Évocation
de Mme Ione Krammer
LIU ZONGREN
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Mme Ione Krammer.
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APRES avoir terminé six ans
de service militaire, j'ai été démobilisé
en 1965, ai suivi quinze mois de recyclage avancé en
langue anglaise, puis ai été affecté
à la rédaction de la revue La Chine en construction
(aujourd'hui La Chine au présent). Installé
dans le coin d'un grand bureau, je m'exerçais quotidiennement
à dactylographier. À part moi, il y avait encore
cinq collègues chinois, deux experts des États-Unis
et une d'Angleterre. Je fis peu à peu la connaissance
de M. Israël Epstein, expert des États-Unis et
ami de Soong Ching Ling (Mme Sun Yat-sen, 1983-1981), membre
du groupe fondateur de la revue La Chine en construction,
de l'expert d'anglaise, Mme Elsie Fairfax-Cholmeley (l'épouse
de M. Epstein), issue d'une grande famille, ainsi que de l'autre
experte des États-Unis, Mme Ione Krammer.
Chaque jour, mes collègues étaient très
occupés : les Chinois s'adonnaient à la traduction
et les experts, à la révision et à la
correction. Dans notre bureau, la présence des experts
étrangers nous permettait d'échanger en anglais.
Bien que j'eusse appris cette langue pendant un certain temps,
je ne pouvais pratiquement pas former une phrase complète
et bien comprendre tout ce qu'ils disaient. Ces jours-là,
je me sentais abattu, seul et sans appui. Par ailleurs, devant
travailler avec autant d'étrangers sans trop de préparations,
j'étais complètement désorienté.
Notre Bureau d'édition des langues étrangères
avait une navette pour ces étrangers qui habitaient
à l'Hôtel de l'Amitié. À cette
époque-là, il n'y avait que des fonctionnaires
de l'échelon supérieur qui pouvaient bénéficier
de ce privilège. À mes yeux, tous ces étrangers
étaient des personnes mystérieuses et inaccessibles.
Un jour, Mme Krammer s'approcha de moi et me dit: " Nous
allons bavarder, êtes-vous d'accord ? "
" Comment ? " Étonné,
j'étais fort tendu et craignais que mes propos fassent
des accrocs à l'étiquette. Mme Krammer prit
une chaise et s'assit à mes côtés. "
M. Liu, vous devez oser pratiquer l'anglais ", dit-elle.
" Mais, mes études d'anglais ne sont pas à
la hauteur ", dis-je, tout en m'efforçant de prononcer
clairement tous les mots de ma réponse. " Alors,
ne vous faites pas de soucis, l'important est que vous fassiez
souvent des exercices. Quelle heure vous conviendrait ? Si
possible, arrivez une demi-heure plus tôt au bureau
et je vous aiderai à corriger votre prononciation anglaise.
" Bien évidemment, cela me convenait parfaitement.
C'est ainsi que des cours personnalisés commencèrent
le surlendemain. Le mari de Mme Krammer était professeur
à l'université Qinghua et la famille vivait
sur le campus de cette école supérieure. Avant
ce jour-là, elle se rendait de chez elle à l'Hôtel
de l'Amitié, à vélo, pour prendre la
navette des experts qui, pour la plupart, y habitaient. Mais
pour me donner des cours, elle fut obligée de faire
tout le trajet en vélo et de consacrer plus d'une heure
pour venir directement à notre unité. C'était
justement l'hiver et le vent glacé transperçait
jusqu'aux os ; même moi, un jeune cycliste, j'endurais
difficilement ce climat rigoureux.
Pour
élever mon niveau d'anglais, Mme Krammer élabora
beaucoup de plans. Toutefois, vu les troubles politiques,
tous ses plans tombèrent à l'eau. Vers 1970,
son mari fut considéré à tort comme un
espion. Impliquée dans cette affaire, Mme Krammer fut
assignée à résidence avec son mari. En
1978, ce couple fut réhabilité de cette erreur
judiciaire et Mme Krammer repris son travail à La
Chine en construction. À
cette époque, certaines personnes comme elle avaient
été des victimes; contrairement aux autres qui
en ont éprouvé du dépit, Mme Krammer
continua à envisager le travail et la vie de façon
sérieuse, comme auparavant. Elle travailla avec ardeur
à aider les jeunes traducteurs inexpérimentés
de son entourage, surtout moi. À ce moment-là,
je ne faisais que la correction des épreuves. Mme Krammer
continua à me donner des leçons d'anglais. Confiant
dans l'avenir, je cherchai par tous les moyens à élever
mon niveau professionnel. En 1980, je réussis l'examen
organisé par le gouvernement et eu la possibilité
de suivre deux ans d'études d'anglais aux États-Unis,
à titre de stagiaire. Grâce à nos efforts,
je suis finalement devenu un traducteur qualifié. Mme
Krammer me félicita chaleureusement de mes succès.
Je ne lui ai pas dit " merci ", car je savais qu'elle
ne voulait pas l'entendre.
En septembre 1955, Mme Krammer est arrivée à
Beijing en suivant son mari. En décembre de la même
année, elle travaillait à La Chine en construction.
Après 31 ans de services, elle a pris sa retraite en
1986, puis est retournée aux Etats-Unis.
Elle y habite avec son mari et ses deux fils. Elle est venue
en visite en Chine, il y a deux ans. Elle m'a alors invité
à dîner à l'Hôtel de l'Amitié.
Je savais que je devais l'inviter, mais je n'en fis rien,
car en dépit de mes 58 ans, je suis encore un élève
à ses yeux.
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