CHINAHOY

21-October-2010

L'harmonie à la chinoise

LOUISE CADIEUX

Un concept simple en apparence, mais qui, derrière sa simplicité, cache une interrogation fondamentale : dans quel type de société l’homme veut-il vivre et comment, selon sa culture, s’y prend-il pour y arriver?

LE monde actuel met l’accent sur l’individu et la concurrence, et dans ce monde, les différends politiques et commerciaux font partie du quotidien de la plupart des sociétés. Les Occidentaux sont donc souvent surpris de l’importance que les Chinois accordent au concept de l’harmonie. « En quoi ce pays et ses habitants sont-ils différents pour vouloir appliquer l’harmonie dans la plupart des sphères de l’existence, y compris la politique? Y aurait-il une raison plus profonde qui serait difficile à décrypter au premier abord? », se demandent-ils.

L’harmonie, jusque dans les moindres détails des plats

Un concept fondamental

Pour les Chinois, l’harmonie n’est pas simplement la bonne entente; c’est un concept central voulant que toute chose soit équilibrée, à sa juste place, et qu’elle contribue à créer des sentiments agréables. Le terme concerne toutes les sphères de la vie, à commencer bien sûr par les relations humaines, mais couvre jusqu’aux principes de préparation des plats et de décoration intérieure.

Une autre chose frappe l’observateur de la société chinoise d’aujourd’hui : l’harmonie a aussi une couleur politique ; deux concepts adoptés par le gouvernement, respectivement en 2002 et en 2005, l’illustrent bien : celui de « société harmonieuse » et celui de « monde harmonieux ». Dans le premier cas, les dirigeants chinois visent, à l’échelon national, à diminuer les écarts de richesses et les tensions sociales qui pourraient en découler afin de fournir un cadre de vie où chacun aura sa place, donnera sa pleine mesure et s’entendra bien avec les autres. Dans le deuxième cas, on a voulu en quelque sorte élargir la portée du premier concept en lui faisant une place en politique étrangère. Dans ce dernier cas, l’harmonie signifie donc coordination, alliance, intégration et paix. « Elle [l’harmonie] est un reflet des principes éthiques du peuple chinois et un élément essentiel de la diplomatie moderne de la Chine », commente le Pr Zhang Liwen de l’Université du peuple de Chine. Cependant, il ne faut pas croire que cette approche politique de l’« harmonie » est un phénomène nouveau ou opportuniste; une série de constatations prouvent le contraire.

Il y a des milliers d’années, des Chinois sculptaient le caractère « he » (paix et harmonie) sur des carapaces de tortue; même aujourd’hui, les Chinois disent volontiers qu’ils ont privilégié l’ordre et l’harmonie au cours de leur longue civilisation. En fait, dans une société où, historiquement, l’équilibre alimentaire a été précaire, le moindre dérèglement politique ou naturel risquait d’entraîner des conséquences catastrophiques. Voilà pourquoi l’empereur devait être un dirigeant éclairé pour préserver cette harmonie et honorer ainsi le mandat que le Ciel lui avait confié. Toujours dans la Chine ancienne, afin de préserver l’harmonie entre le monde des hommes et l’ordre de la nature, c’est en automne ou en hiver (des saisons pendant lesquelles la nature meurt) que l’on procédait à l’exécution de condamnés. Par ailleurs, en tant que cérémonial, le culte des ancêtres, si présent autrefois, obéissait à un rituel qui contribuait à l’harmonie de la famille et de la société. Comme l’écrit Nicolas Zufferey, professeur de langue et civilisation chinoises à l’université de Genève : « À l’ordre du rite répondent non seulement l’ordre de la famille et de la société, mais également l’ordre du monde. »

L’harmonie a aussi été une tradition philosophique. Confucius (551–479 av. J.-C.) prônait l’harmonie avec soi-même, avec les autres et avec la nature. Selon la pensée de ce sage, l’homme se met en harmonie avec lui-même et avec les autres et trouve sa place dans la société grâce au perfectionnement moral. L’ordre règne alors et le monde est en paix, comme il est écrit dans le Zhongyong, un ouvrage de base du confucianisme que l’on attribue à Zi Si, petit-fils du grand maître. Quant au taoïsme, la religion indigène de la Chine, il défend l’idée que, par un travail sur eux-mêmes, les hommes peuvent atteindre l’harmonie du corps et de l’esprit, et réaliser ainsi un lien essentiel avec le dao (la voie) et le cosmos.

Quand un concept est si indissociable d’un peuple, pas surprenant que la plupart des observateurs étrangers l’aient de tout temps remarqué. Par exemple, pendant la dynastie des Ming (1368-1644), après avoir étudié l’histoire chinoise, et surtout après l’avoir comparée à l’histoire européenne, le missionnaire italien Matteo Ricci a écrit que les Chinois aimaient le statu quo et chérissaient la paix et l’harmonie. Il en avait conclu que la nation chinoise n’avait aucune ambition de conquête à l’étranger…

Au cœur des communications et de la vie quotidienne

Pour revenir au monde actuel, selon le maître de conférences Guo-Ming Chen du Département de communication orale de l’université du Rhode Island (États-Unis), l’harmonie est la base et le guide des communications interpersonnelles des Chinois. Dans ce contexte, l’objectif de toute communication est d’atteindre un état harmonieux, et plus l’individu a la capacité de réaliser cette harmonie en suivant des normes morales et un code de conduite qui sont appropriés, plus ses communications avec les autres seront fructueuses. Pour y arriver, la personne doit développer trois capacités : 1) faire preuve de bienveillance, de droiture et de courtoisie; 2) savoir s’adapter aux imprévus, et distinguer, dès le début, un changement de situation; 3) employer stratégiquement la puissance et les guanxi (réseau de relations), le faire de manière appropriée, et savoir ne pas perdre la face, tout en l’assurant aux autres, gage du maintien de l’harmonie.

Dans ce contexte exigeant, il n’y a que le respect d’un code de conduite opportun et l’acceptation de la hiérarchie établie qui peuvent contribuer à réaliser cette tâche avec succès. C’est ainsi que les Chinois valorisent la politesse, puisqu’une attitude polie incarne l’harmonie dans la communication. De plus, contrairement aux Occidentaux dont la communication a une connotation plus émotive, explicite et directe, les Chinois ont grandement recours à l’expression indirecte comme autre moyen de réaliser l’harmonie, puisque ce style de communication ne met pas l’accent sur la confrontation et l’affirmation péremptoire.

Le besoin d’harmonie des Chinois est également illustré dans deux autres éléments : le feng shui et la divination. Art de vivre, le feng shui tente d’aménager l’environnement spatial pour que l’individu en retire le maximum de bénéfices en maintenant une relation harmonieuse avec la Terre. Il peut influencer la bonne fortune et l’harmonie, non seulement dans un foyer, mais aussi dans une compagnie qui, grâce au choix de cet art de vivre, a trouvé la bonne localisation et un aménagement convenable pour ses employés. Finalement, la divination, tel que les Chinois la conçoivent, représente leur besoin psychologique de se faire aider dans leur prise de décision (agir ou non) pour profiter de la meilleure chance possible. Ils ont ainsi une meilleure garantie de réaliser une association harmonieuse entre le Ciel, la Terre et l’Homme.

L’objectif de toute communication est d’atteindre un état harmonieux. PHOTOS : CFP

Un tableau trop idyllique?

Difficile de ne pas se demander si cette volonté d’harmonie correspond vraiment au vécu quotidien en Chine. Affirmer qu’il n’y a pas de conflit dans la société chinoise serait évidemment faux. « Autant il est clair que, pour bâtir un climat harmonieux, dans un premier temps, les Chinois font à peu près toujours preuve d’une extrême courtoisie dans leur interaction, autant il est évident que si l’attitude respectueuse et courtoise n’est pas réciproque, ou s’il y a matière à perdre la face, un conflit et des conduites agressives vont surgir », confirme M. Chen. En fait, pour les Chinois, équilibrer de manière appropriée tous les éléments de leurs communications et de leurs relations interpersonnelles pour en arriver à un état harmonieux est un défi qui ressemble à celui de l’équilibriste. Voilà probablement pourquoi il arrive de voir des Chinois exprimer des émotions particulièrement négatives, et le faire de manière directe et en public. Toutefois, puisque le milieu social dissuade de le faire, les « explosions » ont tendance à se faire plus rares.

C’est plutôt dans la manière de se sortir du climat conflictuel que l’approche chinoise est particulière. En effet, plutôt que de privilégier l’approche « œil pour œil », les Chinois ont plutôt recours à des stratégies, souvent inspirées des 36 stratagèmes, un traité chinois qui décrit des méthodes pour l’emporter sur un adversaire. Ces stratagèmes illustrent bien le côté dynamique de la communication à la chinoise, en montrant que celle-ci va bien au-delà de la perception superficielle qui veut qu’elle soit conservatrice, polie et l’exemple parfait du contrôle de soi. En réalité, cette communication peut être particulièrement astucieuse et rusée, et dans ce cas, l’harmonie n’est qu’un outil pour atteindre les objectifs. Les Chinois peuvent aussi avoir recours aux aînés, dont la parole incarne la sagesse et l’autorité et qui représentent un moyen direct de résoudre les conflits. Les personnes âgées sont donc les protagonistes clés permettant de perpétuer l’harmonie au sein de la société.

Idyllique ou non, cette vision harmonieuse de la société est particulièrement en accord avec certaines réflexions très actuelles de remise en question du modèle économique basé sur la concurrence et centré sur l’individu. Comme l’écrit le journaliste Hervé Kempf : « Sortir du capitalisme, c’est reconnaître aux personnes d’autres motivations pour agir que leur intérêt propre : c’est aussi ôter à l’économie, la production des biens et leur échange, leur place exclusive dans la société, pour placer au centre de la représentation l’organisation des relations humaines en vue de leur harmonie. » Avant-gardistes, les Chinois ?

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