Des visiteurs lors de la Conférence sur la science-fiction de Chine 2025, à Beijing, le 27 mars 2025
Quand on pense au cinéma ou aux séries chinoises, certains genres viennent spontanément à l’esprit, comme les drames historiques, les romances de guerre, les films de gangsters hongkongais ou encore les séries familiales du quotidien. Mais s’il y a un genre qu’on mentionne rarement, c’est la science-fiction (SF).
C’est pourtant sans doute là que se cache l’une des plus grandes surprises du paysage culturel chinois. Malgré une tradition littéraire ancienne et un essor technologique impressionnant, la SF reste peu associée à la Chine, surtout à l’international. Derrière cette discrétion se construit néanmoins un imaginaire ambitieux mêlant spéculation scientifique, héritage philosophique et vision cosmique.
Des automates anciens aux écrans oubliés
La SF moderne a explosé au cinéma à la fin du XXe siècle. En 1979, Alien de Ridley Scott a marqué un tournant. Suivent Blade Runner, Star Wars, E.T., Matrix, des œuvres majeures, visuellement marquées par l’Asie mais toujours racontées par l’Occident. L’Asie est souvent en arrière-plan, mais en est rarement la voix.
Aujourd’hui, cette voix s’affirme. Des créateurs chinois prennent en main le genre pour explorer leurs propres récits, nourris par des traditions culturelles millénaires, une pensée collective, et un rapport unique au futur.
Comme beaucoup, je pensais que la SF en Chine avait une histoire récente, popularisée par Le Problème à trois corps ou les films comme The Wandering Earth. Mais l’imagination spéculative existe en Chine depuis des siècles. Dès l’Antiquité, des mythes comme celui de Pangu, qui sépare le ciel de la terre, ou de Chang’e, qui s’envole vers la lune, témoignent déjà d’une fascination pour le cosmos, les transformations et les limites de l’humain. Mais c’est dans le Liezi, un texte taoïste du IIIe siècle, qu’apparaît un des récits les plus saisissants. On y raconte qu’un artisan du nom de Yan Shi présenta au roi un automate grandeur nature. L’homme mécanique bouge, parle, chante, et séduit. Pris de panique, le roi le fait démonter. À l’intérieur, on ne trouva aucun sort, juste du cuir, du bois, des engrenages. Ce n’était pas de la magie, juste une machine. Une créature artificielle pensée dans les termes de la technologie, pas du surnaturel.
Aujourd’hui encore, cet imaginaire perdure. Des récits anciens aux capsules lunaires de la mission Chang’e, des légendes cosmiques à la station spatiale Tiangong, la Chine nourrit sa SF d’un passé mythique et d’un présent scientifique. Une trajectoire continue, entre rêve et conquête.
Jusqu’à l’an 2000, la SF n’était pas un genre dominant dans le cinéma chinois. Ici et là, des films ont tenté, expérimenté, inventé, parfois maladroitement, parfois brillamment. Certains sont de véritables curiosités, d’autres de petites perles oubliées. Ces œuvres n’ont pas toujours été pensées comme de la SF à part entière. Parfois, elles relevaient de la satire, du conte technologique, du film pour enfants ou du cinéma d’auteur expérimental. Mais toutes, à leur manière, exploraient un conditionnel hypothétique, une idée fondamentale de la SF.
Un enfant est coiffé d’un casque VR lors de la Conférence sur la science-fiction de Chine 2025, à Beijing, le 29 mars 2025.
Du Problème à trois corps à The Wandering Earth
Durant mes trois années passées en Chine, la série Netflix Le Problème à trois corps m’a vraiment marqué. N’ayant pas lu le livre, je ne savais pas à quoi m’attendre. L’atmosphère plus que l’intrigue m’a frappé dès les premiers épisodes. La série ne fait pas dans le spectaculaire gratuit et installe une atmosphère étrange, presque inconfortable. On passe d’un jeu vidéo mystérieux à des équations impossibles à résoudre. Tout semble fragmenté, jusqu’à ce que tout s’assemble.
La série explore des thèmes vertigineux comme la physique théorique, le contact avec une civilisation extraterrestre, l’effondrement moral, la survie de l’humanité. Mais ce qui rend cette œuvre profondément chinoise, c’est sa vision du collectif, du sacrifice, du temps long. Ici, pas de héros solitaires en mission pour sauver le monde. On parle de calculs, de silence cosmique, de décisions douloureuses prises pour le bien d’un tout. Et ce « tout », c’est l’espèce humaine.
Ce que cette série raconte, c’est la vulnérabilité de notre monde face à l’inconnu. Et la façon dont la Chine, avec sa propre histoire, son rapport au pouvoir, à la mémoire et au savoir, répond à cette menace. C’est ce mélange de science dure, de tension métaphysique et de réflexion sur les civilisations qui rend l’expérience si unique.
Le film The Wandering Earth avait déjà attiré mon attention. Il était passé sur Netflix et je l’avais vu en France, un peu par hasard. Je ne savais pas encore que j’étais en train de découvrir l’un des plus grands succès de l’histoire du cinéma chinois.
Sorti en 2019 et réalisé par Frant Gwo, The Wandering Earth est tiré d’une nouvelle de Liu Cixin. Le synopsis est simple. Pour fuir une explosion solaire, l’humanité décide de déplacer la Terre hors de son orbite grâce à d’immenses propulseurs pour un voyage interstellaire de 2 500 ans.
La qualité technique du film est remarquable et les effets spéciaux sont impressionnants, au niveau d’Hollywood. Mais surtout, l’histoire ne repose pas sur un héros solitaire. Elle met en avant la solidarité, la coopération entre générations et nations, et surtout le sacrifice collectif pour sauver la planète, un thème profondément enraciné dans la culture chinoise.
Ce film a eu un succès phénoménal en Chine, rapportant plus de 690 millions de dollars au box-office national, devenant l’un des films les plus rentables de tous les temps dans le pays. Il a aussi attiré l’attention à l’international, et a posé des jalons, montrant que la Chine pouvait produire de la science-fiction à grand spectacle à sa manière. Sorti en 2023, The Wandering Earth 2 est tout aussi impressionnant au niveau de la qualité visuelle, du rythme, et de la tension dramatique.
Des passagers dans un autobus autonome à Guiyang (Guizhou), le 4 mai 2025
La Chine est déjà de la SF
On parle souvent de SF comme d’un futur à venir. Mais si ce futur existait déjà quelque part ? Si certains pays vivaient déjà dans ce que d’autres n’imaginent que dans les romans ou les films ? En Chine, ce sentiment est presque quotidien.
Dans les grandes villes comme Shenzhen, Hangzhou ou Shanghai, la technologie est déjà omniprésente. On paie avec la reconnaissance faciale, on scanne sa paume pour entrer dans le métro, on circule dans des taxis autonomes. Les lumières des gratte-ciel clignotent dans le brouillard artificiel comme dans Blade Runner, sauf que ce n’est pas un décor de cinéma.
À Hangzhou, le système City Brain d’Alibaba régule la circulation en temps réel. À Beijing, des stations de métro permettent déjà l’accès sans billet ni téléphone, uniquement via reconnaissance faciale. Dans les magasins, « Smile to Pay » remplace la carte bancaire.
En 2024, le modèle chinois DeepSeek a ébranlé le monde de l’intelligence artificielle pour se positionner en premier vrai concurrent sérieux de ChatGPT, un modèle qui a poussé tout le secteur à se remettre en question.
Et aujourd’hui ? On peut déjà l’utiliser automatiquement dans Baidu Maps pour demander « Que faire ce soir à Hangzhou ? » ou « Où dîner avec une jolie vue ? »
En matière d’IA, le studio HoYoverse prépare Whispers from the Star, un jeu de SF interactif où l’intelligence artificielle génère en temps réel les dialogues avec le joueur. On ne suit plus une histoire car on la co-écrit avec la machine.
Tout cela ne sort pas d’un film. C’est le quotidien de millions de personnes. La Chine écrit de la SF. Mais elle vit aussi déjà dans l’univers qu’elle raconte.
En Chine, la SF ne se lit pas seulement, elle s’apprend. À Beijing, l’Association pour les sciences et technologies forme de jeunes talents capables de combiner créativité, culture scientifique et innovation technologique. Si la SF aide à imaginer le monde de demain, alors il faut l’enseigner dès aujourd’hui. Dans les écoles, des ateliers mêlent robotique, narration et réflexion éthique. À la télévision, des séries comme Alien Guest at Lodge 42 font découvrir l’espace et les mystères de l’univers aux enfants avec humour et imagination. Plutôt que de considérer la SF comme un simple divertissement, la Chine l’utilise comme un outil éducatif. Un moyen de former des citoyens curieux, inventifs et prêts à penser autrement. Parce que le futur, ici, commence très tôt.
Un villageois retire ses médicaments via un système de reconnaissance faciale dans une clinique à Jiaozuo (Henan), le 18 août 2024.
Une autre manière de rêver
Quand j’étais enfant, on me parlait de Jules Verne, de Vingt mille lieues sous les mers, de fusées tirées depuis la Lune et de machines incroyables. Comme beaucoup, ma première image de la SF venait de France, d’Europe, d’un monde occidental qui imaginait l’avenir en langage de progrès et d’exploration.
Aujourd’hui, je vis en Chine. Et ici, tout va vite. Les boutiques ouvrent, ferment, réapparaissent ailleurs. Les tendances changent chaque semaine. J’apprends quelque chose de nouveau chaque jour, que ce soit une technologie, un mot, une coutume ou une façon de voir le monde. C’est un pays où l’on vit dans un futur perpétuel, en mouvement, en réinvention constante. Et pourtant, derrière cette accélération, il y a aussi une manière de penser le collectif, la mémoire, le temps long. Un rêve nourri à la fois d’intelligence artificielle et de légendes anciennes, d’orbites lunaires et de récits millénaires.
En 2025, Le Problème à trois corps a été publié en bande dessinée en français. À Lyon, le traducteur Gwennaël Gaffric enseigne la SF chinoise. À Paris, on relit Jules Verne à la lumière de Liu Cixin. Et si, désormais, l’imaginaire venait de l’Est ?
*ALEXANDRE GUÉRY est étudiant à l’Université Tsinghua.