CHINAHOY

5-December-2016

Du mariage nu aux manches de crocodile : nouvelles expressions idiomatiques en Chine

 

 

VERENA MENZEL, membre de la rédaction

 

Celui qui veut savoir ce qui se passe de nouveau dans une culture, observer les changements qui se produisent dans une société, observer de quelle façon elle se développe, devrait jeter un œil sur l'évolution de la langue. À chaque fois qu'un phénomène nouveau fait son apparition, que d'anciennes modes se brisent ou que des tendances inédites se révèlent, on peut être sûr que cela se traduira pas des innovations linguistiques. C'est justement le signe qu'on est en présence d'une nouveauté lorsque celle-ci est au début dépourvue de désignation claire et précise, qu'elle n'a pas encore été pensée ni décrite avec précision. Dès que se développe une manifestation vocale dont l'usage se répand, une désignation et une définition, ces phénomènes font leur entrée dans la conscience collective. Pour prendre le pouls de la société à un moment donné, et cela vaut bien sûr pour la société chinoise, pour détecter son état d'esprit culturel ou social, cela peut valoir la peine de jeter un coup d'œil au vocabulaire idiomatique récent.

 

C'est avant tout l'Internet qui, grâce à son potentiel de communication rapide, s'est avéré ces dernières années le réceptacle privilégié des approches linguistiques créatives et qui a permis une diffusion accélérée de nouveaux concepts. Certaines expressions chinoises pas encore répertoriées par les dictionnaires officiels, ont depuis belle lurette fait leur chemin dans les esprits et se trouvent sur toutes les lèvres, décrivant avec justesse des phénomènes récents qui, avant cela, simplement « flottaient dans l'air ». Certains de ces mots nouveaux disparaissent aussi vite qu'ils sont apparus. D'autres au contraire restent et entrent au Panthéon des tournures officielles. Ces néologismes ne sont pas uniquement l'apanage de l'air du temps et de modes passagères, mais constituent des éléments qui sur le long terme formeront la richesse d'une communauté linguistique.

 

Le chinois a accueilli ces dernières années un grand nombre de ces expressions, et celles-ci sont le miroir de la société chinoise qui offre aux étrangers un point de vue fascinant sur les bouleversements et les changements qui se déroulent dans le pays. Que veut-on dire lorsqu'on parle de « mariage nu », de « manches de crocodile » ou encore de « chasse à la viande humaine » ? Vous allez tout savoir !

 

Mariage en costume d'Adam

 

Parmi les attributs de tout mariage qui se respecte, on comptait autrefois en Chine des choses telles que la propriété d'un appartement et une fête un peu solennelle avec tout le tralala. De nos jours, au-delà d'un revenu correct du côté de l'homme, l'union pour le meilleur et pour le pire ne peut pas décemment se passer d'une voiture pour le couple, d'une bague au doigt pour madame, d'une séance de photos de mariage très glamour en studio et devant des monuments célèbres, et d'un voyage de noces propre à exciter les jalousies. Par le passé, le mariage était avant tout une affaire de famille en Chine et l'union visait moins des buts romantiques que l'objectif d'assurer la sécurité financière et celui de former une communauté de patrimoine. C'était avant l'apparition en Chine de ce que l'on appelle dans le langage courant le « mariage nu ». Ne rougissez pas ! On ne parle pas ici de cérémonie de mariage nudiste, mais au sens figuré, de faire abstraction du corset des exigences matérielles et familiales. Au vu de la croissance du coût de la vie, en particulier dans les grandes métropoles, et d'une nouvelle façon de voir les choses dans la jeunesse chinoise, qui recherche la romance et la liberté au lieu des mariages arrangés et négociés, nombreux sont ceux qui recherchent une union sans appartement, sans voiture et sans banquet de mariage ruineux. La définition de l'expression « se marier nu » a finalement donné une réalité officielle à ce phénomène et fut prise pour titre d'une série télévisée ultra-kitsch diffusée en 2010 avec une fin heureuse garantie. Si le charme de ces « noces en costume d'Adam ou d'Ève » a un peu de mal à s'imposer parmi les représentants de l'ancienne génération, c'est que ceux-ci souhaiteraient voir plus de garanties de durabilité dans le choix du partenaire de vie de leurs descendants, qu'ils scèlent avec un domicile confortablement installé.

 

Rage au volant

 

Le terme suivant se situe dans un registre plus agressif que romantique, car l'époque romantique où la Chine était vue comme le royaume du vélo appartient au passé. Aujourd'hui en Chine, toute personne qui se respecte préfère, comme partout dans le monde, être assise derrière un volant. Avec le développement économique rapide du pays, le nombre d'automobiles sur les routes chinoises a explosé, une tendance qui n'a pas fini de se poursuivre. Résultat :

de nombreuses villes chinoises se trouvent au bord du collapsus circulatoire, menant certains automobilistes un peu trop susceptibles à frôler le collapsus nerveux. Avec l'aggravation jour après jour des embouteillages aux heures de pointe, la Chine est depuis quelques années en proie à un phénomène nouveau que le fameux Oxford Dictionary avait baptisé « road rage » et qui faisait dès les années 1980 son entrée dans le vocabulaire anglais courant. Les Chinois nomment ce phénomène « la rage du volant », et il présente des symptômes assez familiers également aux automobilistes occidentaux : changements de voie brusques, dépassements risqués, appels de phares agressifs et usage immodéré du klaxon, sans compter copieuse distribution de jurons et d'engueulades. Un comportement typique qui trahit les chauffeurs colériques. Selon une étude réalisée par le professeur Zhang Yuqing de l'Institut de psychologie de l'Académie des sciences de Chine, publiée par Baike, le dictionnaire en ligne de Baidu, un groupe de chercheurs ont interrogé 900 automobilistes dans les trois métropoles chinoises de Beijing, Shanghai et Guangzhou. Environ 35 % des personnes interrogées ont reconnu l'apparition en eux des symptômes de la rage au volant.

 

Ils citent comme facteurs déclenchants de ce bouillonnement d'émotions négatives les embouteillages, le mauvais temps, les accidents et le comportement des autres conducteurs. Ces dernières années, on a par ailleurs répertorié de nombreux cas où des conducteurs excédés en sont venus aux mains. Pour garder son sang-froid derrière le volant dans le chaos urbain, les experts conseillent d'écouter de la musique, de faire des pauses fréquentes et de mâcher du chewing-gum. L'étude ne dit pas si la consommation de chewing-gum en Chine a suivi l'accroissement exponentiel du parc automobile. Ce qui est sûr, c'est que le comportement des « enragés du volant » chinois dispose désormais d'un terme dédié dans le langage courant.

 

Bras de crocodile

 

« Les bons comptes font les bons amis », dit le proverbe. Ce n'est pas le cas en Chine, du moins ça ne l'était pas jusqu'à récemment. Alors que les cultures d'Occident préfèrent séparer bien proprement les questions financières des questions de sentiment, la ligne de séparation est tout sauf nette de ce côté du globe. Il est ainsi de bon ton d'inviter ses amis à manger, non seulement dans un contexte d'affaires, mais aussi familial. Diviser la note ? Très peu pour nos amis chinois. Il faut cependant noter qu'avec le développement des nouveaux modes de vie urbains, une petite révolution des porte-monnaies est actuellement en cours. En particulier parmi la jeune génération, ce changement de mœurs est traduit par les internautes chinois sous la forme d'une métaphore animale. L'accroissement des besoins individuels des consommateurs, l'explosion des modes de consommation, l'élévation du niveau de vie, mais aussi du coût de la vie, en particulier pour les jeunes, les invitations à manger ne vont plus de soi comme pour la génération des seniors, et les soirées entre étudiants ou avec des collègues de travail donnent parfois lieu à des scènes de pingrerie un peu honteuses. Lorsqu'arrive l'addition, nombreux sont nos contemporains dont les bras se mettent soudain à raccourcir. Les bras qui justement sont les membres chargés d'attraper le porte-monnaie et d'en extraire le nombre adéquat de coupures du montant nécessaire. D'où l'expression des « bras de crocodile » inventée par les internautes chinois pour tourner en ridicule ces poussées d'avarice. Afin d'éviter ce genre de situation, de nombreux représentants de la jeune génération urbaine ont pris l'habitude de se partager la note. Par ailleurs, les moyens de paiement électroniques, comme Alipay, qui bénéficie en Chine d'une immense popularité, qui leur vaut d'être acceptés dans presque tous les bars et restaurants, proposent depuis quelque temps des options pratiques pour se partager la note entre dîneurs.

 

Pas de cannibalisme

 

Connaissez-vous la « chasse à la viande humaine » ? À première vue, ça évoque une scène sanglante digne d'un film d'horreur. Pourtant l'expression chinoise n'a rien à voir avec ces idées macabres. Les âmes sensibles peuvent sans crainte poursuivre leur lecture. Ce terme décrit plutôt un phénomène de société qui gagne en popularité ces dernières années parmi les citoyens chinois connectés. Cette « chasse à la viande humaine » évoque en réalité une sorte d'enquête policière que conduisent les internautes par le truchement des réseaux sociaux et les forums en ligne où ils rassemblent et recoupent des informations sur les agissements répréhensibles de certains fonctionnaires ou membres du public. Il s'agit non pas seulement de détecter les contrevenants, mais aussi de les clouer à une sorte de pilori numérique en exposant leurs méfaits. Les enquêteurs qui se livrent à cette chasse s'appuient sur un travail en réseau qui leur permet de dénicher des informations impossibles à trouver par des moyens classiques comme les moteurs de recherche.

 

C'est en 2008 que ce terme a connu pour la première fois un rayonnement international, l'année des JO de Beijing, lorsque des mouvements de protestation avaient bousculé la flamme olympique. Les internautes chinois avaient alors lancé une « chasse à la viande » pour déterminer l'identité des agitateurs qui avaient éteint la flamme avant de tout dévoiler à la vindicte populaire sur les réseaux sociaux.

 

Entretemps, la communauté Internet chinoise a recours à l'instrument du travail coopératif en ligne pour toutes sortes de tâches et d'objectifs. Par exemple pour dévoiler des cas, grands et petits, de corruption, mais aussi retrouver des chauffards en fuite ou toutes sortes d'autres comportements délictueux dans la sphère publique. Parfois, ce mécanisme de « chasse à l'homme » est simplement employé pour identifier des personnes sur des photos grâce à la coopération des internautes. Ce terme de « chasse à la viande » est désormais synonyme de traque et dénonciation de personnes et de leur identité par l'Internet et les réseaux sociaux. Il reste à voir si ce moyen pourra toujours être mis en œuvre de façon socialement juste et quels garde-fous il s'imposera pour ne pas se transformer en chasse aux sorcières et en instrument de lynchage médiatique.

 

Beaucoup d'argent, peu de goût

 

Les goûts et les couleurs, c'est bien connu, ça ne se discute pas. Mais le fait que l'argent n'est pas une garantie de bon goût, c'est une vérité que l'on peut souvent vérifier et notamment dans le paysage urbain des grandes villes chinoises. Ces ignorants du bon goût s'appellent en chinois les « tuhao », un terme qui a fait son chemin ces dernières années jusqu'à devenir une des expressions favorites des internautes. Il ne s'agit pas d'ailleurs d'un mot nouveau au sens strict, puisqu'on parlait autrefois de « tuhao » pour désigner les propriétaires fonciers qui tenaient la population paysanne en servitude. Aujourd'hui ce terme s'applique plutôt à la maltraitance visuelle que nous subissons en voyant des personnes riches et influentes absolument dépourvues du moindre sens de l'esthétique, de la mode ou du style.

 

« Tuhao » décrit finalement l'effet visuel qui découle du phénomène d'enrichissement rapide et massif de la population chinoise ces dernières décennies. Il est certain que de nombreuses personnes ayant réussi, saisissant les chances que leur fournissait la politique de réforme et d'ouverture depuis la fin des années 1970, sont parvenues à un niveau de vie tout à fait enviable. Pour certains, cependant, la rapidité de ce progrès matériel hors de la pauvreté semble avoir été si incroyable qu'ils n'ont pas pu le combiner à un développement dans d'autres domaines. Ainsi en est-il par exemple du goût esthétique. Le personnage-type du « tuhao » est constamment confronté à la question de savoir à quoi il pourrait bien dépenser tout l'argent qu'il gagne. Le résultat, ce sont ces gens qui se promènent en voiture de sport italienne aux sièges Hello Kitty confectionnés sur mesure ou qui combinent en une tenue multicolore des pièces de vêtements de toutes les marques possibles et imaginables. Le critère de choix le plus important étant, et on s'en aperçoit au premier coup d'œil, que chacun de leurs accessoires ait coûté une petite fortune. Les entreprises concernées sont tout à fait enchantées de ce mode de vie bling-bling et de l'ivresse de consommation des « tuhao », elles vont volontiers au-devant de leur préférence pour les tenues extravagantes et les options coûteuses. Il n'est dès lors pas étonnant que la version or de l'iPhone 5s d'Apple, le premier proposé par cette marque, fut rapidement épuisée dès sa mise en vente en Chine en 2013. Des plaisantins lui ont donné le surnom de « tuhao-or ».

 

Quand les enfants quittent le nid

 

Le système des relations familiales reste jusqu'à aujourd'hui d'une extrême complexité en Chine. Les gens qui apprennent le chinois le savent, il existe un nom distinct pour la cousine aînée du côté paternel et le cousin le plus jeune du côté maternel, de même que pour la tante la plus âgée côté mère et l'oncle le plus jeune côté père. De quoi s'arracher les cheveux ! Mais à l'avenir, après des décennies de politique de l'enfant unique, ces mots devraient perdre de leur acuité car ils sont de moins en moins utilisés. Avec le développement économique, la plus grande mobilité et la poursuite de plus en plus véhémente de la réalisation personnelle sur le plan professionnel, la famille étendue vivant sous le même toit devient rarissime en Chine. Au lieu de cela on voit de plus en plus de retraités vivant seuls, dont les enfants et les petits-enfants vivent parfois à des centaines de kilomètres d'eux. Ces personnes âgées vivant seules du fait du départ de leurs enfants adultes, sont un phénomène relativement neuf en Chine. C'est pourquoi on a inventé une nouvelle expression pour les décrire : les « seniors dans le nid vide ».

 

Avec le vieillissement de la population, les projections montrent que d'ici à l'année 2050, la Chine comptera environ 400 millions de personnes âgées de plus de 60 ans. Parmi celles-ci, 79 millions répondront à la définition des « seniors dans un nid vide », leurs enfants vivant durablement à distance. La Chine se trouve ici confrontée à un défi important, non seulement en ce qui concerne l'organisation des soins aux personnes âgées dépendantes, mais aussi pour prendre en charge le côté psychologique qui découle de l'isolement pour de nombreux seniors, qui inquiète les experts. Il reste à espérer que l'on puisse à l'avenir développer de nouveaux éléments de vocabulaire pour les solutions que l'on aura trouvées à ce problème. On peut par exemple penser à des « nids pour vieux » qui signifieraient des systèmes de colocation ou d'habitations partagées pour les personnes âgées. Ou à des « nids vides pour vieux » qui conviendraient à des retraités encore suffisamment indépendants pour organiser eux-mêmes leur vie et pouvoir, par exemple, voyager dans le monde ou se choisir un domicile de vieillesse adapté à leurs goûts.

 

Ce coup d'œil dans le lexique de l'imaginaire collectif d'aujourd'hui le prouve, la langue chinoise est tout à fait capable, à l'instar des autres langues, de se développer de façon créative en parallèle à l'évolution de sa culture et de sa société. Le dictionnaire chinois devrait donc connaître dans l'avenir de nouvelles entrées tout aussi passionnantes. D'où l'intérêt de se tenir à jour, et pas seulement pour les étudiants de mandarin !

 

 

La Chine au présent

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