Mets en lice pour la finale d’un concours de cuisine sichuanaise à Chengdu, le 24 décembre 2017
WANG YUE*
Fort probablement, la plupart des étrangers connaissent peu la cuisine du Sichuan. Pourtant, le mapo doufu (« tofu sauce piquante »), que l’on peut qualifier de grand représentant de la gastronomie chinoise, est un plat typique du Sichuan, au même titre que le fuqi feipian (plat froid composé de fines tranches de bœuf et d’abats) et le huiguo rou (porc cuit et sauté aux piments).
À l’occasion du Chengdu Panda International Gourmet Festival organisé en mai, partons ensemble à la découverte de la cuisine du Sichuan, si épicée et pimentée, et découvrons comment elle ravit les papilles des étrangers aux quatre coins du monde.
À vrai dire, à l’origine, la cuisine du Sichuan n’était pas épicée. Des recherches sérieuses ont révélé que le piment originaire du continent américain a été introduit en Chine sous la dynastie des Ming, au temps du règne des empereurs Jiajing et Wanli (à la fin du XVIe siècle). Il ne serait arrivé au Sichuan qu’au début de la dynastie suivante, sous les Qing (vers la fin du XVIIe siècle).
Grosso modo, la cuisine du Sichuan a vu le jour entre l’époque où l’empereur Shihuangdi des Qin, soit le premier empereur de la dynastie des Qin, a unifié l’empire de Chine, et la période des Trois Royaumes. En termes de goût, cette cuisine du Sichuan était variée, sachant jouer entre les cinq saveurs. Néanmoins, le sucré était prédominant, notamment parce que l’industrie sucrière était prospère au Sichuan à l’époque. Avant que ne s’installe le Petit Âge glaciaire à la fin des Ming et au début des Qing, le Sichuan présentait un climat chaud et humide. La canne à sucre se cultivait très largement et les litchis foisonnaient. Par conséquent, avant la dynastie des Qing, le saccharose produit dans la province était l’un des principaux condiments ajoutés pour agrémenter la cuisine du Sichuan.
Mais suite au changement climatique et aux ravages des guerres successives, le Sichuan a perdu son titre de première province cultivatrice de cannes à sucre du pays. Et c’est alors que le piment est devenu le condiment le plus utilisé dans la cuisine sichuanaise. À la fin des Yuan et au début des Ming et des Qing, de multiples guerres ont décimé le Sichuan. Dans ce contexte, le gouvernement central ainsi que les gouvernements locaux ont pris une série de mesures afin de faire venir au Sichuan des compatriotes originaires d’autres provinces. Ces migrants y ont apporté et planté diverses variétés de piments, qu’ils utilisaient à loisir pour relever les plats. Ainsi ont commencé à apparaître les mets vedettes du Sichuan, comme le mapo doufu, le shuizhu niurou (bœuf bouilli) et le huiguo rou.
Depuis lors, les Sichuanais sont des grands amateurs de piment et ne peuvent pas s’empêcher d’en mettre dans tous les plats. Au cours du règne du Qianlong (1736-1796) sous la dynastie des Qing, les Sichuanais ont commencé à planter du piment en considérant celui-ci comme un légume et l’ont donc consommé comme tel. Après l’empereur Guangxu, le chef-lieu du Sichuan, Chengdu, ne comptait pas moins de 1 328 spécialités culinaires, dans lesquelles diverses variétés de piment figuraient parmi les ingrédients essentiels. Leur goût épicé est rapidement devenu le trait caractéristique de la cuisine du Sichuan.
En 1861, à la onzième année du règne de l’empereur Xianfeng des Qing, un maître mandchou dénommé Guan Zhengxing a ouvert à Chengdu son restaurant Zhengxing Yuan. Avec un de ses clients, Zhou Shanpei, Guan Zhengxing a fusionné la cuisine propre au Jiangsu et au Zhejiang avec la cuisine du nord de la Chine, afin de répondre aux goûts variés des clients. Dès lors, les affaires de Zhengxing Yuan ont décollé. Après quoi, un grand nombre de chefs cuisinant des mets du Sichuan se sont succédé aux fourneaux de l’établissement Zhengxing Yuan et ont donné naissance à une nouvelle école culinaire.
En résumé, la cuisine du Sichuan, aux plats très variés, s’est formée au fil des siècles, en s’inspirant de recettes d’ici et d’ailleurs ainsi qu’en s’adaptant aux conditions locales.
Le 25 avril 2018 à Chengdu, des Occidentales préparent un plat dans le cadre de la seconde édition du concours de fondue sichuanaise pour les étrangers.
Les Japonais, amateurs de cuisine sichuanaise
Les Japonais raffolent du mapo doufu. Chaque année, ce plat originaire du Sichuan caracole en tête de la liste des plats chinois préférés au Japon.
En 1958, Chen Jianmin, un habitant de Zigong (ville-préfecture de la province du Sichuan), a ouvert l’établissement Sichuan Fandian (littéralement, le « restaurant du Sichuan ») à Tokyo, dans le quartier de Shinbashi (arrondissement de Shibuya). Ce fut le tout premier restaurant de cuisine sichuanaise au Japon. Parmi les spécialités du chef figurent le huiguo rou, le ganshao xiaren (crevettes pimentées à la sauce tomate), le mapo doufu, les dandan mian (nouilles à la sichuanaise), etc.
Au début, Chen Jianmin utilisait une pâte de fèves aux piments venant tout droit du Sichuan pour cuisiner son mapo doufu, dans le respect de la recette authentique. Puis il saupoudrait sa préparation de poivre du Sichuan pour relever encore le plat. Mais les Japonais ne pouvaient pas manger un plat si épicé et si pimenté sans avoir la bouche en feu. Chen Jianmin a alors réduit la quantité d’épices et remplacé le poivre du Sichuan par du poivre Sansho qui a un effet « anesthésiant » similaire, mais moins prononcé. Après des essais répétés, il a concocté un mapo doufu revisité, qui a rencontré un vif succès auprès de ses clients japonais.
Encouragé par cette réussite, Chen Jianmin a remanié nombre de ses plats. Par exemple, pour rendre son huiguo rou moins épicé et plus accessible, il a choisi de l’accompagner de chou cabus. De même, il s’est inspiré des ramen japonais pour agrémenter ses dandan mian, qui, traditionnellement ne sont pas servies en soupe. Ainsi, ce plat est plus adapté aux palais japonais, sans pour autant perdre son goût d’origine.
Non loin du restaurant de Chen Jianmin se trouve le siège de la chaîne de télévision japonaise NHK. Après un certain temps, des rédacteurs d’une émission de cuisine diffusée sur cette chaîne, curieux de la cuisine sichuanaise proposée par Chen Jianmin, ont invité ce dernier à venir présenter ses recettes à la télévision. Pour le premier plat, il a choisi le mapo doufu. Depuis lors, cette spécialité du Sichuan s’est généralisée au Japon et petit à petit, les Japonais ont appris à supporter, puis apprécier la saveur légèrement pimentée.
Dorénavant, l’engouement de la population japonaise pour la cuisine du Sichuan est tel qu’à compter de 2017, des Japonais friands de cette cuisine ont lancé le Festival du Sichuan au parc central de Shinjuku, dans le quartier le plus prospère de Tokyo. À chaque édition organisée au mois d’avril, cette manifestation « qui ne manque pas de piment » attire, en l’espace de deux jours seulement, une foule de plus de 100 000 visiteurs.
La popularité que rencontre la cuisine du Sichuan au Japon s’explique en grande partie par l’éventail de films et programmes télévisés qui valorisent cette branche culinaire. La série à succès Le Gourmet solitaire fait régulièrement référence aux plats caractéristiques du Sichuan, non seulement l’incontournable mapo doufu, mais aussi les ganban dandan mian, le suanni bairou (porc à l’ail écrasé), le sichuan paocai yu (poisson aux cornichons du Sichuan), etc.
Outre les mangas et séries, il existe des documentaires japonais qui traitent de la cuisine du Sichuan. Dès les années 1980, Food Culture of China est sorti au Japon. Ce documentaire, qualifié par les internautes chinois de « version japonaise de la série chinoise Saveurs de Chine », a été diffusé pour la première fois sur un vol au départ du Japon et à destination de la Chine, dans l’objectif de présenter la gastronomie chinoise aux voyageurs japonais.
Les Américains, férus de la saveur aigre douce
Aux États-Unis, la cuisine du Sichuan a également fait l’objet de quelques ajustements de goût. En 1980, un restaurant sino-américain de cuisine sichuanaise a ouvert ses portes à New York, sous le nom de Rong Leyuan (littéralement, le « paradis de Rong », Rong étant le nom d’un district du Sichuan). Les cuisiniers ont été formés à Chengdu, sous la supervision d’un panel de chefs renommés tels que Zeng Guohua et Liu Jiancheng. Hormis les ingrédients classiques achetés localement, la quasi-totalité des assaisonnements utilisés étaient directement importés du Sichuan (par exemple, la pâte de fèves aux piments pixian douban et le vinaigre de Baoning).
Cependant, Rong Leyuan a dû adapter ses spécialités sichuanaises au goût des Américains et à leurs habitudes alimentaires, en essayant de conserver la saveur des aliments. Par conséquent, les chefs cuisiniers de Rong Leyuan ont mis au point une série de nouveaux plats, comme le steak à la sichuanaise. Pour ce mets, ils ont réutilisé les diverses techniques culinaires du Sichuan pour la cuisson du steak, plat fétiche des Américains. Résultat : la viande obtenue, croquante à l’extérieur et fondante à l’intérieur, est finement dorée, avec un goût légèrement salé et épicé. De la même façon, le poisson croustillant de Chengdu, le poulet à la sauce piquante yuxiang, le canard shenxian, préparés avec un simple filet d’huile, moins de jus et une teneur modérée en sel, ont ravi les papilles des Américains, de telle sorte que Rong Leyuan a immédiatement rencontré le succès. D’ailleurs, comme ce restaurant à New York se trouve à quelques centaines de mètres seulement du siège des Nations Unies, en son temps, le secrétaire d’État américain George P. Schultz et d’autres hommes politiques allaient y manger de temps à autre.
À la différence de Rong Leyuan, le restaurant Panda Express, créé en 1983 et spécialisé dans la cuisine chinoise à la sichuanaise, a poussé le concept d’adaptation locale jusqu’au bout. Son fondateur Cheng Zhengchang a constaté que, ce que les Américains préfèrent dans la cuisine traditionnelle chinoise, c’est la saveur unique « aigre douce légèrement pimentée ». Il s’est alors appuyé sur cette observation pour accroître ses activités.
Chez Panda Express, le plat en tête des ventes est le poulet à l’écorce de mandarine séchée, justement de la nourriture aigre douce avec une pointe de piment. Fut un temps où ce plat représentait à lui tout seul 30 % du chiffre d’affaires de l’enseigne. En outre, tous les Américains connaissent aujourd’hui le gongbao jiding (poulet kung pao, aux cacahouètes et au piment), probablement parce que son goût original (à la fois acide, sucré et pimenté) est conforme aux prédispositions gustatives des Américains. Bien que le restaurant Panda Express ait retravaillé ses plats pour les mettre au goût de la clientèle locale, depuis toujours, il s’engage à faire cuire les préparations au wok sur place, selon la méthode chinoise, pour ne pas lésiner sur la couleur, l’arôme et le goût des plats servis. La plus grande chaîne de restauration rapide chinoise au monde, Panda Express dénombre actuellement plus de 2 000 succursales à travers le globe (notamment aux États-Unis, au Canada et au Mexique) et emploient plus de 30 000 salariés.

Le 20 novembre 2018, lors d’une manifestation culturelle autour de la cuisine du Sichuan à Berlin, Volker Adams, un représentant de la Fédération allemande des voyages (DRV), prépare un succulent plat à base de poulet sous la direction du chef.
À Rong Leyuan comme à Panda Express, tous les ingrédients sont préparés à l’avance et le cuisinier se contente de verser les ingrédients dans son wok et de les faire sauter. Une méthode qui conduit malheureusement à la convergence du goût des divers plats et à la perte de leur saveur d’origine.
Toutefois, certains restaurants chinois ont décidé de suivre le chemin inverse. En 1998, le restaurant Lao Sze Chuan a fait découvrir à la ville de Chicago l’authentique cuisine du Sichuan, avec des plats se caractérisant par leur goût relevé, extrêmement épicé. Pourtant, l’année même de son ouverture, Lao Sze Chuan a été désigné « Meilleur restaurant chinois » par des médias américains. Et depuis 2010, il est inscrit au guide Michelin.
Selon Hu Xiaojun (aussi surnommé Tony Hu), fondateur du restaurant Lao Sze Chuan, la réforme et l’ouverture de la Chine ont promu une approche « en phase avec l’usage international », mais pour ce qui est de la nourriture chinoise à l’étranger, il conviendrait plutôt de suivre une approche « en phase avec l’usage chinois ». Pour lui, il est dommage que les mets chinois soient délibérément adaptés au palais des Américains ; ils devraient, au contraire, conserver leur saveur authentique. Le cas échéant, la vraie cuisine chinoise pourrait donner au peuple américain l’envie de mieux comprendre la Chine, et ainsi servir de lien et de pont entre les deux cultures.
Comme chacun le sait, les abats ont tendance à couper l’appétit des Occidentaux, mais l’établissement Lao Sze Chuan suit résolument son mot d’ordre : l’authenticité. C’est pourquoi le ganbian feichang (intestins de porc pimenté) et le huobao yaohua (rognons de porc sautés) ont été traduits en anglais sur le menu. Lors de son interview par la critique gastronomique du Chicago Tribune Monica Eng, Hu Xiaojun a volontairement laissé la journaliste présenter fidèlement les ingrédients utilisés pour la préparation du ganbian feichang. Suite à la parution de cet article, contre toute attente, des Américains ont afflué dans cet établissement, afin de goûter ce plat.
à mesure que la Chine s’ouvre et que l’interconnexion entre les pays se renforce, les étrangers venant en Chine et les Chinois résidant à l’étranger sont toujours plus nombreux, et peu à peu, par leur intermédiaire, tout le monde découvre la cuisine du Sichuan. Zeng Feng, chef cuisinier du groupe Pan Pacific Hotel, a fait savoir qu’il y a 20 ans, il cherchait déjà à diffuser la cuisine du Sichuan à l’étranger, et que les locaux n’étaient pas emballés par les plats du Sichuan baignant dans l’huile pimentée. C’est pourquoi, à l’époque, il préparait le fuqi feipian selon un procédé plus sec, de manière à ce que les clients voient moins d’huile pimentée dans leur assiette. Mais dorénavant, la cuisine authentique du Sichuan est populaire et un grand nombre de gourmets apprécient son goût prononcé. Dans ce contexte, nul besoin d’ajuster le goût : il est préférable de s’en tenir à la tradition.
En 2017, le magazine américain GQ a publié le classement 2017 des meilleurs restaurants aux États-Unis par le critique gastronomique Brett Martin. Il a accordé le titre d’« Apéritif de l’année » au plat froid fuqi feipian, spécialité du restaurant de cuisine sichuanaise Pepper Twins à Houston. Petite anecdote : pour ne pas rebuter les Américains, le nom du plat fuqi feipian, qui signifie littéralement « tranches de poumon par le couple marié », a été adapté en Mr. & Mrs. Smith en anglais, en référence au film hollywoodien.
La cuisine sichuanaise, également très présente en Europe
En Europe, les restaurants servant de la cuisine sichuanaise authentique se multiplient. À Sheffield en Angleterre, China Red compte parmi les restaurants chinois les plus réputés. Le fuqi feipian, le huiguo rou et le shuizhu yu (poisson bouilli) que l’on y prépare sont relativement authentiques, tout comme le ganbian sijidou (haricots verts frits secs au piment) et le shao feichang (intestins de porc en soupe), qui sont extrêmement épicés. Et en général, les clients ne laissent rien dans leur assiette. Le joueur de football Sun Jihai était un habitué de ce restaurant lorsqu’il jouait encore au sein du club Sheffield United.
Au Royaume-Uni, il existe même une grande chaîne de restaurants spécialisée dans la cuisine du Sichuan, Han Dynasty, qui est implantée à Sheffield, Leicester, Bristol, Birmingham et Manchester. Renommée notamment pour son shuizhu niurou (bœuf bouilli), son xiangguo pianpian yu (filet de poisson grillé) ou encore son malatang (fondue sichuanaise), cette chaîne attire de nombreux convives à l’estomac bien accroché.
À Rome, en Italie, Tin House est le premier restaurant de cuisine sichuanaise à avoir ouvert ses portes dans la région. Et depuis, c’est également l’un des restaurants chinois les plus populaires. Cet établissement, décoré dans un style chinois, propose aussi bien des petites tables que des grandes pour ses événements. Il est fréquenté par des étudiants chinois et des Chinois d’outre-mer d’un certain âge, mais aussi des Occidentaux qui viennent goûter à cette cuisine. Il propose des plats comme le sichuan ganguo (poêlée sèche) ou le renqi mala xiaolongxia (langoustes épicées), ainsi que des suanlafen (nouilles aigres épicées), rarement au menu des restaurants chinois en Europe.
Des sondages ont révélé que la cuisine chinoise est devenue l’une des cuisines étrangères favorites des Italiens et leur premier choix quand il s’agit d’aller manger au restaurant. À ce propos, le chef du restaurant Tin House, M. Tan, estime effectivement que la nourriture chinoise prend son essor en Italie, surtout à Rome, où l’on trouve des restaurants chinois à tous les coins de rues. « J’espère ouvrir plusieurs succursales à Rome ou dans d’autres villes pour que de plus en plus de gens découvrent la cuisine authentique du Sichuan et en dégustent les spécialités. »
*WANG YUE, journaliste pour la revue Chengdu Culture.