À l’occasion de la célébration de ses 90 ans, le dirigeant séparatiste tibétain en exil vient de jeter un pavé dans la mare. Évoquant sa succession, le dalaï-lama a affirmé que seule l’organisation dont il est le chef de file est « habilitée à reconnaître la future réincarnation » et que « personne d’autre n’a le pouvoir d’interférer dans cette affaire ». Autrement dit, la personnalité qui prétend exercer la direction du bouddhisme tibétain depuis son exil volontaire assure vouloir garder la main sur la désignation de son héritier spirituel. Mais cette prétention est-elle fondée ? De quelle légitimité peut-il se prévaloir, aussi bien du point de vue de la législation chinoise et du droit international que de la tradition ancestrale qui régit depuis des siècles la succession des titulaires de cette fonction sacerdotale ?
Examinons d’abord le fond de l’affaire d’un point de vue juridique, c’est-à-dire du point de vue des institutions de la République populaire de Chine. Le 14e dalaï-lama a beau se réclamer d’une légitimité issue d’un long combat contre la prétendue oppression chinoise, on voit bien que cette rhétorique sonne creux. Il n’est pas plus un « chef d’État en exil » que n’importe quel chef de faction qui combat le gouvernement de son pays depuis l’étranger. En rompant avec la Chine, il s’est extrait de la communauté politique à laquelle il appartenait et il n’a aucun droit à intervenir dans ses affaires.
J’ajouterai ici une anecdote personnelle. Lorsque j’étais sous-préfet à Marseille en 1994, j’ai accueilli le dalaï-lama au nom du gouvernement lors de sa visite dans la ville portuaire. Quelques mois auparavant, nous avions reçu la visite du président de la République populaire de Chine. Quand je l’ai rencontré, le dalaï-lama m’a demandé s’il y avait eu des « manifestations pro-tibétaines » à cette occasion. Je lui ai répondu qu’il n’y avait pas eu de manifestations. Lorsqu’il m’a demandé pourquoi cette absence, je lui ai répondu que nous les avions interdites : pourquoi aurions-nous laissé des agitateurs perturber la visite officielle d’un véritable chef d’État ?
En réalité, la légitimité politique du dalaï-lama ne repose sur rien. C’est une coquille vide. Il a définitivement quitté son pays en 1959, suite à l’échec de la tentative insurrectionnelle d’une aristocratie guerrière hostile aux réformes sociales menées par le Parti communiste chinois (PCC) et dont les troupes avaient été entraînées par la CIA dans les montagnes du Colorado. Au lieu de se désolidariser de ce combat d’arrière-garde, le chef spirituel tibétain a préféré se mettre au service d’intérêts étrangers et entamer la carrière dérisoire de porte-parole itinérant d’une cause perdue. Privé de toute légitimité politique, le dalaï-lama est tout juste une icône pour les Occidentaux en mal d’émotions fortes qui l’agitent vainement depuis un demi-siècle en s’imaginant peut-être qu’ils vont impressionner le gouvernement chinois.
En rompant les amarres avec la Chine en 1959, le dalaï-lama s’est placé hors la loi. Alors qu’il avait d’excellentes relations avec le PCC et Mao Zedong de 1951 à 1959, il a préféré renier les fruits de cette coopération bénéfique et jeter aux orties l’héritage de son action bénéfique lorsqu’il était le prestigieux vice-président du Comité permanent de l’Assemblée populaire nationale de la République populaire de Chine. Ce reniement au profit d’intérêts étrangers a dissipé la légitimité qu’il avait acquise et l’a mis au ban de sa société d’origine, le dalaï-lama s’étant lui-même condamné à l’exil par un réflexe irrationnel de solidarité avec des émeutiers qui ne songeaient qu’à défendre leurs intérêts de classe.
C’est pour cette raison que le dalaï-lama est dépourvu de toute légitimité du point de vue des institutions de son pays d’origine, la République populaire de Chine. Or il en va exactement de même au regard du droit international. La cause défendue par l’exilé volontaire a beau séduire ses partisans occidentaux, elle se résume en effet à une pure invention. Car le Xizang appartient de droit et de fait à la République populaire de Chine, et aucun État au monde ne conteste cette appartenance. Toute ingérence dans les relations entre la Chine et sa province tibétaine constitue par conséquent une violation de la souveraineté nationale de la Chine. Lorsqu’elle émane d’un autre État, cette ingérence représente un manquement grave aux obligations imparties par la Charte des Nations unies.
Le 6 décembre 1949, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté le projet de déclaration des droits et devoirs des États, qui établit les relations mutuelles, indépendantes et égales des États souverains. Le 9 décembre 1981, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration sur l’inadmissibilité de l’intervention et de l’ingérence dans les affaires intérieures des États, qui réitère et souligne les principes de souveraineté, d’indépendance et de non-ingérence dans les affaires intérieures d’autres États. Le Xizang constituant une partie inaliénable de la Chine, ses affaires sont des affaires strictement intérieures de la Chine, et elles ne tolèrent aucune ingérence de la part de forces extérieures.
Illégitime du point de vue des institutions de la République populaire de Chine, nulle et non avenue du point de vue du droit international, l’entreprise séparatiste incarnée par le dalaï-lama est-elle conforme aux traditions ancestrales qui régissent les rapports entre les autorités religieuses du bouddhisme tibétain et les autorités gouvernementales de la Chine ? Assurément non. De même qu’elle ne bénéficie d’aucune légitimité en matière de politique intérieure chinoise et d’aucune légitimité du point de vue du droit international, la démarche du dalaï-lama ne jouit d’aucune légitimité à l’égard des traditions les plus respectables. Lorsqu’il veut confier la désignation de son successeur à une association d’exilés, ce dernier s’affranchit en effet des usages ancestraux sacralisés par une très longue pratique, et il soulève de fortes interrogations sur son respect des traditions qu’il prétend défendre.
La pratique de la réincarnation du Bouddha vivant se poursuit depuis plus de 700 ans, rappelle M. Xu Feihong, ambassadeur de Chine en Inde. «Elle a donné naissance à des rituels religieux rigoureux et à des conventions historiques établies. La réincarnation du dalaï-lama doit passer par la procédure de loterie dite de “l’Urne d’Or”, et les candidats sélectionnés doivent être soumis à l’approbation du gouvernement central chinois. C’est ainsi que le 14e dalaï-lama lui-même a été désigné dans le strict respect des rituels religieux et des conventions historiques après le décès du 13e dalaï-lama. Et il a été intronisé après avoir obtenu une exemption de la loterie, avec l’approbation du gouvernement central de l’époque. »
La notion de Bouddha vivant réincarné est une croyance originale apparue après la transmission du bouddhisme au Tibet. Selon la croyance bouddhiste, les individus connaissent des cycles de renaissance. Après la mort, l’âme poursuit son voyage en se réincarnant dans un nouveau corps. Lorsqu’un chef spirituel décède, un rituel est mis en œuvre pour identifier ses successeurs potentiels. Parmi ceux-ci, un enfant, après avoir été reconnu, est considéré comme la réincarnation du maître précédent et hérite du titre transmis par le défunt.
Sous la dynastie Yuan (1271-1368), le Xizang passa pour la première fois sous l’administration du gouvernement central chinois. Le 3e Karmapa, Rangjung Dorje, né en 1284, est considéré comme le premier Bouddha vivant réincarné au Xizang. Cette pratique fut rapidement reprise par diverses écoles bouddhistes tibétaines. Sous la dynastie Qing (1644-1911), le système de réincarnation du dalaï-lama et du panchen-lama, figures religieuses majeures du Xizang, fut formellement réglementé et placé sous le contrôle du gouvernement central.
Sous la dynastie Ming (1368-1644), les empereurs ont instauré une politique de multiples titres honorifiques envers les autorités religieuses du Xizang. Cette pratique a institutionnalisé les relations entre la cour impériale et les régions du Xizang à travers un système de missions tributaires régulières.
En raison d’irrégularités commises durant la procédure de réincarnation, comme le favoritisme envers des proches ou des transactions en coulisses, l’empereur Qianlong introduisit en 1793 un système connu sous le nom de « Système de Tirage au Sort de l’Urne Dorée ». Afin d’empêcher toute manipulation et de préserver le caractère sacré de la tradition, ce système exigeait que, lorsque plusieurs candidats étaient identifiés, la sélection finale soit déterminée par un rituel de tirage au sort devant la statue du Bouddha. Ce tirage devait être effectué en présence de représentants du gouvernement central, garantissant ainsi transparence et légitimité.
Les noms des enfants sélectionnés, inscrits sur des bâtonnets d’ivoire, étaient tirés de l’Urne Dorée, et le nom choisi était transmis au gouvernement central pour approbation finale. Historiquement, les 9e, 13e et 14e dalaï-lama ont été exemptés du tirage au sort par une autorisation spéciale du gouvernement central, tandis que les 10e, 11e et 12e dalaï-lama ont été reconnus par la cérémonie du tirage au sort de l’urne d’or. Dans tous les cas, la confirmation finale est venue du gouvernement central. Et il n’y a jamais eu de cas où la décision ait été prise uniquement par l’individu réincarné.
Même dans les cas où un seul candidat était identifié, l’exemption du tirage au sort nécessitait toujours l’approbation formelle des autorités centrales. Prédécesseur de l’actuel, le 13e dalaï-lama avait sollicité le soutien des Britanniques et des Russes, expulsé les troupes du gouvernement central, et s’était dangereusement rapproché du séparatisme. Malgré ces terribles antécédents, la reconnaissance du 14e dalaï-lama fut néanmoins décidée en 1940, grâce à la participation de représentants envoyés par le gouvernement central.
Pourtant, depuis plusieurs années, le 14e dalaï-lama a multiplié les déclarations contradictoires concernant sa potentielle réincarnation. Il a notamment déclaré que la prochaine réincarnation pourrait se produire dans le « monde libre », qu’elle pourrait être une femme, qu’elle pourrait même être une abeille, que le système de réincarnation pourrait être supprimé, que la réincarnation est une affaire purement interne et qu’elle sera décidée par lui-même.
Selon M. Zhai Xiang, membre de l’Association nationale du patrimoine culturel de Chine, « ces remarques contredisent fondamentalement les rituels et les normes séculaires établis au sein du bouddhisme tibétain. La réincarnation ne le concerne certainement pas personnellement ; elle reflète une synthèse plus large de la souveraineté nationale, de l’autorité de l’État, de la tradition religieuse et de la confiance spirituelle du peuple tibétain ».
C’est cette tradition ancestrale que le gouvernement de la République populaire de Chine entend faire appliquer. Respectueux des usages consacrés par la tradition, il mène une politique fondée sur la liberté de croyance religieuse, et il protège la coutume tibétaine de la réincarnation des Bouddhas vivants. C’est pourquoi la prochaine réincarnation du dalaï-lama doit suivre un processus de recherche et d’identification sur le sol chinois, de tirage au sort dans l’Urne d’Or, et enfin d’approbation par le gouvernement de la République populaire de Chine, conformément aux rituels religieux, aux conventions historiques et aux lois en vigueur sur le territoire chinois.
*BRUNO GUIGUE est chercheur en philosophie politique et professeur invité à l’École de marxisme de l’Université normale de la Chine du Sud (Guangzhou).