CHINAHOY

4-May-2017

L’odyssée du pain en Chine

 

La cérémonie du 20e anniversaire de Wedomé, organisée dans l'ambassade de France en Chine, avec la présence de l'ambassadeur Maurice Gourdault-Montagne (à dr.), du Meilleur Ouvrier de France, Christian Vabret (à g.), et du PDG de Wedomé, Huang Li

 

FRANÇOIS DUBÉ*

 

Si un jour vous venez visiter la ville de Harbin, chef-lieu du Heilongjiang, à l'extrême nord de la Chine, vous pourrez observer une scène singulière : tous les jours au petit matin, une longue file se forme devant un magasin de la rue principale du quartier historique, qu'importe la saison ou la température. Mais qu'est-ce qui peut bien pousser ces quidams à braver la canicule en été et le temps glacial en hiver ? L'arôme du pain chaud qui flotte dans l'air vous donnera sans doute un indice – en plus de vous mettre l'eau à la bouche.

 

Ces fins gourmets font la queue pour s'assurer de mettre la main sur un da mianbao, le « gros pain » de style russe, l'un des produits de spécialité de Harbin. La compagnie à l'origine de ce produit qui régale les Chinois de Harbin est Churin Food, fondée par un émigré russe dans les années 1930. Parfois appelé lieba (une translittération de khleb, qui désigne le pain en russe), cette grosse miche de pain est connue pour sa texture croustillante à l'extérieur et moelleuse à l'intérieur, dont le secret réside dans le processus de cuisson à l'ancienne, sur four à bois.

 

Qui aurait cru qu'en Chine, pays du riz s'il en est un, les gens feraient la queue pendant parfois plusieurs heures pour pouvoir mettre la main sur l'un de ces gros pains russes ? Pourtant, rien d'étonnant, car bien que le riz occupe toujours la place d'honneur sur la table des Chinois, le pain sous toutes ses formes n'est pas en reste. Que ce soit dans ses variantes traditionnelles chinoises ou dans ses nouvelles déclinaisons importées de l'étranger, le pain est déjà un aliment de base de tout gourmet chinois qui se respecte.

 

Des origines lointaines

 

Bien avant l'arrivée du pain russe à Harbin, les Chinois raffolaient déjà de toute une variété de produits boulangers bien locaux, répandus principalement dans les régions productrices de blé au nord du fleuve Jaune.

 

Le blé n'étant pas originaire de la Chine, ce sont les commerçants d'Asie centrale qui ont d'abord apporté cette céréale dans leurs caravanes environ 2500 av. J.-C. Cultivé d'abord le long de la Route de la Soie dans le corridor du Gansu, où les botanistes ont retrouvé les plus vieilles souches de blé en Chine, le blé est vite devenu une céréale de choix au Nord de la Chine.

 

Une fois transformée, la farine de blé donna naissance aux mantou, de petits pains cuits à la vapeur, avec une peau lisse et sans croûte. Ces petits pains d'un blanc crème varient en taille selon les régions, allant de 5 à 15 cm. À leur recette extrêmement simple – farine de blé broyée, eau et levure –, on ajoute parfois de la farine de riz, ce qui augmente la teneur en fibre et explique leur goût quelque peu fade. Parfois dur comme de la brique, leur densité en fait une collation particulièrement rassasiante, parfaite pour emporter dans les champs lors des travaux agricoles.

 

Selon une légende, le mantou tirerait son nom de la période des Trois Royaumes (220-280). Suite à une campagne militaire contre les barbares du Sud, la route de l'armée victorieuse du célèbre stratège chinois Zhuge Liang, premier ministre du royaume de Shu, fut bloquée par une rivière en crue, impossible à traverser. Le chef des barbares, que Zhuge Liang avait fait prisonnier, lui dit qu'offrir des sacrifices humains était le seul moyen d'apaiser le dieu de la rivière.

 

Refusant de verser davantage de sang, Zhuge Liang utilisa plutôt l'une de ses fameuses ruses : il fit cuisiner de gros pains cuits à la vapeur et farcis à la viande en forme de « têtes de barbare » (en chinois : mantou), qu'il jeta ensuite dans la rivière. Ce stratagème permit à son armée de traverser la rivière en toute sécurité, et donna naissance par le fait même au petit pain.

 

Des documents historiques montrent que les mantou se sont par la suite répandus rapidement dans tout le pays. Durant la dynastie des Jin de l'Ouest (265-316), le lettré Shu Xi composa une Ode aux gâteaux cuits, dans laquelle il mentionne les mantou cuits à la vapeur. Dans le Livre des Qi du Sud, l'historien Xiao Zixian décrit que la cour impériale des Qi du Sud (479-502) utilisait de la levure pour cuisiner du pain « léger et moelleux », qui était ensuite offert lors des cérémonies d'adoration.

 

Au fil du temps, ce pain vapeur est devenu non seulement un élément essentiel de la cuisine des Chinois, mais aussi un symbole important dans l'imaginaire national et une source d'inspiration pour les auteurs. Lu Xun, dans son œuvre Le Remède, utilise le mantou comme un symbole pour critiquer l'ignorance des gens sous la dynastie des Qing (1644-1911). Dans son roman Sealed Off, l'écrivaine Eileen Chang, de Shanghai, exprime le conflit entre l'identité moderne de ses personnages et les relents de la société traditionnelle – symbolisés par les mantou. Qui aurait pu se douter qu'un si petit pain était si riche en signification ?

 

Pain russe lieba pour l'accueil des invités, dans la zone Binhai de Tianjin

 

De nouvelles influences

 

Dans la lignée du mantou, toute une variété de produits du blé sont apparus en Chine, dont les huajuan, un petit pain en forme de fleur, les youtiao, des bâtonnets torsadés de pâte frits à l'huile qui sont mangés au petit déjeuner, une panoplie de pains plats sans levain appelés bing, et les baozi farcis à la viande, aux légumes ou à la pâte de haricots rouges.

 

L'arrivée des concessions étrangères dans plusieurs villes de Chine à partir du milieu du XIXe siècle a conduit également à l'importation d'influences alimentaires étrangères, dont le pain fut une figure de proue. Le pain tranché britannique, la baguette française, le pain noir allemand, tout comme le gros pain russe à Harbin, ont fait leur apparition en Chine pour contenter les besoins des expatriés en mal du pays, puis peu à peu ont dépassé les frontières des concessions pour tenter les palais des Chinois, qui y ont pris goût.

 

Ce n'est qu'à partir du début des années 1990, avec la réforme et l'ouverture, que l'on vit apparaître de véritables chaînes de boulangeries en Chine à l'image de celles que l'on trouve à l'étranger. Avec l'appétit croissant des Chinois pour la diversité, le marché vit l'apparition de multiples marques proposant toute une panoplie de pains de plus en plus variés, de tous les genres et pour tous les goûts, dont les plus populaires sont les chinoises Wedomé et Holiland.

 

Selon les données de Eurasian Consulting, la consommation de pain par personne sur la partie continentale de la Chine est actuellement d'environ 2 kg par année, et s'élève à 3,2 kg dans les régions urbaines. Les experts s'attendent à ce que la consommation de pain progresse graduellement jusqu'à atteindre le niveau du Japon (10 kg). Les revenus de l'industrie de la boulangerie en Chine devraient atteindre 470 milliards de yuans (69 milliards de dollars) d'ici 2017, avec une croissance de 30 % dans les villes des deuxième et troisième catégories, ce qui prouve bien que le pain n'est plus réservé aux classes aisées des métropoles, mais tend à pénétrer plus en profondeur dans le marché.

 

Un mariage réussi

 

Pour les Occidentaux, visiter une boulangerie chinoise est une expérience culturelle étonnante qui réserve parfois des surprises. Au premier abord, le visiteur étranger se sent dans un environnement relativement familier. En effet, les pains chinois vendus en Chine aujourd'hui ne sont pas différents en apparence des pains à l'étranger. C'est leur goût, par contre, qui surprend les non-initiés : la teneur en sucre de la pâte à pain en Chine est beaucoup plus élevée qu'en Europe, et leurs diverses farces causent parfois des surprises.

 

Wedomé figure parmi les enseignes de boulangerie les plus connues en Chine, avec plus de 350 magasins à Beijing et Shanghai. On trouve dans ses étalages un peu de tout : des petits pains de toutes sortes, cuits au four et à la vapeur, des tartes aux œufs avec des croûtes de saindoux, des viennoiseries et des croissants farcis aux haricots rouges, à la purée de taro, à la patate douce, à la citrouille, au durian ou aux jaunes d'œufs.

 

Plus surprenant encore pour les amateurs de pain étrangers, il n'est pas rare pour les pâtisseries chinoises d'allier viande et sucre. On trouve ainsi des pains farcis au porc avec glaçage de crème, des hot-dogs recouverts d'une sauce sucrée, et des petits pains aux haricots agrémentés de rousong, sorte de viande séchée duvetée semblable à du coton.

 

Symbole de la volonté des boulangers chinois de repousser les frontières de l'exploration culinaire, Wedomé se targue d'avoir créé le premier « gâteau de lune à la française », le gâteau de lune étant la pâtisserie traditionnelle de la fête de la Mi-Automne. D'apparence toute chinoise, ce gâteau contient une garniture faite de crème importée de France, et est cuit à l'aide d'un procédé de cuisson inspiré de l'étranger, expliquant sa texture moelleuse. Cette innovation rapporte gros :

les « gâteaux de lune à la française » forment désormais l'essentiel des ventes de Wedomé en cette période de fête. Comme quoi l'expertise française en boulangerie se marie très bien avec les traditions ancestrales de Chine.

 

 

*FRANÇOIS DUBÉ est un journaliste canadien basé à Beijing.

 

 

La Chine au présent

 

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