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Les fins artisans de la Cité interdite
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Maître Wang en plein travail sur une horloge. |
GONG HAN, membre de la rédaction
Mai 2015, 5 mois avant le 90e anniversaire du Musée du Palais impérial installé dans la Cité interdite, un paravent poussiéreux et abîmé est envoyé à l'équipe de restauration des objets historiques. Dans les réserves du musée : 32 paravents de cette sorte. Celui-ci était le cadeau d'anniversaire préparé par ses 16 fils et 32 petits-fils à l'empereur Kangxi des Qing (1644-1911) lors de ses 60 ans.
Ces paravents étaient stockés dans les réserves souterraines de la Cité interdite depuis 300 ans. Dans 5 mois, ils allaient être exposés après avoir subi un petit rafraîchissement. Ce travail a nécessité l'intervention de plusieurs départements de restauration : ébénistes, laqueurs, tisseurs et joailliers ont dû travailler de concert.
C'est à cette occasion que ces travailleurs de l'ombre de la Cité interdite, ces mystérieux doigts de fée de l'ancien Palais impérial ont vu le jour sous l'objectif d'une caméra.
Janvier 2016, le documentaire Je suis restaurateur à la Cité interdite est diffusé. Les clics sur la vidéo sur Internet dépassent les 700 000 en un mois. Sur le site Douban, forum culturel, la note atteint 9,5/10 et dépasse la série chinoise Nirvana in Fire diffusée l'année dernière. L'accueil extrêmement favorable du documentaire a même fait penser à Xiao Han, l'un des deux réalisateurs, à en faire une version courte pour l'étranger.
Un dialogue entre Antiquité et monde moderne
1977, Wang Jin, alors âgée de 16 ans, entre au musée pour y travailler et apprendre la restauration des horloges. Au Musée du Palais impérial, cette technique est une tradition digne de l'héritage immatériel car en 1924, après le départ du dernier empereur, les horlogers sont restés à la Cité interdite.
Les empereurs Shunzhi, Kangxi ou encore Qianlong étaient de grands collectionneurs d'horloges. Quand les Jésuites venaient en Chine, ceux-ci amenaient d'ailleurs souvent dans leurs cadeaux les modèles les plus récents d'horloges européennes. « Au niveau du nombre et de la qualité des objets, les horloges de la Cité interdite sont certainement uniques. Même si au British Museum par exemple, il y en aussi, il n'y en a pas de si imposantes qu'ici », déclare Wang Jin.
La réparation des horloges est un travail complexe car celles-ci sont toutes uniques, au maximum on en trouve qui vont par paires, mais il est très difficile de trouver des pièces détachées. Les mécanismes précis et fins demandent d'être réglés sans arrêt. Le plus dur n'est pas de régler l'heure, mais tous les mécanismes d'automate qui décorent les horloges. « Cette aile devrait bouger normalement… », s'étonne Wang Jin en fronçant des sourcils. L'horloge qu'il est en train d'inspecter est une horloge automate en cuivre doré à la feuille qui représente un paysage de campagne où une poule picore des graines sous un palmier. Cela fait 100 ans qu'elle n'a pas été réparée, mais il ne reste pas assez de temps pour le faire d'ici les commémorations.
L'horloge la plus complexe que Wang Jin ait réparée est celle dite du « Vieux Magicien ». Cette horloge a été créée par un horloger suisse en 1829 et possède 7 mécanismes de transmission. Lorsqu'elle tourne, les haricots et petite billes dans les mains du magicien changent de couleur. Le petit oiseau situé au sommet de l'horloge peut ouvrir son bec, se tourner, déployer ses ailes, et la boule sur laquelle il est posé tourne en même temps. Trois disques changent de couleur sans arrêt dans le même temps. Wang Jin et ses collègues experts et assistants ont mis un an pour la restaurer.
La restauration des objets historiques est en réalité un métier bien particulier, où l'on dialogue avec des gens d'il y a cent ans et une véritable expérience humaine.
Que ce soit une horloge qui a arrêté de tourner, un cheval en porcelaine à trois couleurs de l'époque des Tang (618-907), un rouleau de calligraphie mité ou une sculpture en bois qui a perdu ses couleurs, cent ans voire mille ans plus tard, la rencontre avec un restaurateur leur redonne vie et crée un lien entre le passé et le présent.
Ces artisans du meilleur niveau vivent une vie simple, et qui a laissé une forte impression sur les gens qui ont visionné le documentaire.
Ye Jun, le réalisateur et son équipe ont passé 4 mois avec ces artisans. « On passait la journée avec eux, de l'embauche à la débauche, on mangeait ensemble. Le soir, on allait récupérer la sève pour la laque dans les bois, s'ils avaient des voyages en province, on les accompagnait », raconte Xiao Han.
D'habitude, dans les documentaires sur la Cité interdite, le focus principal est l'ancien Palais impérial et le musée. Dans le film de Xiao Han et de Ye Jun, le rôle principal sont les artisans qui y travaillent. C'était une première.
Au petit matin un peu après 7 heures, Wang Youliang, qui travaille dans l'équipe de restauration des objets en cuivre, arrive au bureau. Il ouvre une porte, puis une autre, en tout 7 portes qui font partie d'un sas de protection. Avant d'ouvrir les portes, il crie et fait du bruit. Une légende populaire veut que ce soit pour faire partir les esprits qui rôderaient dans la Cité interdite.
« En vrai, c'est parce que j'ai peur qu'il y ait des animaux. Parfois, ils surgissent comme ça. Le soir, le musée est vide, et c'est le royaume des chats et des belettes », explique en riant Wang Youliang. Après être entré dans son bureau, il sort un sac de croquettes et en éparpille en bas du mur sous sa fenêtre et regarde avec tendresse les chats qui se précipitent dans la cour pour venir prendre leur petit déjeuner.
Les vieux restaurateurs, les jeunes et les moins jeunes sont tous habillés de façon plutôt neutre et paraissent calmes. Comme il est interdit de faire bouillir de l'eau dans son bureau à la Cité interdite, on peut les voir se promener avec leur thermos d'eau chaude à travers les vieux palais pour aller chercher l'eau au samovar. Certains d'entre eux élèvent des chats et des oiseaux dans leur cour, ont fait un petit potager, comme à la maison. Quand les fruits des gingkos plantés sous les Ming (1368-1644) sont mûrs, ils les font tomber avec des perches et les ramassent avec une vieille couverture ou des feuilles utilisées pour la restauration des objets. À cinq heures, ils rentrent chez eux. Sauf exception très rare, il n'y a pas d'heures supplémentaires. C'est une règle d'or pour que le travail soit bien fait et reste précis.
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L'équipe de tournage du documentaire a passé plusieurs mois à suivre les artisans dans la Cité interdite. |
La transmission des techniques
Le lundi, la Cité interdite est fermée au public. Sans les touristes, elle paraît extrêmement vide. Ji Dongge, une jeune femme qui travaille dans l'équipe de restauration des porcelaines traverse la grande cour du palais de la Tranquillité suprême en vélo. Le premier à l'avoir fait il y a 100 ans était l'empereur Puyi, le dernier empereur des Qing.
La plupart des artisans arrivant à l'âge de la retraite, beaucoup de jeunes sont arrivés dans les différents départements de restauration. Ils viennent pour la plupart d'écoles d'art du meilleur niveau comme l'Institut central des Beaux-Arts de Chine ou l'Institut des Beaux-Arts de l'université Tsinghua. Ils ont souvent un très bon niveau artistique et esthétique, mais quand ils arrivent à la Cité interdite, ils doivent recommencer à apprendre tout depuis le début.
Le travail de restauration à la Cité interdite fonctionne sur le mode de l'apprentissage entre un maître et son apprenti. En 1953, le musée a lancé une campagne pour trouver tous types d'artisans et mettre en place un atelier de restauration. Même s'ils n'avaient pas forcément d'équipement moderne, ils possédaient des techniques hérités depuis des générations et une véritable ferveur pour leur travail. Feng Zhonglian, un des anciens de l'équipe de dessin, avait par exemple passé 10 ans à l'époque de la Révolution culturelle (1966-1976) à copier la fameuse peinture de Zhang Zeduan Scènes de vie le long de la rivière Bianhe le jour de Qingming.
Dans le palais Shoukang, Gao Fei, qui porte un T-shirt avec un Tintin dessus, monte sur un escabeau pour brosser la serrure d'un buffet en bois. Son maître Wang Youliang n'aime plus trop faire le singe sur les escabeaux à son âge. Aujourd'hui, il le surveille et le dirige depuis en bas. Il y a des décennies, l'apprenti sur l'escabeau c'était Wang Youliang.
Le meuble que sont en train de restaurer Wang Youliang et Gao Fei est un buffet en bois de Dalbergia hainanensis qui appartenait à la mère de l'empereur Qianlong. À la vue de la serrure nouvellement polie, Wang Youliang esquisse un sourire et dit à son apprenti : « C'est quand même dans l'Antiquité que les artisans étaient les meilleurs. En même temps, s'ils ne travaillaient pas bien, l'empereur leur coupait la tête. On peut s'estimer heureux aujourd'hui que le conservateur du musée n'ait plus ce pouvoir », plaisante-t-il.
Être patient, rester calme est l'exigence la plus importante pour les nouveaux venus. « La première fois que je suis venu au travail, en passant la porte du palais, j'ai eu l'impression d'être entré dans un autre monde. C'était tellement calme que je n'osais pas parler. En fait, ici, on vit un peu en dehors du temps. C'est assez difficile pour les jeunes diplômés comme nous de s'habituer tout de suite, cela demande un grand temps d'adaptation. Certains n'y arrivent pas et c'est compréhensible », nous raconte Sun Yanju, diplômée de l'Institut central des Beaux-Art de Chine et qui travaille depuis longtemps dans l'équipe de marqueterie-joaillière au musée.
Un art de l'économie
Dans l'équipe de restauration des tissus, il n'y a que des femmes. Elles sont jeunes et jolie, mais n'ont pas le droit de se maquiller ni de se mettre du parfum, car les produits contenus dans ceux-ci pourraient abîmer les objets à restaurer.
La précision du travail de cette équipe est inimaginable. Chen Yang, la chef de l'équipe, est en train de restaurer une breloque de lanterne. Celle-ci est toute abîmée et très cassante. Pendant le nettoyage, Chen Yang doit utiliser une brosse pour retenir l'eau afin d'éviter que celle-ci n'aille s'écouler directement sur les fils et ne les abîment. Elle ne sait même pas combien de breloques de ce type on trouve dans la Cité interdite, tellement on en trouve dans tous les coins.
La tapisserie en soie Kesi demande une technique très différente du tissage ordinaire car c'était le tissu qui était utilisé pour la tunique de l'empereur. Son tissage lui donne un effet en trois dimensions et comme sculpté. Sa fabrication demandait énormément de temps, on ne pouvait en filer que quelques centimètres par jour.
Chen Yang est assise seule face à son métier à tisser, et joue de ses pieds nus sur les traverses pour avoir plus de précision dans le toucher. « Aujourd'hui, personne ne choisirait de faire un métier pareil. Tu vois, là, je suis toute seule, personne ne vient apprendre ce métier », dit-elle dans un sourire un peu résigné. Mais elle ne leur en veut pas. « C'est trop fatiguant, chronophage et contraignant, en plus, ça fait mal aux yeux. »
Qi Haonan, l'apprenti de Wang Jin, a fait des études en automatisation, mais pendant sa recherche d'emploi, il s'est dit que ce serait intéressant de travailler à la Cité interdite, alors il a décidé de rester et aujourd'hui, cela fait dix ans qu'il apprend avec maître Wang. « Les maîtres ne sont pas si sévères qu'on ne l'imagine, en fait, ils nous considèrent comme un membre de leur famille. »
Les jeunes ont un gros avantage sur leurs aînés : par exemple Qi Haonan trouve toujours des nouveaux matériaux, et techniques. Pour nettoyer les pièces détachées des horloges, il a même acheté des produits étrangers comme du liquide nettoyant et une machine à nettoyer pour remplacer le kérosène et le nettoyage manuel avec l'avantage de ne pas abîmer les mains et de nettoyer mieux. Pour enregistrer le processus de restauration des porcelaines, Dou Yicun utilise des Google glass.
Le travail qui attend ces jeunes est immense. Rien que pour les porcelaines de la Cité interdite, on compte 350 000 pièces, de quoi occuper les membres de l'équipe de restauration de porcelaine encore quelques années…
En comparaison avec la pensée innovante que leur demandait d'avoir pendant leurs études, le travail de restauration d'objets anciens est un art de l'économie. Il faut garder le plus d'informations historiques possibles et interférer le moins possible.
Kong Yanju confie qu'elle a parfois fait face à des doutes en travaillant ici, mais qu'elle a assez vite compris la magie du travail à la Cité interdite. « En fait, c'est vraiment intéressant, tu peux voir comment les gens sculptaient avant, comment ils organisaient leurs peintures, comment ils les réalisaient et à quoi cela servait, les choses que les objets ont vécu. En les touchant, tu découvres à quel point ils sont merveilleux, leur beauté et qu'en plus, ils sont vivants ! »
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L'atelier de marqueterie. |
Un monde spirituel bien chinois
Le documentaire fait appel à ce que l'on appelle en Chine « l'esprit-artisan ». « Les objets historiques sont comme les humains en Chine, on dit souvent que le jade possède six qualités morales, c'est une métaphore du gentilhomme. Mais en réalité, le jade n'est qu'une pierre, quelles qualités morales pourrait-il avoir ? C'est uniquement parce que les Chinois lui font incarner des valeurs. Donc quand un Chinois fait une chaise, ce n'est pas une simple chaise, mais tout un monde. Les Chinois de l'Antiquité disaient qu'il faut "incarner l'objet", que celui-ci ressemble à l'homme qui l'a fabriqué. Je peux vous dire que tous les objets qui sont à la Cité interdite portent en eux une partie de la vie de leur créateur », nous explique Qu Feng, membre de l'équipe de sculpture sur bois.
Devant Qu Feng est posée une statue en bois de Bouddha de l'époque Liao (916-1125) et Jin (1115-1234). Même après des milliers d'années, son visage paraît toujours aussi vivide et plein de compassion.
« Chaque personne voit le Bouddha d'une façon différente. Cela dépend du caractère de la personne. Certains sculpteurs les ont fait presque malins voire lubriques, d'autres torturés. Arriver à sculpter un sourire aussi mystérieux et pur c'est le summum de la difficulté », ajoute celui-ci.
Wang Jin va parfois jeter un coup d'œil au pavillon des horloges. Et quand il regarde ces horloges arrêtées, il confie qu'il est un peu triste d'avoir passé tant de temps à les réparer car elles sont vraiment différentes lorsqu'elles sont en mouvement. À la vue de certaines horloges qu'il a réparées avec son maître, il soupire en disant qu'il n'en a pas fait assez, il a quelques regrets.
Qu Feng, lui, estime que beaucoup de gens croient à tort que la valeur d'un restaurateur vient du fait qu'il a restauré un objet. Un peu trop simpliste à son goût. « Quand on restaure un objet, on dialogue avec celui-ci, on le découvre et on met une part de soi-même dedans. Les objets sont des êtres qui sont "morts". On pourrait se demander : "À quoi bon réparer ses vieilleries ?". Le vrai but de la conservation des objets anciens c'est la transmission culturelle. Sinon garder un vieux machin juste pour le garder, ça n'a aucune espèce de valeur. »
Pourquoi le documentaire a-t-il tant attiré les jeunes et a déclenché chez eux cet « esprit-artisan », pour Xiao Han c'est parce que « l'esprit-artisan c'est d'abord le respect, l'enthousiasme, avec parfois un peu de fatigue, mais à la fin c'est une combinaison de tout cela. Faire la même chose toute sa vie, à notre époque, c'est presque inconcevable. En général maintenant, les jeunes changent de travail comme de chemise. C'est certainement pour cela qu'ils ont été émus par ce documentaire, ils se sont dit "Il y a encore des gens qui sont capables de consacrer leur vie à une chose". Savoir être patient, ne pas s'énerver pour faire quelque chose, savoir tenir la distance. Ce genre de qualité est de plus en plus rare », conclut-il sagement.
La Chine au présent