CHINAHOY

26-January-2018

Le lianhuanhua:l'art du changement sans mouvement

 

JULIEN BUFFET, membre de la rédaction

 

Héritage culturel d'un savoir-faire séculaire chinois, le lianhuanhua, bande dessinée, dépasse de loin le simple cadre de la propagande et de l'idéologie que certains lui attribuent parfois. Ses origines et sa trajectoire hors du commun illustrent sa capacité à se réinventer en permanence tout en préservant l'essence de ses codes graphiques traditionnels.

 

 

Illustrer la vie profane

 

Au détour d'une promenade dans les salles du Musée du Palais impérial, en contemplant le trésor national Les divertissements nocturnes de Han Xizai, vous réaliserez désormais que vous êtes face à l'ancêtre prestigieux du lianhuanhua, appelé aussi xiaorenshu, le petit livre de poche. Sous la dynastie Tang du Sud (937-975), ces peintures d'une soirée représentant la vie dissolue du notable Han Xizai, dans le seul but de le discréditer auprès de la Cour, utilisent en effet le principe des « images enchaînées », traduction littérale de lianhuanhua, pour relater la vie profane sous la forme d'une histoire.

 

Le style contemporain populaire du lianhuanhua apparaît beaucoup plus tard dans la bouillonnante Shanghai, à l'orée du XXe siècle. Au contact de l'influence occidentale, xiaorenshu illustre alors l'actualité, comme le bitumage de la ville, et associe l'art chinois du dessin au trait avec les méthodes de diffusion introduites par l'homme d'affaire britannique Ernest Major.

 

À partir des années 1920, Shanghai World Publisher reprend le terme de lianhuanhua pour populariser rapidement les grands classiques de la littérature chinoise : Le Pèlerinage vers l'Ouest, Au bord de l'eau, Trois Royaumes. Les lecteurs de tous âges dévorent ces petits formats, dont la cadence de publication incroyable pousse à segmenter la technique du dessin en des spécialités.

 

 

Zhou Yunfang se distingue pour les esquisses, le talent de Zhao Hongben fait autorité pour les personnages et les animaux, la sensibilité de Zhu Runzhai l'impose dans la représentation des oiseaux, plantes et paysages, enfin la finesse de Qian Xiaodai est sans égale pour saisir les traits des femmes d'esprit. Ce succès fulgurant atteindra son apogée avec le cinéma. À partir de 1948, le lianhuanhua fait office de bande-annonce. Le rythme de production est toujours plus effréné, une petite équipe devant créer près de 240 planches moins de deux jours avant la sortie du film en salle. Le jour de la première, ces illustrations devaient généralement être prêtes le matin et imprimées l'après-midi pour être vendues le soir même devant le cinéma. Même si la qualité du dessin laissait souvent à désirer, la publication agissait comme un aimant et assurait une excellente promotion. Dans les années 1960, plus de 100 millions d'exemplaires au format italien si caractéristique sont imprimés et font la joie de plusieurs générations.

 

La consécration d'un art populaire devenu majeur

 

Véritable « alimentation mentale » du peuple chinois, le style du lianhuanhua manquera pourtant de disparaître sous l'occupation japonaise, puis avec la Révolution culturelle, mais réapparaîtra en force dès 1971 sous l'impulsion du premier ministre Zhou Enlai pour connaître ensuite son premier âge d'or à la faveur de la politique de réforme et d'ouverture de Deng Xiaoping en 1978.

Deux ans plus tard, le style du lianhuanhua devient une spécialité à l'Académie des beaux-arts de Chine, à rebours de la tendance montante du manga japonais qui commence à déferler sur le monde. De courte durée, à peine une dizaine d'années, le lianhuanhua des beaux-arts deviendra un passage obligé dans l'apprentissage du dessin et formera une nouvelle génération de dessinateurs parmi les plus brillants jusqu'à maintenant.

 

Il consacre ainsi de grands auteurs confirmés en tant que maîtres, dont le plus célèbre d'entre eux est He Youzhi qui ne cessa jamais de dessiner jusqu'à sa disparition en 2016 à l'âge de 94 ans, s'ouvre à de nouvelles influences, comme la peinture à l'huile et l'utilisation de la couleur, et crée une période d'émulation intense marquée par la recherche d'une finesse de plus en plus grande dans les traits du dessin au point que certains sont considérés comme une œuvre artistique à part entière. Les artistes du style lianhuanhua échangent ainsi avec ceux de la peinture chinoise, Guohua, tels que Liu Jizuo et Wang Shuhui.

 

 

En 1982, la production atteint un sommet à peine croyable de 860 millions d'exemplaires tous titres confondus. Signe des temps, la première maison d'édition d'État dédiée à la bande dessinée chinoise, Éditions de Lianhuanhua de Chine, est créée le 17 octobre 1985 et reste la seule en activité encore à ce jour. Dans un joyeux mélange, l'ouverture à l'influence occidentale a grandement favorisé les adaptations de la littérature étrangère pour le marché chinois allant de la culture classique des Trois mousquetaires d'Alexandre Dumas à la culture pop de Star Wars de Georges Lucas. L'évolution est si radicale que certains considèrent que le sens premier et la nature du lianhuanhua ont été altérés. Plus grave, l'augmentation de la qualité et du coût de l'impression avec le maintien d'un prix de vente très bas finit par entraîner la quasi disparition, une nouvelle fois, du lianhuanhua. Mais cette rareté l'a parfois transformé en objet de collection, certains exemplaires atteignant près de 100 000, voire 250 000 dollars. Dans les magasins, le prix ordinaire est monté en moyenne à 15 euros et sur le marché des antiquaires vous pouvez dénicher des exemplaires plus rares à 350 euros. Objet de collection, la vente de lianhuanhua est devenue un business avec ses spécialistes et ses nouveaux rois : des passionnés, des nostalgiques ou simplement des gens avec le sens des affaires. Le prestigieux Musée d'art national de Chine a même organisé une exposition en son honneur en 2016.

 

Une source d'inspiration pour la nouvelle génération chinoise

 

De nos jours, tout comme ses compatriotes et camarades, Xi Jinping a conservé des souvenirs d'enfance émus de la lecture des lianhuanhua et en a retiré une certaine sagesse. Le président chinois se rappelle ainsi comment à l'âge de cinq ou six ans, accompagné par sa mère, il resta fasciné devant une librairie par ces petits livres aux histoires parfois incroyables. La légende de Yue Fei, qui protégea la dynastie Song du Sud (1127-1279) contre l'invasion des Jürchen, le marqua fortement. Guerrier, stratège et poète, Yue Fei porte tatoué dans son dos, par la main de sa mère, les quatre caractères Jing Zhong Bao Guo signifiant : « être fidèle à son pays et rendre service au pays avec une loyauté suprême ». Cet exemple de piété filiale et de loyauté envers son pays avait alors influencé le jeune Xi Jinping. Bien plus tard, le président Xi Jinping, dans son discours du 30 mai 2014 à l'école primaire Minzu de Beijing, souligne les aspects concrets, pratiques et moraux du lianhuanhua dans l'éducation des nouvelles générations. Un discours repris ensuite lors de la première réunion des représentants des familles modèle du 12 décembre 2016 où Xi Jinping se réfère à l'histoire de Yue Fei pour insister sur le rôle crucial des parents dans la transmission des valeurs et traditions à leurs enfants. Selon le président chinois, la lecture des lianhuanhua doit être à nouveau encouragée à l'école. Un projet que le département de l'enseignement de Beijing s'efforce de mener à bien avec les encouragements du Comité central du Parti communiste chinois dans un avis diffusé en mai 2017 sur « l'application du programme pour l'héritage et le développement de l'excellence de la culture traditionnelle chinoise ».

 

Plus largement dans le monde, le gouvernement chinois déploie des efforts constants pour rendre accessible la culture chinoise au plus grand nombre. Débutée en 2012, sa réflexion pour une perspective stratégique de la bande dessinée et de l'animation a vu la mise en place de plusieurs manifestations culturelles de grande envergure dès 2015. Le lianhuanhua profite donc pleinement de cette évolution positive. Mais au fond, de toute cette nouvelle agitation, le lianhuanhua n'en a cure. Comme le remarquait He Youzhi, la création de ce dessin vient de l'observation qui est faite avec le cœur.

 

Changer sans trahir : le dialogue France-Chine des Édition Fei

 

Témoin fidèle de la modernisation, medium pour l'alphabétisation, outil de communication politique, œuvre d'art… Peu importe finalement ce que le lianhuanhua est supposé être tant il semble tout droit inspiré de la dynamique du Dao où seul compte le chemin parcouru et l'expérience qui en est retirée. Souvent décrié pour sa rigidité et son manque de dynamisme en comparaison avec le manga, le lianhuanhua a supporté quelque mauvais procès alors qu'il recèle de nombreuses richesses. Dans notre monde moderne, la plus importante réside dans la contemplation et la recherche de sens. À rebours de toutes les modes passagères et du diktat de l'hyper-communication où le monde perd de sa substance, le lianhuanhua cultive son originalité pour tendre vers un style à la fois immuable et inclassable. La page du dessin possède le pouvoir de suggestion d'une poésie où le sens profond reste caché et obscur pour les non-initiés. Seule la contemplation de l'environnement dévoile les pensées ou l'émotion d'un personnage.

 

Nichées dans la rue Frédéric Sauton à deux pas de Notre-Dame de Paris dans le 5e arrondissement, les Éditions Fei ont entrepris, depuis plus de sept ans, d'établir un dialogue culturel entre la France et la Chine en privilégiant justement la bande dessinée et le style du lianhuanhua. Selon la responsable des relations publiques et de l'événementiel des Éditions Fei, Saiying Guo, « la bande dessinée est un moyen de communication universel qui transcende les différences culturelles. De ce fait, en dépit de ses spécificités, le lianhuanhua a vite trouvé son public français grâce à la qualité artistique exceptionnelle du dessin et au choix du sujet ». De fait, la collaboration sino-française entre le dessinateur vétéran chinois Nie Chongrui, 72 ans, et le scénariste Patrick Marty, également éditeur associé de Fei, a donné vie au personnage historique du Juge Bao dans une série inédite de lianhuanhua paru dès 2010. Figure de la justice, fonctionnaire ayant vécu sous la dynastie Song du Sud et très populaire en Chine pour son intégrité, le Juge Bao est devenu l'une des meilleures ventes des Éditions Fei jusqu'à aujourd'hui auprès du public français.

 

Pour Patrick Marty, tout l'enjeu consistait à choisir une histoire chinoise avec une intrigue accrocheuse pour le public occidental. Les techniques d'investigations scientifiques du Juge Bao, sorte de Sherlock Holmes avant l'heure, réunissaient ces deux éléments en donnant au passage une nouvelle vigueur au style du lianhuanhua : introduction de dialogues, découpages plus dynamiques des cases. En définitive, le symbolisme de la bande dessinée traditionnelle chinoise est là, mais ne dîtes pas à Nie Chongrui qu'il reproduit un style académique. Le Juge Bao est : « le reflet de ma culture et de mes expériences qui font vivre mon trait et m'ont conduit à créer un découpage des planches qui le reflétait ».

Et en effet, les paroles du dessinateur portent un message essentiel : en gardant son esprit ouvert sur le monde sans perdre sa sinité, le lianhuanhua est devenu de facto une partie du patrimoine culturel chinois et mondial au même titre que la Grande Muraille ou la médecine traditionnelle.

 

 

 

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