OCTOBRE  2002

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

L’émancipation féminine à la chinoise

LOUISE CADIEUX

Les histoires et les faits sur les pratiques féodales de l’ancienne Chine ne manquent pas – concubines, pratique des pieds bandés, mariage arrangé, etc.,-- mais ce qui est moins fréquent, ce sont les histoires héroïques, mais vraies, de femmes qui ont su s’émanciper dans une société où elles occupaient un rôle de second plan. En créant un langage secret,  le « nü shu » (écriture féminine,  un groupe de femmes yao du Hunan se sont donné, jadis, un outil de communication bien à elles, sans que leurs hommes en soient le moindrement informés. Une belle histoire d’émancipation féminine à la chinoise.

Yang Huanyi, une des dernières femmes à maîtriser le nü shu.

C’EST dans un district reculé du Hunan, Jiangyong, que cette histoire aurait vu le jour. Dès les Tang (618-907), dans certains endroits, des hommes avaient commencé à bannir l’accès des pièces situées à l’étage supérieur de la maison à leurs femmes et leurs filles. Au fil des ans, pour discuter de leur pénible situation, des femmes auraient donc créé un tout nouveau langage bien à elles. La forme parlée ressemblait étroitement au dialecte hunanais local et était intelligible par les hommes. Toutefois, sous sa forme écrite, ce langage était carrément indépendant et impénétrable afin d’incarner l’esprit de liberté et d’égalité de ces femmes. Aujourd’hui, quatre femmes seulement peuvent encore parler cette langue, témoin historique de la vie difficile des femmes dans la société traditionnelle, mais également de leur détermination à prendre leur place. 

Il existe aussi d’autres explications sur les débuts de ce langage, puisque les origines précises restent floues. Certaines parlent d’une concubine impériale, du nom de Hu Yuxin, qui se serait trouvée tellement seule dans le palais, mais aussi tellement craintive d’être la cause du déshonneur de l’empereur en écrivant chez elle pour exprimer son désarroi, qu’elle aurait brodé ses sentiments sur un tissu et l’aurait envoyé à ses sœurs. Quelles que soient les variations sur ce thème, toutes ont un point commun : une jeune fille douée aurait créé ce langage.

Des hiéroglyphes chinois

Ce langage possède un alphabet de 600 caractères basés sur les caractères chinois simplifiés. Les mots ayant la même prononciation utilisent le même caractère, ce qui réduit le nombre des caractères, et les significations sémantiques ont été remplacées par des significations syllabiques.  Les caractères qu’étudiaient les hommes ont probablement été mémorisés par les filles et les sœurs de ces hommes. L’écriture n’a jamais été codifiée ou officialisée. Comme l’usage de cette écriture n’a jamais été uniformisée, un certain arbitraire y règne.

Ce langage a d’abord été associé à la pratique des « missives du troisième jour », des livrets offerts à la future mariée par sa mère et ses sœurs et contenant des chants et des poèmes qui exprimaient les regrets de la séparation et des souhaits de bonheur. Puis, on s’en est servi sur des éventails, divers tissus ou des carnets de notes. Selon le professeur Zhao Liming de l’université Qinghua de Beijing, certaines personnes croient que ce sont les mères qui auraient enseigné ce langage à leurs filles, mais cela n’aurait pas toujours été le cas.  Il était souvent transmis d’une grand-mère à sa petite-fille par l’entremise des activités quotidiennes ou enseigné par un tuteur. De nombreuses femmes qui maîtrisaient ce langage étaient cultivées et bien éduquées, ce qui aurait facilité l’embauche de tuteurs en nü shu pour les petites filles. Cette personne enseignait des chants enfantins, la broderie et l’écriture des quelque 600 caractères. Quatre ou cinq familles s’organisaient pour regrouper leurs filles qui étudiaient ensemble cette écriture, ce qui a fourni à de nombreuses femmes locales une source de revenus et d’indépendance.

Pourquoi cet esprit d’indépendance dans un bled si reculé?

Sur les raisons pour lesquelles un endroit comme Jiangyong a donné naissance à ce mouvement d’émancipation féminine, à une époque où les valeurs confucéennes patriarcales occupaient le haut du pavé, on ne peut que spéculer. Selon le professeur Zhao, la géographie de la région fournirait une partie de l’explication : Jiangyong est au carrefour du Hunan, de la région autonome zhuang du Guangxi et du Guangdong. Cela veut dire que diverses influences culturelles s’y rencontraient, ce qui a pu favoriser le changement. La confluence à Jiangyong du Yangtsé, venant du nord, et de la rivière des Perles, venant du Sud, y a apporté les cultures ethniques, ce qui signifie qu’à la fin de la dynastie des Ming et au début de la dynastie des Qing, la région est devenue le pôle d’attraction de la résistance du sud aux tendances confucéennes du Nord. L’empereur s’est alors servi de la région comme base militaire, ce qui a forcé les femmes yao à fuir dans les montagnes. La nouvelle société fut un choc pour les Yao dont les femmes avaient toujours refusé d’adopter la pratique des pieds bandés et qui avaient jusqu’alors mené une vie relativement bien intégrée avec celle des hommes. Les femmes choisissaient souvent leur époux en chantant, ce qui s’opposait à la culture han introduite alors, selon laquelle il valait mieux avoir un chien qu’une fille, puisqu’un chien veillera sur la maison, mais une fille la quittera…

La région était également exceptionnellement fertile et le travail des femmes n’était pas nécessaire aux champs. Cette situation a donc créé une division du travail au sein de laquelle les femmes s’adonnaient à l’artisanat. Très souvent, les femmes se rassemblaient dans une maison, bavardaient et chantaient, tout en faisant des ouvrages à l’aiguille. Peu à peu, ces réunions auraient pris l’aspect d’organisations féminines. Toutefois, il n’y a jamais eu d’ « initiation » ou de cérémonie officielle d’introduction : seule l’écriture de lettres suffisait.

Un transfert de main à main

Chaque organisation comprenait environ quatre à six femmes; celles-ci cherchaient des futurs conjoints pour leurs filles en bas âge, choisissaient des fillettes de même rang social pour jouer ensemble, lesquelles communiqueraient plus tard entre elles par le nü shu, surtout lorsqu’elles quitteraient leur village pour aller vivre dans celui de leur mari.   Le sentiment de solitude vécu par ces femmes a souvent aiguillonné une vive conscience politique. Toujours selon le professeur Zhao, dans certains écrits de ces femmes, on peut lire : «  Les règlements de l’empereur ne sont  pas bons » ou «  Comment pourrions-nous nous sauver des forces japonaises alors que nos pieds sont bandés? » Cependant, ces propos étaient bien davantage des opinions que des incitations à l’action, une forme d’exutoire. On y incorporait aussi des anecdotes, tout comme des sujets chauds de l’époque, comme la rébellion des Taiping et la guerre anti-japonaise.

Ces écrits circulaient entre les femmes lors des rares occasions où elles pouvaient sortir de leur demeure, pour aller visiter des temples, par exemple. Les femmes utilisaient le nü shu pour écrire leurs prières aux dieux, et elles laissaient ces écrits en offrandes dans les temples. D’autres femmes les prendraient ensuite et y ajouteraient d’autres caractères. Il semble que les hommes furent inconscients des activités qui se passaient parmi eux. Ils n’auraient jamais réalisé la nature de ces écrits ni le fait qu’ils eussent pu être dangereux pour eux, puisqu’ils considéraient que ce que faisaient les femmes n’était pas très important. Pour leur part, les femmes considéraient ce langage comme une manière de prouver leur égalité avec les hommes, d’avoir un langage bien à elles puisque les hommes avaient le leur. Étant donné que les hommes apprenaient le nan shu (écriture masculine) et que les filles étaient exclues de cet apprentissage, elles ont décidé d’apprendre le nü shu à la place. Cette « confrérie » féminine a engendré des effets inattendus, entre autres, un taux de suicide très faible parmi les femmes de la région. Selon le professeur Zhao, ceci serait directement lié au nü shu. Les femmes étaient encouragées à s’exprimer par ce langage et à partager leurs difficultés. La vie en était plus facile. C’était une forme de thérapie. Une ligne d’un nü shu exprime bien ce fait : « Près d’un puits, quelqu’un n’aura pas soif, près d’une sœur, quelqu’un ne se découragera pas. » Et pourtant, les causes de désespoir ne manquaient pas : violence domestique, marche forcée avec pieds bandés, etc.

La découverte de ces écrits clandestins

Ce n’est qu’aux environs de 1930 que le nü shu fut découvert. Zhou Shuoyi, un officiel du bureau de la culture du district de Jiangyong, découvrit des écrits nü shu dans les papiers de son père. Il tenta d’y intéresser les autorités locales dans les années 50, mais il n’y réussit point. Puis, ce fut la révolution culturelle, et ce n’est qu’après cette période qu’il a pu vraiment se mettre à l’étude de ces écrits.  Un fait divers, qui s’est passé dans les années 50 au Hunan, a aussi fait resurgir cette écriture. Un jour, des officiers de police ont découvert une femme blessée  à la gare de Shaoyang et étaient incapables de déchiffrer l’écriture sur les papiers qu’elle portait sur elle. On l’a alors suspectée d’être une espionne.  Selon les dires du professeur Zhao, durant la révolution culturelle, des livres en nü shu furent brûlés, voire même des femmes, car elles étaient censées représenter les superstitions féodales. En fait, ce sont ces femmes qui étaient d’avant-garde, non la société.

Il n’y a aucune évidence d’une quelconque participation masculine dans la transmission du shu, ce qui en fait un langage unique qui offre un aperçu du monde intime des femmes de cette époque. Selon le chercheur en littérature chinoise Ji Xianlin, le nü shu est une manifestation de l’esprit chinois. Dans l’ancienne société, les gens étaient exploités et n’avaient pas le droit à l’éducation. Les femmes ressemblaient à des esclaves et certaines n’avaient même pas le droit d’avoir leur propre nom. Il faut donc essayer d’imaginer la persévérance dont elles ont dû faire preuve pour créer cette calligraphie. Malheureusement, avec la société moderne, le nü shu est en train de s’éteindre, sauf comme attrait touristique.

Les informations contenues dans ce texte ont été tirées d’un article sur le sujet paru dans l’hebdomadaire Beijing Week End.