
Une
question de mentalité
Lisa Carducci
Confucius toujours vivant
Le
Sheng Ren, défini par Confucius, n’a pas disparu malgré
la rapide évolution des dernières années. Le caractère chinois
est toujours profondément marqué par les qualités qui doivent
animer l’honnête homme oriental : la courtoisie, la justice,
l’intégrité, la maîtrise de soi, le respect de la parole donnée,
la loyauté, le juste milieu. Mais si ces qualités existent toujours
dans la pensée chinoise, elles ne se pratiquent plus de la même
façon aujourd’hui, et pour la nouvelle génération, elles n’ont
plus un impact aussi puissant.
C’est
par courtoisie qu’on doit conserver la maîtrise de soi. On ne
dit pas de but en blanc ce qu’on pense de tel hypocrite ou fanfaron.
Tout au plus (et encore, seulement les plus habiles et les plus
audacieux oseront) adoptera-t-on des formules tout à fait traditionnelles
qui consistent à piquer l’autre sans qu’il y paraisse, en faisant
semblant de parler d’un tiers. Ainsi le Chinois devra toujours paraître impassible et garder le
sourire.
Toujours
dans cet esprit, on évitera d’ennuyer ses semblables en leur racontant
déboires et malheurs. Il convient, par ailleurs, de respecter
une personne qui a des problèmes en la laissant seule dans son
silence. On ne doit pas chercher à la distraire ou solliciter
la confidence : c’est une théorie bien occidentale de vouloir
« aider » à tout prix celui qui souffre.
Les sentiments
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Décorer
l’appartement du professeur pour Noël, une façon de manifester
ses sentiments. |
Les
sentiments existent et cela suffit. Point n’est besoin d’en faire
étalage. Autrefois, on trouvait même inconvenant d’accrocher au
mur la photo de mariage; on la rangeait plutôt dans un tiroir.
Un
jeune homme m’écrivait un jour : « Les sentiments sont
faits comme les secrets, pour être gardés. Une fois sortis de
la bouche, ils deviennent tout de suite moins beaux. On dit qu’en
Chine, depuis la politique de réforme et d’ouverture, les gens
sont de plus en plus « ouverts ». Pourtant, la pièce
de théâtre que vous avez vue présente le point de vue traditionnel
dans le domaine de l’amour souvent chanté par les Chinois :
il vaut mieux souffrir soi-même pour le bonheur des autres que
d’obtenir le bonheur en faisant souffrir les autres. Notre peuple
sait tolérer la souffrance. » Cette opinion n’est pas exceptionnelle.
Souffrir en silence est une grande vertu chinoise.
Par
ignorance de la pensée chinoise, un Occidental aura plus d’une
occasion de commettre des impairs ou de poser des jugements erronés.
Ou encore, il en arrivera à détester la Chine sans trop savoir
pourquoi.
Des goûts et des couleurs…
…
on ne discute pas, enseigne le dicton. Quand je vois un spectacle,
je suis toujours frappée par l’audace des Chinois dans l’harmonisation
des couleurs. Nous, Occidentaux, n’oserions pas marier du lilas,
du rose et de l’orangé, le tout frangé de noir. Et pourtant, l’effet
est magnifique! Autant sur scène que dans la décoration des temples
anciens, on voit le bleu et le vert – dont on m’a appris dans
l’enfance qu’ils juraient quand on les plaçait côte à côte – se
tenir par la main sans que rien ne choque. Les Chinois aiment
en général les décorations très colorées.
Non
seulement les goûts mais la vision diffère. J’ai peint un tableau qui
est interprété de façon fort différente par les Chinois et par
les Occidentaux. Dans la peinture chinoise, un court poème accompagne
toujours l’image; donc les Chinois ont l’habitude de voir des
caractères sur un tableau, sans support physique, tandis que les
Occidentaux saisissent tout de suite que les trois caractères
d’écriture ont été tracés avec le doigt sur une vitre embuée.
Plus
d’une fois, dans mes premières années en Chine, je me suis fait
dire (à mon grand déplaisir, je l’avoue) : « C’est parce
que tu ne comprends pas notre mentalité », ou « Tu ne
connais pas la psychologie des Chinois ». Pourtant, il me
semblait m’être suffisamment ancrée parmi ce peuple, avoir assez
vécu leur vie et non celle des étrangers, à leur façon et selon
leur rythme, pour commencer à y voir clair. Était-ce de leur part
une sorte d’excuse pour ne pas avoir à s’expliquer? Ou pour préserver
leur traditionnelle réputation de nation insondable, mystérieuse
et secrète? Je ne saurais dire, car même lorsque je leur posais
la question, j’avais droit à un large sourire pour toute réponse.
La petite phrase venait spontanément sur leurs lèvres comme un
réflexe, à mon avis. Leur avait-on appris à s’en sortir de la
sorte dès qu’un étranger les abordait avec une idée différente
ou nouvelle?
Cependant,
j’ai eu droit à d’étonnantes consolations sur ce point. Un jeune
homme ne m’a-t-il pas dit un jour qu’il pensait que je n’étais
pas croyante parce que j’étais « tellement comme les Chinois »?
Et un autre, qui a traduit une de mes nouvelles dont il pensait
avoir mal saisi le sens tant le texte était dans l’esprit chinois,
m’écrira plus tard ce témoignage : « Vous me faites
des compliments que je ne mérite pas quand vous parlez du repas
que j’avais apprêté, chez vous, pour mes camarades qui avaient
donné du sang. Peut-être l’avez-vous oublié, mais c’est à partir
de ce jour que j’ai commencé à vous fréquenter réellement. Je
me rappellerai toujours le moment où vous vous êtes assise, silencieuse,
dans un coin, pour partager le repas avec nous. Vous étiez comme
nos mères chinoises, et cela m’a ému. À travers nos conversations
et la lecture de vos écrits, j’ai appris des choses que j’ignorais
sur mon propre pays alors que vous les aviez découvertes. »
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Les
peintures chinoises renferment toujours des caractères d’écriture
et parfois sont principalement constituées de caractères. |
La
pensée des Chinois est loin, parfois directement opposée à celle
des Occidentaux. La conception du monde et des rapports sociaux
est totalement différente; cela peut être à l’origine de diverses
méprises, d’incompréhensions et de frictions.
En
classe d’italien, nous lisions un texte où un fabricant d’électroménagers
en province délègue à Milan un représentant à une exposition de
nouveaux produits mis en marché. Afin de vérifier si les étudiants
avaient compris le contenu, je posai ensuite quelques questions,
dont la suivante : « La compagnie pour laquelle travaille
Carlo est-elle une compagnie d’envergure? » Je m’attendais
à une réponse affirmative, vu que cette entreprise était en mesure
de payer les frais de représentation, de jouer d’égal à égal et
de concurrencer les autres fabricants. Mais, à l’unanimité, les
étudiants dirent que non. Je demandai donc quels indices les avaient
conduits à ce jugement. « Si la compagnie était importante,
dit l’une, elle n’aurait pas besoin d’aller voir ce que font les
autres. Si on a besoin d’observer les autres, c’est qu’on n’est
pas sûr de soi. »
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Les
étudiants chinois vont souvent chez leurs professeurs étrangers
se divertir, causer ou faire une présentation en langue étrangère. |
Cette
interprétation des faits reflète bien la mentalité chinoise. Dans
les universités où enseignent des experts étrangers, ces derniers
sont considérés par les autorités comme des personnes ressources
compétentes et omniscientes. Croirait-on nous humilier en nous
invitant aux réunions pédagogiques pour discuter des problèmes
liés à la profession? Et Dieu sait combien nous aurions besoin,
nous aussi, d’échanger avec des collègues qui, en ce qui concerne
les étudiants chinois, en savent bien plus long que nous! Serait-ce
nous manquer de respect, considérer que nous ne sommes pas parfaits
et avons encore à apprendre? À moins qu’on ne craigne l’ingérence?
Tous égaux
Dans
le groupe, on ne doit pas se distinguer. J’ai déjà affiché le
nom d’une étudiante qui avait remporté un prix de poésie en Italie,
et la lettre aux lecteurs qu’un garçon avait écrite au China
Daily au nom de la classe, deux résultats de mon enseignement.
Aussitôt affichés, les papiers avaient disparu. Une autre fois,
une équipe de tournage de télévision a voulu interviewer quelques-uns
de mes étudiants; ils étaient cinq. Le premier a refusé de répondre
aux questions; ainsi ont fait les autres, par égard envers leur
camarade.
Les Chinois jouent toujours aux
modestes, par politesse. Bien mal vu serait celui qui les prendrait
au mot. Au fond, ils sont imbus d’eux-mêmes, et connaissent leur
pouvoir. Ne sont-ils pas les fils de l’Empire du Milieu?
(Extrait
de La Chine, telle que je la vis)