CHINAHOY

30-March-2016

L’intégration européenne face à son plus grand défi

 

Manifestations de 2013 à Kiev, contre l'intégration à l'UE retardée par le gouvernement ukrainien.

 

HE YAFEI*

Le phénomène le plus marquant de la deuxième moitié du XXe siècle et des 15 premières années du XXIe siècle a certainement été le développement prodigieux de la mondialisation. Le grand essor de l'économie mondiale et la réussite de l'intégration européenne, avec notamment la création de l'euro, ont fait naître beaucoup d'espoirs et de possibilités pour le « village planétaire ». Cependant, la mondialisation n'a pas toujours eu le vent en poupe. Le mouvement d'opposition à la mondialisation n'a jamais baissé les bras : il existe depuis le début un courant d'opinion hostile aux objectifs et à la stratégie de la mondialisation, et bien sûr les problèmes planétaires que celle-ci provoque en continu sont toujours les défis dans le monde entier. Les crises que vit actuellement l'Europe menacent sérieusement le processus de l'intégration européenne et la survie de l'euro, lancent un défi à la marche de l'intégration dans d'autres régions du monde, et portent atteinte à l'intérêt de la communauté mondiale. On peut même affirmer que la prochaine décennie décidera de la réussite ou de l'échec de la mondialisation. D'où la nécessité de conduire une analyse sérieuse du processus d'intégration européenne et des difficultés qu'elle a rencontrées.

L'intégration européenne remonte à la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, et elle a parcouru ces 60 dernières années un chemin semé d'embûches. Ses succès n'ont pas été faciles. En dernière analyse, le problème central de l'intégration régionale ou de la mondialisation est la contradiction entre la sauvegarde et la cession partielle de la souveraineté nationale. La création de l'euro en est un exemple typique. En unifiant les monnaies dans la zone euro (cession de souveraineté), on a négligé d'unifier les politiques budgétaires (sauvegarde de souveraineté). Les crises périodiques qu'a connues l'euro découlent, dans une large mesure, de cette contradiction.

À l'heure actuelle, l'intégration européenne est confrontée aux quatre épreuves suivantes qui mettent en danger la survie de l'Union européenne et de l'euro :

Premièrement, avec l'arrivée massive de migrants dans les 26 pays de l'UE, ceux-ci parviendront-ils à maintenir les accords de Schengen : ouverture des frontières internes et libre circulation des personnes ? Les troubles au Moyen-Orient et en particulier la guerre civile en Syrie ont produit des millions de réfugiés qui sont arrivés successivement en Allemagne, au Royaume-Uni, en France et dans les pays scandinaves par la Grèce, la Pologne, la Hongrie et la Turquie. Ces très nombreux immigrés illégaux ont provoqué de violentes querelles entre les pays de l'UE qui ont adopté des politiques opposées. L'Allemagne, sous la direction de la chancelière Merkel, a adopté une « politique de la porte ouverte » en accueillant plus d'un million de réfugiés. Elle a souhaité que les autres pays suivent son exemple. Mais elle a rencontré une violente opposition de la part de ses partenaires. La Hongrie, la Pologne, l'Autriche et la Grèce, ont décidé de fermer leurs frontières. Le Royaume-Uni, la Suisse, la France et les pays scandinaves ont renforcé le contrôle des frontières pour empêcher l'entrée de réfugiés. Conséquences de ces mesures : un grand nombre de migrants sont restés bloqués en Grèce, et beaucoup de réfugiés ont péri en mer en tentant d'entrer en Europe par la Méditerranée, ainsi que l'ont rapporté les médias.

L'impasse politique dans laquelle se trouve l'UE sur le problème des réfugiés révèle l'opposition très forte entre le principe d'ouverture de l'UE et les politiques pratiquées par la plupart de ses États membres. Il touche aussi un autre problème plus profond pour l'UE : les principes de démocratie et de liberté, celui de l'humanisme qui font la fierté de l'UE, sont-ils des mots en l'air ou des concepts suivis dans les actes ? On voit bien que c'est là une épreuve sérieuse.

Deuxièmement, le problème de l'euro qui divise les pays du Sud et les pays du Nord. La crise de la dette dans les pays de la zone euro, provoquée par la crise financière de 2008, continue à peser sur ces pays sans que se dessine une amélioration nette. La situation actuelle de la Grèce n'est pas meilleure qu'au début de la crise. Et la Banque centrale européenne (BCE) n'a pas réussi à faire sortir l'Europe du marasme économique par l'application continue d'un taux d'intérêt extrêmement bas et d'une politique monétaire d'assouplissement quantitatif.

Selon les critères qu'applique le Fonds monétaire international (FMI) pour juger de la charge de l'endettement d'un pays, celle-ci ne devrait pas dépasser 85 % du PIB pour un pays développé et 70 % du PIB pour un pays en développement. La théorie économique explique qu'un État ne peut pas être en faillite, sauf dans le cas où il serait occupé ou cesserait d'exister. Cependant dans les faits, les exemples de faillite d'États sont assez fréquents : le plus récent exemple est celui de la Grèce qui a dû procéder à la restructuration de sa dette suite à la crise européenne, ce qui ne lui a pas évité par la suite une situation de défaut de paiement. Les économistes, après avoir étudié les exemples de faillite d'États, sont arrivés à la conclusion suivante : entre 1970 et 2008, le taux moyen d'endettement des États qui se sont déclarés en faillite et en défaut de remboursement de leurs dettes se situait en moyenne à 69,3 % du PIB. Un taux qui est largement dépassé dans de nombreux pays, en particulier dans la zone euro.

Avec la hausse des taux d'intérêt de la Réserve fédérale américaine en 2015, le marché monétaire international est entré dans un cycle du dollar fort. Bien qu'on ne sache pas encore combien de temps durera ce cycle, c'est la zone euro qui a été la première à subir les conséquences de cette politique du renforcement du dollar. Comme les États-Unis, la zone euro se compose de pays développés qui présentent à peu près les mêmes structures économiques ; ces pays déficitaires en capitaux (l'Allemagne constituant la seule exception) doivent compter généralement sur les capitaux étrangers ou l'emprunt pour maintenir leur croissance économique, d'où l'importance d'un coût du crédit aussi bas que possible. La hausse vertigineuse du taux sur les dettes souveraines de la Grèce et d'autres pays pendant la période la plus critique de la crise de la dette en Europe a bien illustré ce phénomène. La hausse du taux d'intérêt de la Réserve fédérale et le dollar fort auront pour conséquences que la Chine, le Japon et d'autres pays aux réserves de change importantes devront réajuster la composition de leur panier de monnaies de réserve, accroissant la part des obligations du Trésor américain. À l'heure qu'il est, le taux de change de l'euro ne cesse de baisser contre le dollar, une tendance irréversible à court terme. Parallèlement, les agences de notation internationales appartenant aux États-Unis continuent d'abaisser la note de la dette souveraine des pays de la zone euro, qui restent de ce fait hantés par le spectre d'une nouvelle crise. Monsieur Robert A. Mundell, père de l'euro, a qualifié de « coup de pied de l'âne » la dégradation par les trois principales agences de notation de la note des dettes souveraines de la Grèce et d'autres pays alors que la crise de la dette balayait la zone euro.

Troisièmement, la division de l'Europe en Est et Ouest. Bien que l'élargissement à l'Est de l'UE et de l'Otan qui se poursuit depuis plus de 20 ans englobe aujourd'hui presque tout le continent européen, les nouveaux membres d'Europe centrale et orientale comme la Pologne, la Hongrie et la République tchèque conservent un sentiment national assez fort et ont toujours des réticences vis-à-vis de l'UE. Face à une vague d'immigration sans précédent chez eux, ce sont ces pays qui ont le plus vivement réagi, en exprimant leur mécontentement contre l'Allemagne qui a tenté d'imposer aux autres pays européens sa politique d'ouverture des frontières aux réfugiés. Ils se sont violemment opposés à l'installation de quotas de migrants au niveau européen.

En ce qui concerne la sécurité européenne, les pays de l'Europe centrale et orientale et ceux de l'Europe occidentale, de par leurs préoccupations assez différentes, ne partagent pas les mêmes points de vue. Lorsque, à la fin de la guerre froide, l'Union soviétique a disparu, l'UE et l'Otan ont cherché par tous les moyens à s'étendre vers l'Est. En 20 ans d'efforts, elles ont réussi à grignoter une grande partie de l'espace stratégique de la Russie, poussant le front jusqu'en Ukraine. Le bras de fer stratégique entre deux grandes puissances en Ukraine et en Crimée est en fait le résultat d'une contre-attaque de la Russie. Pour le moment, la crise ukrainienne est calmée, mais elle est loin d'être résolue, il s'agit plutôt d'une pause stratégique entre les adversaires que sont les États-Unis, la Russie et l'Europe. Tôt ou tard, elle redeviendra la faille dans la sécurité européenne. Pour des raisons historiques, les pays d'Europe centrale et orientale nourrissent de sérieuses inquiétudes envers la Russie et espèrent bénéficier du parapluie stratégique des États-Unis et de l'Otan qui stationne des troupes en Pologne et dans les pays baltes pour maintenir une force de dissuasion contre la Russie. Dans le même temps, les relations des grands pays de l'UE comme l'Allemagne ou la France avec la Russie sont beaucoup plus compliquées : la grande interdépendance économique qui existe entre eux, en particulier dans le domaine de l'énergie, pèse dans la balance. Une situation qui ne pourra pas se modifier rapidement, quoiqu'à plus long terme, les États-Unis devraient accroître leur fourniture énergétique à l'Europe pour réduire sa dépendance vis-à-vis du pétrole et du gaz russes. En raison de cette division Est-Ouest, le problème de la sécurité européenne et la manière de traiter les disputes dans les relations avec la Russie resteront des obstacles à l'intégration européenne.

Quatrièmement, le référendum prévu sur l'appartenance britannique à l'UE suscite de plus en plus d'intérêt dans l'opinion publique. Il est trop tôt pour risquer un pronostic, cependant, les difficultés que rencontre l'Europe dans son processus d'intégration, au-delà de la division des pays de l'UE sur la crise des réfugiés, influenceront sans aucun doute les résultats du référendum.

Le Royaume-Uni est un membre particulier de l'UE depuis le début. Du fait que la moitié de son commerce extérieur s'effectue avec des pays membres de l'UE, sa sortie du groupe léserait ses intérêts économiques, même si des arrangements spéciaux pourraient être adoptés. Par ailleurs, il a conservé sa monnaie, la livre sterling, qui représente environ 10 % des droits de tirages spéciaux (DTS) du système monétaire international. Que le Royaume-Uni quitte l'UE ou y reste, la position de Londres en tant que centre financier international restera inchangée. Mais du point de vue de sa politique étrangère, le Royaume-Uni se situe plus près des États-Unis que de ses partenaires européens.

Si le prochain référendum britannique attire l'attention du monde entier, c'est que ses résultats auront un retentissement non seulement sur l'économie du Royaume-Uni et l'orientation de sa politique, mais aussi sur la réussite ou l'échec de l'intégration européenne. Le Royaume-Uni est un pays européen important puisqu'il forme avec la France et l'Allemagne les trois piliers de l'UE. Une condition fondamentale qui fait de celle-ci l'une des principales forces internationales. Si les Britanniques décidaient de quitter l'UE, il n'est pas exclu que la Suède, le Danemark et d'autres pays nordiques suivent leur exemple en organisant eux aussi des référendums. Dans ce cas, l'avenir de l'UE serait compromis.

Pour celle-ci, la crise actuelle des réfugiés constitue certainement le plus grand défi à son avenir. Si ses États membres continuent d'agir indépendamment en adoptant des politiques opposées, les conséquences pour la poursuite de l'intégration seront beaucoup plus graves que la division des pays de la zone euro. Depuis sa création en 1999, l'euro est devenu une importante monnaie de réserve, seconde après le dollar, avec environ 20 % des DTS. L'euro ne disparaîtra pas, à cause du système monétaire international mais aussi des besoins des pays de la zone euro. Le plus grave serait la réduction du nombre de pays de la zone avec le retrait de la Grèce et peut-être d'autres pays.

Pour conclure, rappelons que l'intégration européenne a constitué une expérience d'importance dans le domaine de la gouvernance mondiale et qu'elle a connu malgré tout d'incontestables succès. La contribution de la civilisation européenne au progrès de l'humanité, en particulier dans le domaine de la gouvernance, est indéniable. De ce point de vue, l'intégration européenne est une tentative utile pour la communauté internationale en vue d'une gouvernance mondiale. C'est ce qui explique l'intérêt qu'elle a suscité dans le monde. Le rapide développement de la mondialisation ces dernières décennies a apporté au monde une prospérité économique sans précédent, mais cela a aussi provoqué sans doute une série de défis planétaires qui sont l'accroissement des inégalités, la détérioration de l'environnement et l'aggravation du changement climatique. Dans cette période difficile où la pression à la baisse de l'activité économique mondiale continue, les interrogations se font plus nombreuses sur la mondialisation et l'intégration régionale.

 

*HE YAFEI est ancien vice-ministre des Affaires étrangères et ancien directeur adjoint du Bureau des affaires des Chinois d'outre-mer relevant du Conseil des affaires d'État.

 

 

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