WANG XUEFEI, journaliste attitré

Trop méconnue, la vie des Juifs dans cette ville de la Chine du Nord-Est mérite qu’on s’y attarde, car elle permet de mieux comprendre ce qui fait maintenant la spécificité de cette ville.

«DEPUIS deux ans que je travaille ici, j’ai rencontré beaucoup de Juifs qui sont venus découvrir l’histoire de leurs ancêtres, raconte Zheng Yuanfeng, gardien de la nouvelle synagogue de Harbin (appelée aussi Beit Hamidrash). Un jour, deux dames juives y ont vu une photo de mariage. En découvrant que le couple de nouveaux époux était bel et bien les parents de l’une d’elles, celle-ci n’a pu s’empêcher de s’exclamer. » La synagogue n’attire malheureusement pas beaucoup de visiteurs, mais elle ne manque pas d’anecdotes comme celle-là.

Située dans la province du Heilong-jiang, Harbin est une ville où, à une certaine époque, des Juifs ont trouvé un habitat provisoire. Beaucoup d’ancêtres de Juifs, notamment les parents et le grand-père d’Ehoud Olmert, ancien premier ministre d’Israël, y ont vécu. Quand il était petit, ses parents lui ont beaucoup parlé de ce qu’ils avaient vécu dans cette ville. En janvier 2007, quand M. Olmert a visité la Chine, il s’est rendu au cimetière juif de Harbin où repose son grand-père.

L’arrivée des Juifs

Des Juifs ont commencé à immigrer à Harbin, principalement de la Russie, à la fin du XIXe siècle. Après la Guerre russo-japonaise (1904-1905) et la révolution d’Octobre (1917), le nombre de Juifs y a particulièrement augmenté. Au début des années 1920, à la suite de la guerre civile russe, il y en avait environ 20 000.

Tout comme Harbin, Shanghai et Kaifeng (Henan) ont également accueilli des Juifs. Selon Wang Jian, chercheur de l’Académie des Sciences sociales de Shanghai et vice-directeur du Centre de recherche sur les Juifs de Shanghai, les Juifs de Harbin ont une origine différente de ceux qui ont habité Shanghai et Kaifeng. Ce sont des Juifs venus probablement de Perse ou d’Inde qui, depuis la dynastie des Song (960-1279), ont habité Kaifeng pendant des générations. Les Juifs de Shanghai étaient de trois types : des Juifs sépharades du Moyen-Orient qui étaient venus en passant par l’Inde; des Juifs russes, dont certains venaient de Harbin; et des Juifs allemands et autrichiens qui étaient arrivés pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour leur part, la majorité des Juifs de Harbin étaient des immigrants qui avaient voulu échapper à la persécution du tsar russe. Li Shuxiao, chercheur au Centre de recherche sur les Juifs, relevant de l’Académie des Sciences sociales de la province du Heilongjiang, est aussi d’avis que l’exclusion des Juifs de la Russie tsariste est la véritable cause de leur venue à Harbin. À ce moment-là, en Russie, on disait que les Juifs étaient responsables de tous les problèmes sociaux du pays, et ils ne profitaient pas d’un statut égal dans beaucoup de domaines, notamment l’éducation, l’emploi et l’habitation. Des années 1880 jusqu’au début du XXe siècle, les Juifs ont aussi afflué à Harbin parce que la Russie encourageait alors l’émigration vers le Nord-Est de la Chine.

Leur vie dans cette ville

Jusqu’en 1963, année où ils ne restaient qu’un petit nombre de Juifs à Harbin, c’est-à-dire un peu plus de 60 ans après leur arrivée, les Juifs avaient établi des synagogues, des hôpitaux, des écoles, des bibliothèques, des banques, une association de femmes juives, une œuvre caritative pour venir en aide aux pauvres et aux malades, un hospice pour vieillards, de même que beaucoup d’entreprises industrielles et commerciales. Pendant cette période, ils ont publié des journaux et des périodiques pour diffuser la culture juive et exprimer leurs idées politiques. Ils avaient une organisation sociale complète, propre à eux. « Harbin était le paradis des Juifs en Extrême-Orient », commente M. Li.

Tout le monde sait que les Juifs réussissent généralement bien en affaires, et Harbin n’a pas été une exception. Ils y ont contribué à établir les secteurs de la finance, de l’industrie et du commerce. Ils ont été les premiers à vendre du soja chinois en Europe, et celui-ci était très demandé sur le marché international. Dans cette ville, les premiers magasins, banques, société d’assurances, brasseries, usines de fabrication de cigarettes et hôtels de catégorie supérieure ont été fondés par eux. Certains Juifs se sont aussi distingués par leur talent artistique, dont le célèbre musicien V. D. Tel Hekinberg, ancien premier violon du Quartette à cordes de Harbin. Il a également formé des musiciens connus comme Helmut Stern, ancien premier violon du Berliner Philharmoniker. Le chanteur chinois très connu Wang Luobin et des musiciens coréens et japonais ont aussi appris la musique auprès de musiciens juifs à Harbin. D’autres Juifs célèbres ont vécu à Harbin, notamment Hayim Tadmor, ancien vice-président de l’Académie israélienne des Sciences et des Lettres. Israël Epstein, ancien rédacteur en chef de notre revue, y a également vécu trois années de son enfance.

Durant l’occupation japonaise en Chine du Nord-Est (1931-1945), les Juifs riches de Harbin ont fait l’objet d’intimidation, d’enlèvement et d’expropriation. Li Shuxiao a mentionné, entre autres, que le patron de la Pharmacie centrale, Abraham Kaufman, avait été kidnappé et tué, et que pour conserver sa fortune, Joseph Kaspe, patron de l’Hôtel Moderne, avait légué sa fortune à ses fils qui avaient la nationalité française. Toutefois, après avoir été kidnappé, l’un des deux, Simon, a été torturé et tué le 24 août 1933. Vu la détérioration de l’environnement économique sous le régime des Japonais, beaucoup de Juifs ont alors quitté Harbin.

Leur départ

« L’environnement naturel et politique ainsi que la sécurité sont les facteurs sous-jacents aux grandes migrations humaines. L’arrivée des Juifs avait été motivée par certains de ces facteurs, et il en est de même pour leur départ », indique M. Li. Certains Juifs avaient considéré Harbin comme une simple halte, et ils sont repartis vers d’autres pays, alors qu’une minorité d’entre eux s’y sont installés.

Contrairement aux Russes qui habitaient en Chine et qui composaient une ethnie spécifique, les Juifs n’ont pas établi d’ethnie en Chine. Venant, entre autres, de Russie, de Pologne, d’Ukraine et de Lettonie, les Juifs de Chine se sont toujours fondus parmi les membres de la grande nation chinoise. De surcroît, ils sont restés des immigrants. « Dans les années 1950, peu de Juifs restaient en Chine, et presque tous étaient originaires de l’Union soviétique. Ils étaient des immigrants en Chine, pas une ethnie », a expliqué M. Wang. Cependant, certains Juifs ont épousé des Chinoises, et d’autres, comme Israel Epstein, ont pris la nationalité chinoise. Selon le chercheur Li, seulement un petit nombre de Juifs arrivés après la réforme et l’ouverture habitent encore à Harbin aujourd’hui. Ils y travaillent ou y étudient.

Les traces des Juifs

Le cimetière où repose le grand-père d’Ehoud Olmert se trouve dans la banlieue est, et les noms de tous les Juifs qui y sont enterrés ont été publiés sur Internet, permettant ainsi aux Juifs de l’étranger de venir se recueillir sur la tombe de leurs ancêtres. C’est l’une des traces des Juifs que l’on trouve à Harbin. « Les vestiges juifs à Harbin ont été restaurés par la municipalité en 2005 », confie M. Li.

Un de leurs legs est l’Hôtel Moderne, fondé par Joseph Kaspe. Vers les années 1930, c’était l’hôtel le plus luxueux en Extrême-Orient. Il est maintenant un édifice emblématique de la rue Zhong-yang, la plus animée de la ville.

La plupart des autres vestiges se situent dans les environs des rues Tong-jiang, Zhongyang et Jingwei, au centre-ville. Par exemple, ce qui est maintenant le Lycée des élèves d’ethnie coréenne, à l’ouest de la rue Tongjiang, était autrefois le seul lycée juif en Extrême-Orient; construit en 1918, c’est un beau bâtiment orné d’étoiles de David. Au sud de cette école, on trouve la synagogue édifiée de 1907 à 1909.

La nouvelle synagogue se situe au carrefour des rues Tongjiang et Jingwei. C’est le plus important site juif de la ville. Selon le gardien des lieux, une grande proportion des visiteurs sont étrangers. « La plupart des citoyens de Harbin ne connaissent malheureusement pas l’histoire des Juifs dans leur ville, avoue-t-il, d’un air triste. Appartenant maintenant à la Commission de la construction urbaine et rurale de Harbin, la synagogue fait maintenant partie du Musée de l’art architectural de Harbin, et elle porte le nom de Salle annexe de ce musée au lieu de musée de la culture et de l’histoire des Juifs à Harbin, confie le chercheur Li. Nous, du Centre de recherche sur les Juifs, depuis 2006, nous n’y présentons qu’une exposition sur leur culture et leur histoire à Harbin. Nous tentons de faire changer le nom de l’endroit, car sans un nom spécifique, il est difficile de faire de la publicité à son sujet. »

Certains Juifs considèrent Harbin comme leur deuxième chez-soi. Ils n’y ont pas vécu longtemps, mais ils y ont laissé des traces. Comme l’a exprimé le Dr Yehoyada Haim, ancien ambassadeur d’Israël en Chine : « Je viens à Harbin comme je rentre chez moi. C’est un sentiment familier! »