DÉCEMBRE  2002

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Littérature de la Chine ancienne

 

En Chine, la frontière entre l’histoire et la fiction semble inexistante. Si l’épopée n’y a pas pris forme, peut-être est-ce qu’à la différence des cours royales d’Occident où la geste des aïeux était transformée par les trouvères, la Chine, dès l’aube de sa littérature, a laissé les lettrés transformer le mythe en leçon d’histoire.  La mythologie ancienne était riche, mais il n’en reste aujourd’hui que ce que les philosophes ont sauvé pour illustrer leurs doctrines. Soumises à l’histoire et à la morale, les œuvres d’imagination ont mis des siècles pour conquérir leur indépendance.

La prépondérance de l’histoire

Les classiques préférés des Chinois.

Même après que des érudits comme Sima Qian eurent entrepris de séparer l’histoire de la mythologie, on vit croître, dans l’ombre des premières histoires dynastiques, des chroniques qui y puisaient leur substance, quitte à mêler le faux au vrai. Le roman se contentait d’enjoliver l’histoire et restait sous sa dépendance. Même les récits fantastiques qui fleurirent un peu plus tard  sous les Six Dynasties (222-589), ne passaient pas pour imaginaires à leur époque, selon Lu Xun ― le plus grand écrivain de la Chine moderne qui fut aussi le premier historien du roman. Car en cette période troublée, l’une des plus brillantes dans l’histoire des religions chinoises, l’épanouissement du taoïsme et du bouddhisme invitait à la méditation du monde surnaturel. De bons auteurs collectionnaient  les anecdotes, relevaient les prodiges des alchimistes, les métamorphoses des génies, les miracles des divinités bouddhiques, les apparitions des revenants. Ils furent les précurseurs du conte fantastique, l’une des formes du récit romanesque les plus vivaces en Chine.

Les hauts et les bas de la prose

Un autre genre d’avenir, l’étude de mœurs et la satire sociale, tire sa source à cette même époque des conversations et des joutes d’esprit où se réfugiaient les cercles intellectuels. Plusieurs recueils d’anecdotes nous ont conservé les observations ou les critiques qui faisaient le charme de ces cercles.

C’est à l’époque des Tang (618-907) que s’épanouit vraiment la prose romanesque. Les meilleurs lettrés cultivent alors l’art de la nouvelle. Les contes fantastiques sont désormais matière d’agrément et l’imagination des narrateurs se donne libre cours. On écrit aussi des biographies romancées ou des histoires d’amour, dont les héros romanesques revendiquent contre la société le droit de se choisir librement. Malheureusement cet apogée sera suivi d’un long déclin. Les lettrés des dynasties suivantes perdront la liberté d’inspiration et la vigueur des Tang, et il faudra attendre les Qing (1644-1911) pour que se produise « in extremis » un  dernier réveil de la nouvelle et du conte en langue écrite.

L’une des gloires de la dynastie des Song (960-1279) est d’avoir découvert un remède à la carence des lettrés et permis l’apparition du roman. Cette période, célèbre pour ses peintures, ses vases et ses poèmes raffinés, est aussi celle des conteurs publics. Non pas que la Chine ancienne n’ait pu avoir des conteurs de rues, mais nous ne connaissons un peu que ceux des Song qui se multiplièrent dans les villes prospères du sud et dont le répertoire se spécialisait dans les contes fantastiques, les récits historiques, les légendes, les histoires d’amour, les anecdotes pieuses, etc. Ces conteurs utilisaient des aide-mémoire rédigés en langue vulgaire qui ont fourni la trame des grands romans ultérieurs. À propos de leurs origines, les fameux manuscrits découverts au début du XXe siècle dans les grottes de Dunhuang (Gansu) nous ont appris qu’à la fin des Tang les missionnaires bouddhistes, qui s’adressaient à des illettrés, entreprirent de populariser leur message et adaptèrent en langue vulgaire les textes bouddhiques sacrés. Dans leurs prédications alternaient la prose et la poésie, le discours et le chant. Les manuscrits donnent non seulement le texte de certains de ces sermons, mais des imitations laïques qui en furent faites à des fins récréatives, tant cette technique avait de succès. Que l’art des prédicateurs bouddhistes ait suscité ou simplement stimulé celui des diseurs profanes, le genre connut une grande vogue sous les Song, au point que dès cette époque des aide-mémoire furent imprimés puis imités par les lettrés qui s’en amusaient. Le roman en langue vulgaire s’en inspira donc.

Les grands classiques du roman

Nous ne citerons ici que les plus célèbres de ces romans, ceux dont il existe une ou plusieurs traductions en Occident. Ces ouvrages ont été maintes fois remaniés selon le bon plaisir de leurs éditeurs successifs, et il est parfois impossible d’en découvrir sinon l’auteur du moins le principal compilateur, ni d’en déterminer le texte original.

Plusieurs grands romans ont une base historique, notamment le plus célèbre d’entre eux sinon le meilleur, le Roman des Trois Royaumes qui suit de près l’une des histoires dynastiques. Une foule de conteurs et de dramaturges avaient enrichi peu à peu la « geste » des Trois Royaumes. L’ouvrage est attribué à un auteur du XIVe siècle, mais il a subi depuis lors de profonds remaniements. Grand roman de guerre et d’aventure, il relate les luttes des héros du temps, les preux et les félons, les stratèges et les têtes brûlées. Chaque personnage incarne les vertus ou les vices d’un type simple. Dans un roman de la même époque, intitulé Au bord de l’eau, sont venues se fondre de multiples traditions et légendes. Les historiens ont gardé le souvenir d’une bande de brigands du XIIe siècle : l’imagination populaire et le roman ont fait d’eux des hors-la-loi de génie, des chevaliers errants, des redresseurs de torts. Dès la fin des Tang, les amateurs de récits fabuleux, d’épreuves surnaturelles et de magie avaient fait entrer dans la légende le pèlerin Xuan Zang, qui était allé chercher en Inde, au VIIe siècle, les écritures sacrées. Le Pèlerinage vers l’Ouest  est un roman du XVIe siècle,  un éblouissant enchaînement d’épisodes merveilleux, de métamorphoses et de combats contre les démons que le pèlerin traverse sans dommage grâce à l’aide de ses compagnons, dont un singe fameux. Avec les deux titres précédents, le Jin ping mei, qui date peut-être du XVIe siècle, forme une triade célèbre. Le héros de cette histoire, qui apparaît également dans le roman Au bord de l’eau, sombre dans une vie de plaisirs, de débauches et d’illégalités et porte malheur aux femmes qu’il approche, avant de succomber lui-même à une trop forte dose d’aphrodisiaque. Étude sombre et géniale de la vie privée et de la corruption de la haute classe, cet ouvrage mérite sa réputation pour de meilleures raisons que ses descriptions pornographiques, de mode à l’époque des Ming. Non moins remarquable, non moins original est le Rêve du Pavillon rouge écrit au XVIIIe siècle par deux auteurs dont le second prétendit achever l’œuvre du premier. Le jeune héros, fils d’une grande famille dont la fortune décline, grandit au milieu d’un essaim de jeunes filles. Dans la grande et luxueuse maison, l’auteur analyse avec une subtilité encore inconnue en Chine les joies et les tourments, les impulsions et les manœuvres de ces adolescents. L’œuvre a plu mais a tellement surpris qu’on lui  a cherché des clés ou du moins une portée satirique pouvant rendre compte d’un effort si nouveau. Dans une veine différente, le plus grand roman de satire sociale semble être la Forêt des lettrés du XVIIIe siècle, âpre dénonciation de l’hypocrisie et de la malhonnêteté des fonctionnaires-lettrés.

En dépit de son apparition tardive, le roman s’est développé en Chine dans plusieurs directions, avec autant de variété qu’en Occident. Le récit toutefois l’emporte en général sur l’analyse. L’étude en profondeur des caractères intéresse moins que la poésie des descriptions, la satire des mœurs, l’agencement de l’intrigue et les prouesses de l’invention dramatique. Il ne faut pas oublier les origines populaires du roman et que, jusqu’à la fin de l’empire, il fut considéré officiellement comme un genre mineur, exclu de la littérature.