PHILIPPE BOURGEOIS
Pratique en voie de disparition, l’utilisation de cormorans comme compagnons de pêche suscite l’admiration. Explications de cette activité séculaire.
Guilin (région autonome zhuang du Guangxi) est célèbre dans le monde pour ses merveilleux paysages. Son relief si particulier, composé de pics karstiques à perte de vue au travers desquels serpente la splendide rivière Li, les rizières aux couleurs éclatantes, le caractère pittoresque de nombreux villages traditionnels, ainsi que les ethnies minoritaires qui peuplent certains d’entre eux, font partie des centres d’intérêt que les visiteurs sont ravis de découvrir lors de leur séjour. On y trouve également une pratique traditionnelle particulièrement originale et intéressante, malgré sa transformation en attraction touristique : l’utilisation de cormorans comme compagnons de pêche.
Scène tirée de Impression Liu San Jie
PHOTO : PHILIPPE BOURGEOIS/COLLECTION EDF
Une mission bien rodée
Depuis des siècles, le dressage de ces oiseaux de mer d’une grande agilité fait partie des activités quotidiennes de nombreux villageois le long de la rivière Li. Les embarcations de pêche sont très sommaires, mais parfaitement adaptées à la navigation de nuit sur ce cours d’eau de profondeur très variable. Des radeaux en bambou, équipés de petites lanternes, constituent un moyen simple et silencieux pour les pêcheurs de se rendre sur leur lieu de pêche favori. Les meilleurs moments sont en général la nuit et le petit matin, lorsque les embarcations plus volumineuses ont cessé de déranger les poissons, puisqu’elles n’osent pas prendre le risque de naviguer sans visibilité suffisante.
Sur le radeau, un petit groupe de quatre à six cormorans attend patiemment que leur maître les conduise à leur « lieu de travail », en utilisant une perche en bambou comme seule force motrice. Silence, aucun mouvement inutile qui pourrait alerter le poisson. L’équipage est parfaitement entraîné pour sa mission. Comme à la chasse, la discrétion de l’approche est essentielle.
Lorsque le radeau s’immobilise enfin, aucun des oiseaux ne montre le moindre signe d’agitation. Tous attendent, immobiles, que le pêcheur leur donne le signal. Ce dernier utilise un langage spécial, développé au cours du temps, pour communiquer avec son équipe. À chaque son, à chaque geste, correspond une action à exécuter. Les oiseaux comprennent parfaitement le premier signal. Un sifflement bref et léger du pêcheur, et les oiseaux se glissent dans l’eau sans même agiter la surface. Chacun va alors obéir à des ordres individuels ou collectifs. Ils prennent position. Au second signal, les cormorans plongent un par un ou en groupe, en fonction de la stratégie choisie. L’exercice est parfaitement exécuté, comme une routine. Ils commencent à « chasser », cherchent leurs proies en nageant sous l’eau et saisissent dans leur bec les poissons qui sont à leur portée, avec une agilité et une vitesse remarquables. Lorsqu’ils n’y parviennent pas individuellement, ils chassent alors en groupe. L’un d’entre eux va faire fuir les poissons trop rapides vers l’endroit où attendent les autres oiseaux, jusqu'à ce que ces derniers réussissent à capturer leur proie. Le cormoran victorieux rapporte alors son trophée au pêcheur qui le félicite en ne lui disant parfois qu’un mot dans leur « langage codé ». En règle générale, le pêcheur autorise le cormoran à ingurgiter les plus petits poissons en guise de récompense, les plus gros étant mis au frais dans une nasse qui trempe dans l’eau. L’oiseau retourne alors à son poste, et le ballet va recommencer, encore et encore, jusqu'à ce que le pêcheur siffle la fin de la partie. En une heure ou deux, une bonne équipe de cormorans peut pêcher assez de poissons pour nourrir la famille du pêcheur pendant plusieurs jours et lui garantir un revenu suffisant pour effectuer la plupart de ses dépenses courantes.
Évidemment, ces résultats sont le fruit d’une longue période d’apprentissage. Il s’agit d’un processus lent, dont les étapes demandent beaucoup de patience et d’attention; les techniques sont en effet transmises de génération en génération, à la fois aux pêcheurs et aux cormorans.
La longue préparation
Chaque année, le chef de famille choisit quelques-uns de ses meilleurs oiseaux. Il rend alors visite à un « conseiller matrimonial » spécialisé qui sera chargé de « présenter » chacun des oiseaux à un partenaire adéquat parmi les cormorans qui lui sont confiés par les autres villageois. Ce conseiller est un homme d’expérience. Il sait évaluer les associations qui donneront les meilleurs résultats et produiront de futurs champions. En revanche, il va devoir laisser chaque couple se former presque naturellement, en fonction des affinités propres des partenaires « mis en relation ». En effet, les cormorans sont peut-être apprivoisés, mais ils ne perdent jamais leur instinct d’animal sauvage lorsqu’il s’agit de se reproduire et ne se laissent imposer aucune décision. Les villageois attendent beaucoup de ce « conseiller matrimonial », et ils le considèrent avec beaucoup de respect, car la qualité de ses « présentations » et le résultat obtenu vont également conditionner les chances de chaque famille d’améliorer ses conditions matérielles de vie pour l’année qui suit.
Lorsque les couples sont finalement formés, c’est un autre rituel qui commence : le choix du meilleur emplacement possible pour construire un nid. Tout est mis en œuvre pour que le couple trouve les meilleures conditions de confort et de sécurité et pour que la femelle produise des œufs de bonne qualité. Le pêcheur se rend chaque jour à l’emplacement du nid pour s’assurer que tout est en ordre. Lorsque la femelle a pondu ses œufs, il continue d’apporter de la nourriture et de surveiller les alentours. Il prend soin de chasser les éventuels intrus, prédateurs ou autres voleurs, comme s’il s’agissait de protéger sa propre maison. Il ne cessera de se livrer à cette protection que lorsque les œufs auront été suffisamment couvés pour être transportés en toute sécurité. À ce moment-là, il va transférer les œufs dans sa propre maison et les placer dans un autre « nid » qu’il pourra surveiller en permanence, pour être certain d’être présent lorsque les oisillons vont sortir. Il s’agit d’une étape absolument cruciale dans l’élevage des cormorans, car lorsque les oisillons pourront ouvrir les yeux, le pêcheur sera non seulement ce qu’ils verront en premier, mais aussi leur premier pourvoyeur de nourriture. Ils vont donc l’accepter comme leur propre parent.
Cette étape étant franchie avec succès, le pêcheur va pouvoir progressivement intégrer les oisillons dans son environnement familial, à commencer par les habituer à la présence de son propre fils. Ils vont apprendre le « langage codé » du pêcheur, puis lorsqu’ils auront suffisamment de forces, ils pourront rejoindre progressivement leurs semblables et apprendre peu à peu les techniques de pêche, comme l’ont fait avant eux les autres oiseaux de la famille. Chaque jeune sera d’abord spectateur, mais il prendra exemple sur les autres cormorans et deviendra vite un nouveau membre actif de l’équipe de pêche. Jusqu'à ce que les jeunes soient véritablement aguerris, ils porteront une cordelette autour du cou pour les empêcher d’avaler instinctivement les poissons qu’ils parviennent à pêcher. Ils prendront exemple sur l’attitude des oiseaux plus âgés, amélioreront leur technique de travail et deviendront eux-mêmes parfaitement disciplinés. Le pêcheur aura alors réussi le renouvellement de son moyen de subsistance.
Une tradition menacée d’extinction
Récemment, le développement industriel de la région de Guilin a malheureusement généré une pollution croissante des eaux de la rivière Li. Elles sont devenues beaucoup moins poissonneuses que par le passé. Cela s’est traduit par une baisse des ressources des pêcheurs qui ont dû s’adapter à cette nouvelle situation. Beaucoup d’entre eux ont trouvé des revenus complémentaires en exerçant une activité dans le secteur du tourisme. Toutefois, ne pouvant plus se permettre de se consacrer pleinement à la pêche, nombreux sont ceux qui ont cessé d’élever des cormorans. La tradition est ainsi sur le point de disparaître.
Lorsque le réalisateur et metteur en scène Zhang Yimou a entrepris d’organiser, à Yangshuo (près de Guilin), une représentation quotidienne de son spectacle Impression Liu San Jie, il a naturellement employé de nombreux pêcheurs de la région pour jouer leur propre rôle. Cela leur a permis de retrouver une stabilité financière, et la plupart ont désormais fait le choix d’un nouveau métier, beaucoup plus adapté à l’évolution économique et sociale de leur région. Ils ont commencé une nouvelle vie, forgé de nouveaux projets et définitivement abandonné le métier traditionnel de leurs ancêtres. Bientôt, il ne sera plus possible de voir pêcher les cormorans de Guilin, mais cette tradition restera dans les mémoires de ceux qui en ont été les spectateurs, comme un merveilleux exemple de symbiose et de collaboration entre l’homme et l’animal.
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