CHINAHOY

2-August-2017

Haute couture à Paris : haute en couleurs chinoises

 

 

MA HUIYUAN, membre de la rédaction

 

Rencontre avec Laurence Xu, le créateur chinois qui tisse le fil entre tradition et modernité, et noue des liens entre son pays et l’étranger.

 

Le 4 juillet dernier, Laurence Xu a présenté les 38 pièces sublimes de sa collection Shanshui lors de la Fashion Week haute couture à Paris. Ce couturier chinois, le premier parmi ses pairs à avoir été convié à cette Semaine de la Mode parisienne consacrée à la haute couture, a eu l’honneur cette année encore, pour la troisième fois, de dévoiler ses créations d’inspiration chinoise sur la scène du plus grand événement dédié à la mode dans le monde. Laurence Xu a en effet le don d’allier parfaitement patrimoine immatériel chinois et tendances dans l’air du temps. Chacune de ses œuvres dégage le charme du savoir-faire et de la culture traditionnels de la Chine, charme auquel l’assistance ne peut résister. Cette fois-ci, il a décidé de donner une nouvelle vie à la broderie des Miao et au batik d’Anshun, d’anciennes techniques artisanales originaires de la province du Guizhou. Laurence décrit en plaisantant : « Je parcours le monde en portant sur mon dos les trésors de mes ancêtres. »

 

Laurence et sa fille à la fin du défilé.

 

Du Rêve dans le pavillon rouge au brocart Yunjin

 

Ce couturier de 43 ans se caractérise par ses manières raffinées et distinguées. Il connaît par cœur de nombreux poèmes et textes classiques, et ponctue naturellement ses paroles de quelques citations. S’il n’avait pas fait carrière dans la haute couture, il aurait sans doute pu devenir poète.

Depuis tout petit, Laurence se passionne pour le roman Le Rêve dans le pavillon rouge. Il est capable d’en réciter de tête les chapitres et les poèmes tellement il a lu et relu ce livre. « Selon le dicton, si le brocart Yunjin n’avait pas été inventé, Le Rêve dans le pavillon rouge n’aurait pas vu le jour. Mais pour ma part, c’est plutôt l’inverse : si cet ouvrage n’avait pas été écrit, je n’aurais pas prêté autant d’attention au brocart Yunjin. »

 

Le Rêve dans le pavillon rouge est classé parmi les quatre grands romans classiques de la littérature chinoise. Son auteur, Cao Xueqin, prend pour décor le Bureau de fabrication de la soie impériale de Jiangning établi à Nanjing sous la dynastie des Qing (1644-1911) pour composer cette fiction grandiose décrivant la montée et le déclin de quatre grandes familles : Jia, Shi, Wang et Xue. À l’époque, la technique de tissage du brocart Yunjin connaissait son apogée. Réunissant alors plus de 30 000 métiers à tisser et 300 000 travailleurs, cette activité était la plus importante industrie artisanale à Nanjing.

 

« Dans le livre, la grand-mère de Jia Baoyu (le personnage principal) offre à son petit-fils un manteau en plumes de paon et à sa cousine Baoqin un manteau fabriqué avec les plumettes sur la tête des canards. Le brocart Yunjin, qui intègre ce type de matériau, est manifestement luxueux, me suis-je alors dit. » Laurence poursuit : « Quelques années plus tard, je suis parti à Nanjing, avec mes bagages pour seule compagnie. »

 

À son arrivée à Nanjing, il s’est empressé de visiter le Musée de Yunjin. Mais il n’y a ressenti que tristesse et désolation. « À ce moment-là, le Musée de Yunjin de Nanjing était presque en ruine. J’ai compris que le brocart Yunjin, tissé à base de fils d’or et d’argent purs entremêlés de plumes d’oiseaux, autrefois symbole de la dignité royale, n’intéressait plus personne aujourd’hui. » Il était navré de voir que « les diverses fibres chimiques sont aujourd’hui le matériau à la mode. Personne ne porte de brocart Yunjin, devenu un artisanat vintage. » Laurence s’est imaginé le brocart Yunjin comme étant « une vieille femme malade depuis bien longtemps, condamnée à rester alitée ». Dès lors, il s’est mis en tête de « non seulement la guérir, mais aussi la faire voyager aux quatre coins du globe. »

  

À vrai dire, un petit groupe de locaux s’efforçaient déjà de préserver l’art du brocart Yunjin et avaient entamé les démarches en vue de son inscription au patrimoine mondial. Mais faute de ressources humaines et économiques, la procédure avançait d’un pas lent. Laurence était déterminé à accélérer les choses. De Paris à Londres, de Milan à New York, le designer a présenté avec enthousiasme le brocart Yunjin sur une série de défilés, « parcourant le monde en portant cette richesse culturelle sur son dos ». Au travers de ses créations, le monde a découvert le brocart Yunjin, un des trésors ancestraux chinois. Grâce aux efforts conjoints des uns et des autres, en septembre 2009, l’artisanat du brocart Yunjin de Nanjing a enfin été officiellement inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Le conservateur du Musée de Yunjin a adressé publiquement ses remerciements à Laurence pour les actions qu’il avait menées durant huit ans pour favoriser la reconnaissance du brocart Yunjin dans le monde.

 

En 2010, Laurence a conçu une longpao (ou robe dragon) pour l’actrice chinoise Fan Bingbing, qui l’a endossée pour fouler le tapis rouge du Festival de Cannes. Cette robe est à présent entrée dans la collection du Victoria and Albert Museum de Londres.

 

En 2013, Laurence a été invité pour la première fois à participer à la Fashion Week haute couture de Paris. À cette occasion, il a pris l’initiative de transporter jusqu’à Paris une gigantesque machine à tisser de 5 m, et l’a placée au fond de la scène. Au cours du spectacle, le public pouvait voir à l’avant-plan les mannequins défiler sur le podium et à l’arrière-plan, l’imposant métier à tisser en cours d’utilisation : un dialogue parfaitement fluide entre tradition et mode à travers l’espace et le temps.

Le studio de création de Laurence, où s’amassent les vêtements qu’il dessine.

 

« À mes yeux, Dunhuang est bleu-vert »

 

Passionné d’art, le père de Laurence a très tôt conté à son fils l’histoire de Dunhuang. C’est pourquoi, aux yeux de Laurence, Dunhuang est un « temple sacré » des beaux-arts qu’il n’a pas osé visiter des années durant, de peur de le « profaner » par sa présence. Il a fallu attendre que ses créations obtiennent une reconnaissance mondiale et qu’il se fasse un nom dans le cercle de la mode pour qu’il se pose la question suivante : suis-je suffisamment « qualifié » pour aller à Dunhuang ?

 

Dunhuang était une ville animée au commerce florissant sur la Route de la Soie, voie de communication majeure qui reliait la Chine à l’Asie centrale jusqu’à l’Europe. C’est dans cette ville en plein désert que se trouvent aujourd’hui le patrimoine mondial des grottes de Mogao et l’extrémité de la Grande Muraille, avec les passes Yangguan et Yumen. De nos jours, les grottes de Dunhuang, avec leurs fresques mondialement connues, sont considérées comme la plus précieuse découverte du XXe siècle.

 

Les peintures murales de Dunhuang ont été restaurées sous diverses dynasties. C’est la raison pour laquelle elles revêtent plusieurs couches. Si une couche s’écaille, elle laisse apparaître une autre fresque splendide. Laurence a été profondément impressionné par l’art de Dunhuang. Il raconte : « Je me suis senti traverser les âges, découvrant de mes propres yeux comment le temps a sculpté et peaufiné les œuvres. » Il s’est beaucoup inspiré des totems, de l’architecture, des vêtements et des ornements sur les fresques de toutes les dynasties. « Dunhuang évoque à chacun des couleurs différentes. À mes yeux, il est bleu-vert, notamment parce que depuis les dynasties des Tang (618-907) et des Song (960-1279), la plupart des totems présentent cette teinte. Par ailleurs, je garde un profond souvenir des magnifiques apsaras volantes. Tous ces éléments se retrouvent dans les robes que je dessine. »

 

En 2015, Laurence a participé pour la deuxième fois à la Fashion Week haute couture de Paris et a choisi Dunhuang pour thème de ses créations. Ainsi a-t-il fait rayonner l’art de Dunhuang, ville emblématique sur la Route de la Soie, en direct de Paris, capitale de la mode située à des milliers de kilomètres.

 

Ji Xianlin, célèbre écrivain, historien et linguiste chinois, a souligné un jour : « Dans notre monde se distinguent seulement quatre systèmes culturels indépendants dotés d’une longue histoire, d’un vaste territoire ainsi que d’une influence profonde et durable : la Chine, l’Inde, la Grèce et le monde musulman. Il n’en existe pas un de plus. La région couvrant Dunhuang et le Xinjiang est la seule où se côtoient ces quatre systèmes culturels. Il n’en existe pas une de plus. » À l’instar de Dunhuang, les créations de Laurence naissent de la fusion entre cultures orientales et occidentales. Le couturier chinois a beaucoup voyagé et a même suivi des études en France. Il a appris à maîtriser la combinaison des couleurs et la découpe tridimensionnelle auprès d’artistes français. « Les Occidentaux utilisent l’écart entre le tour de poitrine et le tour de taille, ainsi que le contour de la jupe, pour marquer la taille et souligner les formes. En comparaison, les vêtements traditionnels chinois suivent un modèle droit. C’est par l’aspect ample de la tenue que l’on fait ressortir la beauté du corps humain. De mon côté, j’exploite la coupe plus étudiée des Occidentaux pour présenter les conceptions artistiques propres à la culture traditionnelle chinoise. »

 

Le 4 juillet, le défilé de la collection Shanshui s’est tenu à l’InterContinental Paris Le Grand.

 

Les broderies rurales dans la ville de la mode

 

L’affinité entre Laurence et la province du Guizhou a pris sa source dans le film Le Soleil se lève aussi, dirigé par le fameux réalisateur chinois Jiang Wen. À cette époque, pour les besoins du tournage, Jiang Wen a demandé à Laurence de concevoir une paire de chaussures qui soit la plus « mystérieuse » au monde. Après plusieurs tours de sélection, il a décidé de tresser ces chaussures avec des crins de queue de cheval, une technique artisanale antique spécifique à l’ethnie shui de la province du Guizhou, aujourd’hui considérée comme un « fossile vivant » de la broderie chinoise.

 

Avec émotion, Laurence se rappelle son expérience dans les montagnes : « Il y avait deux mamies de 90 ans qui nous aidaient à fabriquer les chaussures. Et même leur petite fille de 4 ans savait manier l’aiguille pour coudre. J’étais stupéfait. Au moment de notre départ, nous avons suivi pendant longtemps un sentier de montagne et à un moment donné, nous avons jeté un coup d’œil derrière nous : les deux mamies étaient toujours là, agitant la main en signe d’adieu. Je suis encore tout ému aujourd’hui quand je repense à ces deux petites silhouettes, au loin dans les montagnes. » Il nous confie que désormais, en tant que designer, il peut se permettre de « présenter le brocart royal Yunjin sur des podiums internationaux. Et je suis également prêt à faire connaître au monde les broderies réalisées dans les villages chinois. »

 

Gardant de merveilleux souvenirs du Guizhou, Laurence est retourné dans cette province pour explorer plus avant le savoir-faire artisanal et la culture traditionnelle des ethnies minoritaires. Ainsi a-t-il découvert la broderie des Miao et le batik d’Anshun. Laurence a intégré ces deux éléments dans sa collection Shanshui qu’il a présentée à Paris en juillet dernier. La broderie des Miao représente un mode d’expression unique dans la culture des Miao qui perdure depuis des centaines d’années. Chaque motif fait référence à une légende. Les procédés de déformation et d’exagération utilisés pour illustrer des mythes de la création du peuple Miao donnent lieu à ces broderies au style artistique unique. Quant au batik d’Anshun, il est apparu sous la dynastie des Hans occidentaux (206 av. J.-C.―24), il y a plus de 2 000 ans. Le batik se distingue par ses couleurs sobres, ses motifs élégants et ses thèmes culturels variés.

 

Avant d’aller dans les montagnes du Guizhou pour s’informer sur cet art, Laurence croyait, comme beaucoup d’entre nous, que le batik d’Anshun était exclusivement bleu et blanc. Mais une fois sur le terrain, il a vu que celui-ci pouvait en fait arborer toute une palette de couleurs. Contrairement au batik traditionnel, le batik d’Anshun est teint avec de l’indigo et d’autres colorants extraits des plantes, affichant ainsi des couleurs vives. « J’aimerais présenter au monde les tout premiers batiks chinois, faits main par des artisans qui n’ont pour outil qu’un couteau spécial. Ils accomplissent le travail d’une seule haleine, sans s’aider d’une esquisse, connaissant par cœur tous les motifs et tous les dessins. Je reste époustouflé devant les fins totems réalisés selon la technique du batik. »

 

Laurence est considéré par certains Chinois comme un nouvel ambassadeur de la mode dépêché à Paris. Tel l’explorateur et envoyé impérial Zhang Qian (164-114 av. J.-C.) qui a vécu sous la dynastie des Hans occidentaux, il parcourt le monde en emportant avec lui la quintessence de la culture chinoise et revient en Chine chargé d’innovations étrangères. Laurence avoue : « Je me sens investi d’une mission et c’est là ce qui me motive. Je compte bien continuer à exposer les artisanats traditionnels chinois sur la scène internationale. » Toutefois, la richesse culturelle de la Chine est si insondable qu’il ajoute : « Même à 80 ans, je n’en aurai toujours pas fait le tour. »

 

Des talents traditionnels populaires dans le monde

 

Laurence est convaincu que la haute couture est favorable au développement culturel. « La haute couture est un art à même de transmettre l’héritage culturel et de cristalliser les procédés artisanaux classiques. Elle met l’accent sur la culture, sans s’attarder sur les tendances du moment. À travers mon travail, je me nourris de la culture et des savoir-faire traditionnels chinois. »

 

Laurence nous confie que son livre de chevet favori est Poèmes des dynasties Tang et Song. « J’adore les somptueux poèmes de Liu Yong, de Li Qingzhao et de Li Yu. Naturellement, j’intègre leur style dans mes créations. » Pour lui, chaque pièce qu’il imagine reflète une conception artistique : « Je déverse souvent un flot de poésie dans mon design. Ce n’est pas un acte délibéré. Mes créations traduisent mon humeur. » Il prend l’exemple du fameux tableau des Song Oiseau d’hiver sur une branche enneigée : « Une tenue est comme une peinture. J’utilise des perles pour symboliser le clair de lune, la couleur bleu foncé pour dépeindre le ciel et toutes sortes de broderie pour dessiner la silhouette. Dès que j’ai une minute au calme, je compose tout ce portrait dans ma tête. »

 

Quand nous abordons avec lui le sujet de la haute couture chinoise à l’étranger, Laurence affirme : « D’après mon expérience, les étrangers fortunés sont tous très friands des pièces de haute couture chinoise. Le savoir-faire artisanal chinois est hautement reconnu et apprécié dans le monde entier. Le problème, c’est qu’on ne peut pas le porter directement. Avec mes collections, j’ai donné à ces techniques traditionnelles une enveloppe vestimentaire chic pour qu’elles puissent être portées. Alors, progressivement, les étrangers s’intéressent à notre culture qui se cache derrière les costumes. »

 

« Certains rient de mon design : à l’heure où tout le monde s’habillent avec des grandes marques, Laurence s’évertue à proposer des créations surannées, tout droit sorties de la campagne, lancent quelques critiques. Mais j’insiste. Toutes mes tenues qui ont rencontré le succès sont basées sur les éléments traditionnels chinois. » Pour conclure, Laurence fait remarquer : « Si nous, Chinois, nous habillons comme tout le monde, nous abandonnons l’âme pétrie dans nos tenues traditionnelles. C’est pourtant à travers la parfaite maîtrise de l’essence de nos traditions que nous prendrons véritablement confiance en notre culture. »

 

La Chine au présent

 

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