OCTOBRE  2002

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Une question de mentalité

 

Lisa Carducci

Confucius toujours vivant

Le Sheng Ren, défini par Confucius, n’a pas disparu malgré la rapide évolution des dernières années. Le caractère chinois est toujours profondément marqué par les qualités qui doivent animer l’honnête homme oriental : la courtoisie, la justice, l’intégrité, la maîtrise de soi, le respect de la parole donnée, la loyauté, le juste milieu. Mais si ces qualités existent toujours dans la pensée chinoise, elles ne se pratiquent plus de la même façon aujourd’hui, et pour la nouvelle génération, elles n’ont plus un impact aussi puissant.

C’est par courtoisie qu’on doit conserver la maîtrise de soi. On ne dit pas de but en blanc ce qu’on pense de tel hypocrite ou fanfaron. Tout au plus (et encore, seulement les plus habiles et les plus audacieux oseront) adoptera-t-on des formules tout à fait traditionnelles qui consistent à piquer l’autre sans qu’il y paraisse, en faisant semblant de parler d’un tiers.  Ainsi le Chinois devra toujours paraître impassible et garder le sourire.

Toujours dans cet esprit, on évitera d’ennuyer ses semblables en leur racontant déboires et malheurs. Il convient, par ailleurs, de respecter une personne qui a des problèmes en la laissant seule dans son silence. On ne doit pas chercher à la distraire ou solliciter la confidence : c’est une théorie bien occidentale de vouloir « aider » à tout prix celui qui souffre.

Les sentiments

Décorer l’appartement du professeur pour Noël, une façon de manifester ses sentiments.

Les sentiments existent et cela suffit. Point n’est besoin d’en faire étalage. Autrefois, on trouvait même inconvenant d’accrocher au mur la photo de mariage; on la rangeait plutôt dans un tiroir.

Un jeune homme m’écrivait un jour : « Les sentiments sont faits comme les secrets, pour être gardés. Une fois sortis de la bouche, ils deviennent tout de suite moins beaux. On dit qu’en Chine, depuis la politique de réforme et d’ouverture, les gens sont de plus en plus « ouverts ». Pourtant, la pièce de théâtre que vous avez vue présente le point de vue traditionnel dans le domaine de l’amour souvent chanté par les Chinois : il vaut mieux souffrir soi-même pour le bonheur des autres que d’obtenir le bonheur en faisant souffrir les autres. Notre peuple sait tolérer la souffrance. » Cette opinion n’est pas exceptionnelle. Souffrir en silence est une grande vertu chinoise.

Par ignorance de la pensée chinoise, un Occidental aura plus d’une occasion de commettre des impairs ou de poser des jugements erronés. Ou encore, il en arrivera à détester la Chine sans trop savoir pourquoi.

Des goûts et des couleurs…

… on ne discute pas, enseigne le dicton. Quand je vois un spectacle, je suis toujours frappée par l’audace des Chinois dans l’harmonisation des couleurs. Nous, Occidentaux, n’oserions pas marier du lilas, du rose et de l’orangé, le tout frangé de noir. Et pourtant, l’effet est magnifique! Autant sur scène que dans la décoration des temples anciens, on voit le bleu et le vert – dont on m’a appris dans l’enfance qu’ils juraient quand on les plaçait côte à côte – se tenir par la main sans que rien ne choque. Les Chinois aiment en général les décorations très colorées.

Non seulement les goûts mais la vision diffère. J’ai peint un tableau qui est interprété de façon fort différente par les Chinois et par les Occidentaux. Dans la peinture chinoise, un court poème accompagne toujours l’image; donc les Chinois ont l’habitude de voir des caractères sur un tableau, sans support physique, tandis que les Occidentaux saisissent tout de suite que les trois caractères d’écriture ont été tracés avec le doigt sur une vitre embuée.

Plus d’une fois, dans mes premières années en Chine, je me suis fait dire (à mon grand déplaisir, je l’avoue) : « C’est parce que tu ne comprends pas notre mentalité », ou « Tu ne connais pas la psychologie des Chinois ». Pourtant, il me semblait m’être suffisamment ancrée parmi ce peuple, avoir assez vécu leur vie et non celle des étrangers, à leur façon et selon leur rythme, pour commencer à y voir clair. Était-ce de leur part une sorte d’excuse pour ne pas avoir à s’expliquer? Ou pour préserver leur traditionnelle réputation de nation insondable, mystérieuse et secrète? Je ne saurais dire, car même lorsque je leur posais la question, j’avais droit à un large sourire pour toute réponse. La petite phrase venait spontanément sur leurs lèvres comme un réflexe, à mon avis. Leur avait-on appris à s’en sortir de la sorte dès qu’un étranger les abordait avec une idée différente ou nouvelle?

Cependant, j’ai eu droit à d’étonnantes consolations sur ce point. Un jeune homme ne m’a-t-il pas dit un jour qu’il pensait que je n’étais pas croyante parce que j’étais « tellement comme les Chinois »? Et un autre, qui a traduit une de mes nouvelles dont il pensait avoir mal saisi le sens tant le texte était dans l’esprit chinois, m’écrira plus tard ce témoignage : « Vous me faites des compliments que je ne mérite pas quand vous parlez du repas que j’avais apprêté, chez vous, pour mes camarades qui avaient donné du sang. Peut-être l’avez-vous oublié, mais c’est à partir de ce jour que j’ai commencé à vous fréquenter réellement. Je me rappellerai toujours le moment où vous vous êtes assise, silencieuse, dans un coin, pour partager le repas avec nous. Vous étiez comme nos mères chinoises, et cela m’a ému. À travers nos conversations et la lecture de vos écrits, j’ai appris des choses que j’ignorais sur mon propre pays alors que vous les aviez découvertes. »

Les peintures chinoises renferment toujours des caractères d’écriture et parfois sont principalement constituées de caractères.

La pensée des Chinois est loin, parfois directement opposée à celle des Occidentaux. La conception du monde et des rapports sociaux est totalement différente; cela peut être à l’origine de diverses méprises, d’incompréhensions et de frictions.

En classe d’italien, nous lisions un texte où un fabricant d’électroménagers en province délègue à Milan un représentant à une exposition de nouveaux produits mis en marché. Afin de vérifier si les étudiants avaient compris le contenu, je posai ensuite quelques questions, dont la suivante : « La compagnie pour laquelle travaille Carlo est-elle une compagnie d’envergure? » Je m’attendais à une réponse affirmative, vu que cette entreprise était en mesure de payer les frais de représentation, de jouer d’égal à égal et de concurrencer les autres fabricants. Mais, à l’unanimité, les étudiants dirent que non. Je demandai donc quels indices les avaient conduits à ce jugement. « Si la compagnie était importante, dit l’une, elle n’aurait pas besoin d’aller voir ce que font les autres. Si on a besoin d’observer les autres, c’est qu’on n’est pas sûr de soi. »

Les étudiants chinois vont souvent chez leurs professeurs étrangers se divertir, causer ou faire une présentation en langue étrangère.

Cette interprétation des faits reflète bien la mentalité chinoise. Dans les universités où enseignent des experts étrangers, ces derniers sont considérés par les autorités comme des personnes ressources compétentes et omniscientes. Croirait-on nous humilier en nous invitant aux réunions pédagogiques pour discuter des problèmes liés à la profession? Et Dieu sait combien nous aurions besoin, nous aussi, d’échanger avec des collègues qui, en ce qui concerne les étudiants chinois, en savent bien plus long que nous! Serait-ce nous manquer de respect, considérer que nous ne sommes pas parfaits et avons encore à apprendre? À moins qu’on ne craigne l’ingérence?

Tous égaux

Dans le groupe, on ne doit pas se distinguer. J’ai déjà affiché le nom d’une étudiante qui avait remporté un prix de poésie en Italie, et la lettre aux lecteurs qu’un garçon avait écrite au China Daily au nom de la classe, deux résultats de mon enseignement. Aussitôt affichés, les papiers avaient disparu. Une autre fois, une équipe de tournage de télévision a voulu interviewer quelques-uns de mes étudiants; ils étaient cinq. Le premier a refusé de répondre aux questions; ainsi ont fait les autres, par égard envers leur camarade.

Les Chinois jouent toujours aux modestes, par politesse. Bien mal vu serait celui qui les prendrait au mot. Au fond, ils sont imbus d’eux-mêmes, et connaissent leur pouvoir. Ne sont-ils pas les fils de l’Empire du Milieu?

(Extrait de La Chine, telle que je la vis)