CHINAHOY

4-February-2015

Comment manger ? — La tradition derrière le repas chinois

 

La cuisine chinoise est à cheval sur les couleurs, les odeurs, le goût, la symbolique, la forme et l'apport nutritif des plats. La soupe Yin-Yang est une incarnation de cette philosophie culinaire.

 

Manger, ce n'est pas seulement se nourrir ! En Chine comme ailleurs, les traditions liées à la cuisine et à la table sont riches et anciennes.

LI WUZHOU, membre de la rédaction

Les personnes qui viennent d'arriver en Chine s'étonnent souvent de la façon dont se saluent les Chinois : « As-tu mangé ? »

C'est le premier indice de la place centrale qu'occupe la nourriture dans la culture chinoise. On utilise la métaphore du repas dans de nombreux contextes, de la gouvernance du pays à la communication entre les gens dans la vie quotidienne. Certains vont jusqu'à dire que manger est la « religion nationale », et c'est vrai que la gastronomie est enracinée dans la culture du pays.

Le plus important, c'est de manger

Pour bien comprendre la gastronomie chinoise, il faut étudier sa source dans la culture et l'histoire. Dans la Chine ancienne, on disait que « la nourriture est le paradis du peuple ». Les penseurs confucéens voyaient dans l'approvisionnement la condition de la stabilité de l'État. Un dicton populaire n'affirme-t-il pas : « Bois de chauffage, riz, huile, sel, sauce soja, vinaigre et thé sont les sept premières nécessités de chaque jour » ? C'est pourquoi le philosophe Mencius considérait comme crucial de satisfaire d'abord les besoins alimentaires et vestimentaires de la population. La société idéale prêchée par les confucéens pourrait presque se résumer au mot d'ordre « que chacun ait de quoi manger ».

Historiquement, la Chine a toujours manqué de terres arables, et les calamités et les guerres qui se sont succédé ont souvent provoqué des famines. Les pénuries de nourriture ont perduré jusqu'à la fin des années 1970. Ce n'est qu'après la réforme et l'ouverture que les Chinois ont accédé à une réelle sécurité alimentaire.

La faim reste présente dans la mémoire vivante du pays, et c'est ce qui explique cette particularité de la psychologie chinoise. De nombreuses expressions courantes illustrent cette obsession. Quelques exemples : recevoir une gifle se dit en chinois « manger une gifle » (chi erguang) ; se voir claquer la porte au nez, c'est « manger la porte fermée » (chi bimengeng) ; être apprécié à sa juste valeur, « manger des choses savoureuses » (chixiang) ; être populaire se dit en chinois « manger partout » (chi dekai) ; subir des pertes, se dit « manger des pertes » (chikui) ; obtenir des avantages, « manger des sucreries » (chidaole tiantou) ; être licencié par son patron, « frire le calmar » (chaoyouyu), etc. « Je mange avec M. X » (un personnage important), c'est une façon subtile de se vanter auprès de ses amis.

Plus prosaïquement, le repas est aussi un mode de communication dans la vie quotidienne. Jours de fête officiels ou pas, rencontres familiales ou amicales, noces et funérailles, tous les événements sont célébrés par les repas ; mais les mets servis, les lieux où l'on se réunit et la composition de l'assistance diffèrent.

Pour les Chinois, le repas le plus important de l'année est le réveillon de la fête du Printemps. C'est le moment où toute la famille doit absolument se réunir, quelles que soient les circonstances et les distances qui les séparent le reste de l'année. Un exemple surprenant souligne l'importance de ce repas : dans l'antiquité, les empereurs permettaient à certains prisonniers de rentrer chez eux pour célébrer le réveillon en famille.

Le repas, c'est aussi l'alcool

Un repas européen est souvent une succession de plats : l'entrée, le plat de résistance, le fromage puis le dessert. Dans un banquet chinois, l'ordre est différent, puisqu'on servira d'abord les hors-d'œuvre froids, puis les plats chauds, et tout à la fin le riz. Les invités ont déjà bien bu et goûté toutes sortes de bonnes choses, il faut s'assurer que tout le monde est rassasié en servant du riz pour finir. Le riz signale le moment de vider son verre, car le banquet touche à sa fin.

Les Chinois préfèrent manger en groupe et souvent, ces repas s'accompagnent d'alcool. Ceux qui boivent beaucoup aiment inviter les autres à les suivre. « Je te sers à manger, tu m'invites à boire », dit-on alors, et l'ambiance devient de plus en plus bruyante et chaleureuse.

La tradition de l'alcool à table semble évoluer avec le temps. Est-ce à cause de la voiture qui se généralise ? Dans les grandes villes, même dans des occasions très importantes, l'usage qui consiste à entraîner les autres convives à boire se perd. Le choix des boissons est plus large : au baijiu (alcool blanc), on peut préférer un verre de vin, de la bière ou du thé. La consommation du baijiu reste cependant vivace dans les petites villes, les campagnes et les régions d'ethnies minoritaires. Difficile de refuser une invitation à boire dans ces régions de forte tradition.

Les plats s'adaptent aux différentes occasions : aux anniversaires, on aime manger des nouilles qui symbolisent la longévité (de par leur longueur), et puis bien sûr des gâteaux d'anniversaire. Pour un banquet d'accueil, on favorisera également les nouilles pour suggérer que l'amitié sera durable. Pour un banquet de départ, on peut servir des raviolis, dont le sous-entendu est de souhaiter un bon voyage. Lorsqu'on participe à un repas d'enterrement, ce sont des plats végétariens qui sont servis, en nombre impair. C'est particulier à cette circonstance, car on préfère manger des plats en nombre pair dans un repas ordinaire.

Certains plats s'associent traditionnellement à certaines fêtes. Pour la fête du Printemps par exemple, que ce soit au Nord ou au Sud, toutes les familles prépareront du poisson. En chinois, le poisson (yu 鱼) est homonyme de la richesse (yu 余), et donc un plat de poisson correspond au vœu de voir la fortune vous favoriser toute l'année à venir. Le 15 janvier du calendrier lunaire chinois, on mange des yuanxiao, c'est-à-dire des boulettes de riz collant, symbolisant l'unité et le bonheur de la famille. Le 5 mai du calendrier traditionnel, on mange des zongzi, sorte de gâteaux de riz glutineux sucrés enveloppés dans des feuilles de bambou et du roseau. Le 6 juin, on mange des nouilles frites et le 15 août, des gâteaux de lune, encore un symbole familial d'inséparabilité et de bonheur.

Les goûts et les couleurs : symbolique de la cuisine chinoise

Au-delà de l'aspect nutritif des aliments, la cuisine traditionnelle chinoise veut aussi donner à la nourriture des qualités artistiques qui en rehaussent le goût. On juge la nourriture à sa couleur, sa saveur, son goût et sa forme. Confucius dit qu'on ne doit pas manger ce qui n'a pas une belle couleur, une bonne saveur ou qui n'est pas bien cuit.

L'esthétique des plats chinois se caractérise par plusieurs éléments. Il y a la couleur, qui se doit d'être appétissante. La forme aussi : les cuisiniers découpent souvent fruits et légumes de façon particulièrement savante et esthétique. Parfois, la technique de découpe est conçue pour permettre aux légumes de préserver leur forme pendant la cuisson, et c'est là l'une des clés de l'art culinaire à la chinoise. Il faut des années de pratique aux cuisiniers pour maîtriser ces techniques très raffinées. On les voit parfois trancher les matières en dés, en lamelles, en filaments, en morceaux, en miettes, ou même en purée, avec une vitesse et une précision étourdissantes. D'autres fois, ils taillent les légumes en différents motifs : oiseaux, bêtes, vers, poissons, fleurs, herbe, etc. Le résultat, ce sont des plats semblables à des sculptures ou à des collages, magnifiques et colorés.

Les Chinois apprécient également la beauté de la vaisselle dans laquelle est présenté le festin. Les plats sont le plus souvent en porcelaine et se doivent d'être adaptés, en taille et en forme, avec le mets qu'ils mettent en valeur. La famille impériale et les familles nobles se faisaient un honneur de manger dans une vaisselle très raffinée. Dans la résidence de Confucius au Shandong, on peut voir un assortiment de plats en argent réservés aux banquets officiels. Ce service compte un total de 404 pièces destinées à présenter 196 plats différents. Certaines pièces imitent des objets anciens, d'autres prennent la forme des ingrédients principaux du plat. Elles sont décorées de jade, de corail ou de pierres précieuses, et présentent souvent des motifs floraux. Certaines sont gravées d'un passage de poème ou d'inscriptions de bon augure.

Plus surprenant que les goûts et les couleurs, les Chinois attachent aussi une grande importance aux vertus médicinales des aliments. Certains ingrédients sont réputés pour soulager ou prévenir tel ou tel mal. On prépare donc toutes sortes d'aliments savoureux pour se soigner. Voici déjà deux millénaires que la Chine combine ainsi la cuisine et la médecine, suivant une théorie très élaborée sur les aliments thérapeutiques. De plus en plus d'aliments et de boissons chinois préparés à base de plantes médicinales sont désormais connus dans le monde.

Les rites du repas

Lors d'un repas occidental, la coutume individualiste veut que chacun commande ses plats. Dans un repas chinois, on préfère commander des plats en commun qui seront partagés entre les convives. Vous pouvez manger un peu plus de votre plat préféré, mais il faut faire attention d'en laisser aux autres.

En Chine, le banquet est le moyen le plus important pour entretenir ses relations. C'est là que l'on s'occupe de réguler les relations humaines et que l'on essaie de résoudre les problèmes. Inviter un partenaire d'affaires à un repas est important pour conclure un contrat et entretenir une amitié, mais peut aussi faire avancer votre carrière, et c'est pourquoi les traditions de la table sont aussi importantes dans la vie des Chinois. Il est capital de connaître les rites des repas chinois pour éviter les faux pas. Hôte ou invité, vous devez connaître certaines règles pour contourner les écueils possibles.

De toutes les règles, c'est l'ordre des places qui est le plus important. Ceci correspond à l'éthique confucéenne. Pour un banquet en famille, la personne la plus âgée ou représentant la plus ancienne génération a droit à la place principale. Les jeunes ou les personnes de génération inférieure prennent les places les moins importantes. De même, pour un banquet commercial, c'est la personne dont le titre est le plus élevé qui prend la place privilégiée. Idem pour les enseignants et leurs élèves. Les personnes de rang intermédiaire se placent comme on le fait dans les banquets occidentaux : le premier invité à droite de l'hôte, le second à gauche ou à la droite du premier invité, etc. Dans le doute sur la place que vous devez occuper, marquez un temps d'arrêt avant de vous asseoir. L'hôte s'apercevra de votre hésitation et viendra vous placer. Dans les campagnes, on rencontre encore parfois une habitude un peu désuète : les femmes mangent à une table séparée de celle des hommes.

L'ordre des places est important pour la suite : au moment de commander les plats, il est d'usage que l'hôte laisse les invités commander d'abord ; une fois les plats servis, on laissera le supérieur, les aînés, ou l'invité principal se servir en premier. Pour bien marquer leur déférence, les jeunes ou les personnages secondaires servent les plats aux personnes plus importantes. Sur la table, la théière est indispensable. La personne la plus proche de la théière sert le thé aux autres et à lui-même. Le thé est aussi servi par ordre d'âge. Aujourd'hui, dans les villes, la règle occidentale prend le dessus : les femmes d'abord, puis les hommes, et enfin soi-même.

Il est souhaitable d'attendre que tout le monde soit présent pour commencer à manger. Si l'on vous sert du thé, vous pouvez tapoter la table des doigts pour exprimer vos remerciements. Quand on sert de l'alcool, normalement on ne sert pas un verre plein. Autour d'une table ronde, n'essayez pas de placer devant vous le plat qui vous fait envie, et il n'est pas poli non plus de se lever pour se servir. La politesse veut que vous attendiez votre tour.

À nos amis étrangers qui, après bien des efforts, ont appris à se servir des baguettes et se plaisent à faire montre de leur dextérité, je voudrais rappeler qu'il est d'usage de reposer les baguettes sur la table lorsqu'on parle, qu'on évitera d'agiter ses baguettes pour ponctuer ses paroles. Planter ses baguettes dans la nourriture est encore plus malvenu, car c'est considéré comme un manque de tact envers l'hôte étant donné qu'en Chine, ce signe est réservé aux cérémonies mortuaires.

Le chien et autres animaux

Le chien est le sujet incontournable quand on parle de cuisine chinoise. Le goût des Chinois pour cet animal est souvent critiqué, aussi bien par des Chinois que des étrangers. À l'étranger, beaucoup de lecteurs m'ont posé ces questions : est-ce vrai que les Chinois mangent des serpents ? Et des rats ? Pourquoi les Chinois mangent-ils des chiens, meilleurs amis de l'homme ?

On ne peut pas dire que les Chinois ont manqué de créativité pour explorer de nouvelles sources de nourriture. À table, on entend souvent dire : « Chez nous, on mange tout ce qui vole dans le ciel sauf les avions, tout ce qui va sur le sol sauf les tanks, tout ce qui nage dans la mer sauf les bateaux. On mange tout ce qui a quatre pattes sauf les chaises, et tout ce qui en a deux sauf les humains. »

Comment se fait-il que les Chinois mangent autant de sortes d'animaux ? La réponse se trouve dans l'histoire du pays. La Chine a toujours été un pays surpeuplé qui en outre fut souvent frappé par des catastrophes naturelles comme la sécheresse ou les inondations. Pendant ces calamités, les paysans en étaient réduits à manger des écorces d'arbre et des racines d'herbes. Avant d'en arriver là, ils avaient évidemment mangé tous les animaux sauvages et accommodé leurs quatre membres, leurs entrailles et même leur sang.

D'où l'habitude de manger tout ce qui est comestible et de mettre à profit ce que donne la nature. Éviter le gaspillage, varier les sources de nutriments : des comportements nés dans la nécessité de survivre à la famine et de préserver la nation.

Les famines appartiennent désormais au passé et certains animaux sont protégés. L'épidémie de SRAS en 2003 a été attribuée à la diffusion d'un virus véhiculé par un animal sauvage, la civette. Des lois condamnant la consommation d'animaux sauvages et prévoyant des punitions sévères contre le braconnage ont donc été votées.

La viande de chien est un problème très différent. Elle est très appréciée depuis longtemps dans certains pays d'Asie, notamment en Corée, au Japon et dans le Nord-Est et le Sud-Ouest de la Chine. Cette habitude horrifie depuis toujours une partie des Occidentaux. Selon eux, le chien est le meilleur ami de l'homme et ne peut donc pas être mangé. À la veille des JO de Séoul en 1988, un grand nombre d'Occidentaux avaient milité pour un boycott des Jeux en signe de protestation contre cette coutume coréenne.

Le problème vient d'une différence culturelle. La culture orientale ne fait pas grand cas du chien, qui fait l'objet de nombreux proverbes chinois assez péjoratifs.

D'autre part, les chiens que l'on mange ne sont pas des animaux de compagnie ; la plupart d'entre eux grandissent dans des élevages destinés à l'alimentation humaine. Il serait donc exagéré de dire que les Chinois mangent leur chien ou le vendent au marché.

Le sujet est controversé en Chine même : des associations essaient de lutter contre cette coutume. Elles arrêtent et saisissent parfois des camions qui transportent des chiens de boucherie. En 2014, c'est le festival de la viande de chien de Yulin dans le Guangxi qui a fait l'objet de critiques et d'actions de sensibilisation par les protecteurs chinois des animaux.

Mais un journaliste amateur de viande de chien a protesté dans son blog : Pourquoi les Orientaux ne devraient-ils pas suivre leur tradition culinaire ? Parce que les Occidentaux sont amis des chiens ? Si on veut vraiment imposer des valeurs universelles sur la nourriture, les Occidentaux ne devraient-ils pas respecter les traditions musulmanes et abandonner le porc ? Que chacun mange donc selon son habitude ! »

L'économie est à la mode

Même une personne qui mange souvent dans les restaurants chinois dans son pays aura du mal à s'adapter lorsqu'elle arrivera dans un restaurant en Chine. « Il y a trop de plats, quel gaspillage ! » Presque tous les étrangers que j'ai rencontrés en Chine ont poussé la même exclamation.

D'après les archives de la dynastie des Qing (1644-1911) conservées dans le Palais impérial, même à l'époque mouvementée de la fin de la dynastie, un repas de 108 plats a été servi à l'empereur Guangxu. Mais pour la famille impériale, le repas n'est pas réellement destiné à se nourrir, c'est plutôt un acte politique et symbolique qui doit exprimer la puissance et le luxe impériaux.

Désormais, les banquets des familles moyennes sont devenus presque aussi exubérants. Il faut épater les invités et s'assurer qu'ils ne se sentent pas privés. Quand j'étais petit, je vivais à la campagne. À cette époque-là, nous étions pauvres. Tout de même, pour un banquet de noces, il fallait seize plats de huit assiettes et huit bols. Les banquets les plus copieux comprenaient jusqu'à 24 plats.

Ces dernières années, avec l'augmentation du revenu moyen, le gâchis est devenu de plus en plus énorme. On commande beaucoup de plats pour montrer sa richesse et sa générosité, surtout lors de banquets aux frais de l'État. Selon certaines enquêtes, le gaspillage alimentaire annuel dans le pays pourrait nourrir 200 millions de personnes.

Depuis son arrivée au pouvoir, Xi Jinping a adopté des mesures draconiennes de lutte contre les banquets somptuaires. Les premiers résultats sont encourageants. Certains restaurants haut de gamme ont fermé leurs portes ou se sont reconvertis vers un service plus moyenne gamme. La lutte contre la corruption influence aussi les comportements du public. L'économie est désormais à la mode.

J'ai été invité à plusieurs reprises à des banquets organisés par des employeurs ou des amis. J'ai constaté que le nombre de plats avait diminué et que les mets étaient moins luxueux. 200 à 300 yuans suffisent pour un repas de quatre ou cinq personnes ; même dans un restaurant de luxe, pas plus de 300 à 400 yuans. L'hôte et les invités trouvent cela normal. Mes amis étrangers seront certainement frappés par ce changement lorsqu'ils reviendront en Chine.

De plus, du fait des nouvelles exigences dans les domaines de la santé et de la mode, on voit apparaître des restaurants végétariens, des restaurants bio ou encore des restaurants « cuisine familiale » qui séduisent un public de plus en plus large.

 

La Chine au présent

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