nous guide par un large corridor vers la salle de repos du centre. Il y a là différents compartiments qui chacun regroupent une activité distincte. Les pensionnaires sont attablés, souriants pour la plupart, occupés à des jeux, qui à empiler des cubes de couleur, qui à jouer aux dominos ou aux cartes. Les plus alertes jouent aux échecs, d'autres plus geek utilisent l'un des ordinateurs en libre-service. Seul ou en groupe, le défi à cet âge est d'occuper la journée et de tuer le temps avant qu'il ne vous tue.

Ateliers créatifs, musique, jeux de cubes, personnel discret mais omniprésent... une maison de retraite, finalement, c'est presque une garderie.

On passe entre les tables, on observe les lits dans la zone de repos, et les fauteuils roulants garés dans un coin. Certains nous sourient, nous font un petit signe de la main, d'autres, trop absorbés dans le précaire équilibre des cubes empilés ne prêtent aucune attention à notre délégation pourtant assez nombreuse. L'ambiance sonore est très modérée, adoucie, les sons sont étouffés. Les grandes baies vitrées laissent entrer le soleil hivernal et la lumière naturelle.

L'infirmière en chef nous guide vers l'escalier par lequel nous rejoignons le deuxième étage, celui des dortoirs. Le couloir est bordé de vastes fenêtres qui donnent sur les grandes chambres de douze lits, avec des fauteuils et des tables de nuit entre les lits. Les pensionnaires ici sont nettement moins guillerets : la plupart restent assis dans leur fauteuil, peut-être à revivre leur jeunesse ou perdus dans une rêverie inconnue ; d'autres sont carrément alités.

C'est ici qu'officie Li Ruqi, professeur de psychiatrie à la retraite. Il travaille en tant que bénévole dans le centre, deux fois par mois, pour examiner l'état psychique des retraités et donner des consultations. À 65 ans, il nous confie qu'il apprécie cette activité qui lui permet de garder le contact avec sa spécialité et de mettre ses connaissances au service de la communauté. Une façon de contribuer à la société pour ce retraité qui conclut : « Nous serons tous vieux un jour. Moi aussi je vais vieillir, en attendant, je peux aider les patients qui ont des problèmes mentaux. »

Aujourd'hui, M. Li donnait une consultation à Chen Jiakang, 71 ans, qui se remet d'un accident vasculaire cérébral. M. Chen est entré au centre il y a un an, alors que sa fille, institutrice, se voyait dans l'incapacité de le soigner seule.

Puis nous grimpons au troisième niveau. Ici, c'est l'étage des chambres doubles ou individuelles. L'aménagement intérieur est le même que dans nos maisons de retraite européennes : des portes larges qui permettent de faire passer les lits sur roulettes ; la télé en face des lits inclinables, l'armoire, la salle de bains adaptée aux fauteuils roulants et aux déambulateurs... Ici aussi, la propreté est chirurgicale.

Dans la salle de spectacle, un petit orchestre amateur est réuni : 5 joueurs d'erhu, un tympanon, 2 flûtistes, un joueur de matouqin, et puis un accompagnement à la flûte électrique... Ils jouent des chansons du bon vieux temps : d'abord Molihua (Ode aux fleurs de jasmin), aux accents nostalgiques, puis Xi yangyang (Mélodie de la joie), plus guilleret. Deux ou trois vieux s'essaient à un pas de danse au milieu. D'autres se contentent d'écouter les chansons en hochant de la tête. Les voix sont chevrotantes, les accords un peu hasardeux, mais de larges sourires s'épanouissent sur tous les visages. Une activité calme, collective, créative, c'est à cela, finalement qu'on aspire une fois passés les quatre-vingts printemps...

Vieillissement démographique, allongement de l'espérance de vie, évolution des mentalités, croissance des revenus, le papy-boom chinois est en marche. Un marché des services à la personne estimé à 400 milliards de yuans à l'horizon 2025, qui fait saliver plus d'une entreprise spécialisée. Cependant, à en croire Bromme H. Cole, auteur du livre The Ageing Dragon (« le dragon vieillissant »), c'est un marché encore mal réglementé, et surtout déséquilibré : alors que les investisseurs étrangers se font une concurrence féroce dans le haut de gamme, le secteur des classes moyennes ou modestes, les zones rurales, peu attractives financièrement, restent en friche et peinent à se développer.

Un problème pourtant identifié par les autorités de l'État depuis 2005, affirme Benjamin Shobert, fondateur du Rubicon Strategy Group, un cabinet de conseil spécialisé sur la question, qui décrit des initiatives régionales de modernisation des établissements vétustes et une incitation par la mise à disposition gratuite ou subventionnée de terrains en vue de la construction de centres à budget modéré.

 

 

La Chine au présent

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