CHINAHOY

1-December-2017

La Chine n’est pas source de « problèmes », mais d’« opportunités »

 

 

ZHENG RUOLIN*

 

 

Récemment, alors que je suivais le programme C dans l'air (l'émission du 25 octobre dernier), j'y ai vu une de mes vieilles connaissances, l'économiste Philippe Dessertine. Quand j'étais en France, nous étions souvent tous deux invités sur les plateaux télévisés pour débattre de sujets concernant la Chine. Une fois, nous avions participé à une émission sur Canal+ pour faire la promotion de nos livres. J'ai présenté mon ouvrage Les Chinois sont des hommes comme les autres et lui, son roman Le Gué du tigre. Si nous étions réunis dans cette émission, c'est parce que son roman racontait un épisode de l'histoire chinoise : la fuite de Wang Lijun au consulat américain. Son slogan publicitaire était alors : « Tout est faux, mais tout est vrai. » À propos de son œuvre, j'aurais dit tout l'inverse : « Tout est vrai, c'est faux ; et tout est faux, c'est vrai. » Il s'agit d'une pure fiction, totalement dissociée de la réalité chinoise, et même éloignée de la réalité américaine. Je ne vais pas détailler l'histoire ici. Suite à mon départ de l'Hexagone, j'ai entendu dire que ce livre avait rencontré un franc succès et existait même en version poche aujourd'hui. C'est fort regrettable pour des gens comme moi qui s'efforcent de présenter au monde la réalité de la Chine.

 

 

Le 21 avril 2016, le train Chine-Europe arrive à Lyon pour la première fois.

 

 

Du beurre qui a du mal à passer

Cette fois-ci, dans le programme C dans l'air, ce fameux économiste a discuté des enjeux de l'économie chinoise, avec des remarques généralement assez tranchantes mais crédibles. Toutefois, il m'a laissé perplexe. L'émission en est venue à aborder la pénurie de beurre qui touche actuellement l'Europe, et plus particulièrement la France. Dans les supermarchés, des rayons entiers dédiés au beurre sont à présent vides. Une situation très inquiétante pour les Français, qui pour beaucoup ne peuvent pas se passer de cet aliment. D'après les explications de M. Dessertine, cette pénurie en France résulterait en partie du fait que les Chinois se sont mis à consommer du beurre.

C'est totalement absurde !

Le beurre n'a jamais été ni n'est devenu une denrée quotidienne pour les Chinois. D'ailleurs, la plupart le digère mal. Les Chinois ne sont pas habitués à manger des plats cuisinés au beurre. C'est même l'une des raisons principales, sinon la première, pour laquelle les touristes chinois en France préfèrent aller manger dans des restaurants chinois. Alors pourquoi les Chinois s'intéresseraient-ils soudainement au beurre ? C'est la question que j'ai choisi de traiter dans mon émission On ne vous dit pas tout diffusée sur CGTN Français, une chaîne chinoise dédiée aux pays francophones. La réalisatrice de ce programme est une jeune journaliste nommée Zhao Ye. Pour confirmer ou infirmer la prétendue hausse des importations de beurre en Chine, elle a mené l'enquête auprès de la douane chinoise. Voici les conclusions qu'elle en a tirées :

D'après les statistiques publiées par la douane chinoise, la Chine a importé 54 millions de kilogrammes de beurre en 2015, dont 3 millions d'origine française. En 2016, elle en a importé pour 63 millions de kilogrammes, dont 4,2 millions déclarés « origine France », soit une croissance de 36 %. Mais parallèlement, il est à noter que la France a produit 450 000 tonnes de beurre en 2016, selon les chiffres communiqués par Les Échos. En d'autres termes, le volume de beurre exporté vers la Chine ne représente que 0,9 % de la production française. Comment une augmentation de 36 % des importations du beurre en Chine pourrait-elle conduire à une pénurie de ce produit de base en France ?

La Chine, nouveau bouc émissaire

Comme nous le savons tous, les médias français ont tendance à exagérer, notamment sur les sujets qui ont trait à la Chine. Souvent, ils dramatisent les faits ou les chiffres aux seules fins de capter l'attention de l'auditoire. En revanche, un économiste ne devrait-il pas s'appuyer sur des données suffisantes avant de dresser une conclusion ? Ma réalisatrice, Zhao Ye, qui vient de terminer ses études en juin dernier, pensait au début que cet économiste français devait avoir raison. Cependant, après de consciencieuses recherches, cette jeune diplômée au grand potentiel a vite compris que cette information était totalement fausse. Difficile de croire que M. Dessertine, expert de renom, a pu commettre cette grossière erreur ? Et pourtant, c'est le cas. Mais pourquoi les Français croient-ils à cet argument si absurde ? Tout simplement parce que l'idée toute faite selon laquelle « c'est la faute de la Chine » s'inscrit dans le « politiquement correct », au point que beaucoup se contentent de ce type d'explication.

À vrai dire, cette bévue triviale ne mérite pas cette longue condamnation publique dans mon article, mais il est tellement commun de rejeter la faute sur la Chine : aujourd'hui, la pénurie de beurre ; hier, la délocalisation ; et encore avant, l'invasion décrite dans le film Les Chinois à Paris. Quel sera donc le prochain chef d'accusation ? Les Français n'en ont peut-être pas conscience, mais nous Chinois, en particulier ceux qui vivent en France, nous voyons bien que chaque fois qu'un événement fâcheux se produit en France, c'est systématiquement les Chinois qui sont désignés coupables ! Comme si la Chine était à l'origine de tous les maux des Français. N'est-ce pas là une variante du « péril jaune » et une forme de discrimination raciale ?

Des occasions à ne pas manquer

Il est vrai que, sur le plan des échanges avec la Chine, la France affiche une balance déficitaire. Depuis des années, la Chine s'efforce de réduire ce déficit commercial. Le problème, c'est que la demande de la France en marchandises chinoises est très forte et que la Chine se doit d'y répondre. En revanche, il est faux de prétendre que la Chine n'a pas l'intention d'importer plus de produits français. Récemment, la Chine a décidé d'ouvrir ses portes aux fromages français et européens, par exemple. En réalité, l'Hexagone a aussi des atouts à jouer. Cependant, la France refuse de lever l'embargo sur la vente d'armes à la Chine. En d'autres termes, elle refuse d'exporter à la Chine des produits de haute technologie qui sont « susceptibles d'être utilisés à des fins militaires ». Ce faisant, la France balaie d'un revers de main l'opportunité de changer la situation actuelle du déficit commercial. Dernièrement, une nouvelle a jeté un pavé dans la mare : l'entreprise française Alstom a fusionné avec le géant allemand Siemens. Il est intéressant de constater que, là encore, la cause de cette fusion n'est autre que la Chine : la France et l'Allemagne veulent en effet unir leurs forces pour faire face à la concurrence exercée par le TGV chinois …

Cela me rappelle un article que j'ai rédigé il y a vingt ans, intitulé TGV français ou ICE allemand : lequel est le plus adapté à la Chine ? À l'époque, la Chine souhaitait vivement importer le modèle français. Dans mon article, je louais sans pudeur le TGV français, avec ses bogies qui évitent tout déraillement et tout renversement par exemple. À ce moment-là, j'ai aussi suivi le premier ministre chinois d'alors, Zhu Rongji, sur son trajet en TGV, de Paris à Lyon, pour décrire son expérience. Finalement, le seul obstacle qui a empêché la signature de l'accord portait sur le transfert de technologie. La partie française refusait de transmettre son savoir-faire à la Chine, alors qu'elle avait accepté de le faire pour la Corée du Sud… Résultat : dix ans plus tard que prévu, la Chine a réussi à fabriquer son propre TGV. Aujourd'hui, le TGV chinois de nouvelle génération « Fuxing », qui peut rouler à une vitesse de 350 km/h, est une marque 100 % chinoise utilisant des technologies chinoises, devenu par conséquent un concurrent de taille face au TGV français.

Et si la France avait transféré sa technologie à la Chine ? Alors, tous les trains qui circulent sur le territoire chinois seraient français et la Chine devrait verser à la France une somme importante en vertu de la fiscalité sur les brevets. La France imaginait peut-être que la Chine, incapable d'exporter le TGV, ne pourrait pas devenir un féroce concurrent… Bien entendu, l'histoire a réfuté cette hypothèse. En imposant à la Chine un blocus sur la haute technologie et la technologie militaire, la France ne fait que passer à côté d'occasions d'exporter son savoir-faire. L'industrialisation de la Chine est entrée dans une dynamique irréversible. La Chine, ancienne « usine du monde », se transforme en un « grand pays d'innovation ». Il serait donc judicieux de reconnaître ce fait et de multiplier les échanges commerciaux avec la Chine, avant qu'il ne soit trop tard.

Une nouvelle réalité chinoise à regarder en face

Certes, fin 2016, encore 43,35 millions de Chinois vivaient dans la pauvreté, avec moins de deux dollars en poche chaque jour. La Chine doit regarder les choses en face et admettre que la pauvreté affecte encore une large partie de la population. Dans le même temps, le nombre d'habitants à revenus élevés ne cesse de grandir dans le pays. Dans l'ensemble, l'accès à la nourriture n'est plus un problème pour les Chinois, qui aspirent maintenant à une vie meilleure, plus confortable, plus saine et plus diversifiée. Au moment de la pénurie du beurre en France, les médias français ont par ailleurs annoncé une autre nouvelle : la Chine commence à importer du fromage français ! Une information qui, au moins, est vraie !

Néanmoins, la valeur de ces importations demeure insignifiante dans le commerce sino-français, toujours dominé par les produits de haute technologie. La France possède des produits mûrs dans les secteurs de l'aéronautique et l'aérospatiale, des matériaux ainsi que des énergies, et ces produits, elle peut les exporter vers la Chine. En fait, pour l'heure, parmi ses exportations principales vers la Chine figurent les équipements de transport ainsi que les produits mécaniques, électroniques et chimiques, représentant à eux seuls 70 % du total exporté. Aujourd'hui, le train international Chine-UE, qui relie Wuhan à Lyon (1 1300 km parcourus en 16 jours), est en service. Tout est fin prêt : il ne manque plus que la bonne volonté des Français. À voir si nos amis français sont suffisamment sages pour lever l'embargo sur les ventes à la Chine, comme avait osé le faire le président Chirac en son temps. À vrai dire, la coopé-ration bilatérale pourrait s'ouvrir à un large champ de perspectives si simplement la France et la Chine arrivaient à dépasser leurs préjugés.

L'histoire nous réserve parfois d'étonnantes coïncidences. En ce moment, je lis un ouvrage de Bian Qin, Le changement historique : chercher Li Hongzhang à Paris en 1896. La femme auteur s'est rendue aux endroits que Li Hongzhang avait visités lors de son déplacement en France. Comme les Russes et les Allemands, les Français cherchaient à tout prix à vendre leurs armes les plus pointues aux Chinois. Le président français d'alors, Félix Faure, invita cet envoyé spécial de la Chine à assister au défilé militaire du 14 juillet dans l'intention de lui montrer toute la puissance de l'armée française. À l'époque, notre « Empire céleste » était très appauvri et affaibli. Pourquoi la France cherchait-elle désespérément à plaire à Li Hongzhang ? Parce que cet émissaire de la Chine était considéré comme un porte-monnaie ambulant : le gouvernement chinois avait besoin de s'armer pour poursuivre la Guerre sino-japonaise débutée en 1894. Donc pour les gouvernements allemand et français, Li Hongzhang n'était qu'un carnet de chèques. Ce livre précise que les médias français comme Le petit journal, Les Gaulois, La Presse et Le Temps avaient suivi de très près cette visite de Li Hongzhang, qui, d'après leurs commentaires, servait de monnaie d'échange contre une certaine influence politique en Asie de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne et de la Russie.

Le monde a complètement changé aujourd'hui ! Mais déjà à l'époque, des Français visionnaires avaient prédit l'essor incroyable de la Chine. Dans le dernier chapitre du livre, l'auteur cite l'éditorial du quotidien L'Écho de Paris daté du 23 juillet 1896 : « Les Anglais ont enfoncé la porte du territoire chinois à coups d'opium, et les Européens devraient peut-être se demander si tout cela est conforme à la morale… Quand les Chinois nous “envahiront” avec leurs produits industriels et agricoles, quelle loi Méline (loi du ministre de l'Agriculture imposant un double tarif douanier) pourra nous protéger ? » Pourtant, cet éditorialiste avait tort de s'en inquiéter, car nous, Chinois, croyons aux principes de « coexistence dans la différence » et de « coopération gagnant-gagnant » plutôt qu'à la théorie de la « nature humaine fondamentalement mauvaise ».

 

 

﹡ZHENG RUOLIN est un ancien correspondant à Paris du quotidien Wen Hui Bao de Shanghai et l'auteur du livre Les Chinois sont des hommes comme les autres aux éditions Denoël.

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