L’émancipation
féminine à la chinoise
LOUISE CADIEUX
Les
histoires et les faits sur les pratiques féodales de l’ancienne
Chine ne manquent pas – concubines, pratique des pieds bandés,
mariage arrangé, etc.,-- mais ce qui est moins fréquent, ce sont
les histoires héroïques, mais vraies, de femmes qui ont su s’émanciper
dans une société où elles occupaient un rôle de second plan. En
créant un langage secret, le
« nü shu » (écriture féminine, un groupe de femmes yao du Hunan se sont donné, jadis, un outil
de communication bien à elles, sans que leurs hommes en soient
le moindrement informés. Une belle histoire d’émancipation féminine
à la chinoise.
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Yang
Huanyi, une des dernières femmes à maîtriser le nü shu. |
C’EST
dans un district reculé du Hunan, Jiangyong, que cette histoire
aurait vu le jour. Dès les Tang (618-907), dans certains endroits,
des hommes avaient commencé à bannir l’accès des pièces situées
à l’étage supérieur de la maison à leurs femmes et leurs filles.
Au fil des ans, pour discuter de leur pénible situation, des femmes
auraient donc créé un tout nouveau langage bien à elles. La forme
parlée ressemblait étroitement au dialecte hunanais local et était
intelligible par les hommes. Toutefois, sous sa forme écrite,
ce langage était carrément indépendant et impénétrable afin d’incarner
l’esprit de liberté et d’égalité de ces femmes. Aujourd’hui, quatre
femmes seulement peuvent encore parler cette langue, témoin historique
de la vie difficile des femmes dans la société traditionnelle,
mais également de leur détermination à prendre leur place.
Il
existe aussi d’autres explications sur les débuts de ce langage,
puisque les origines précises restent floues. Certaines parlent
d’une concubine impériale, du nom de Hu Yuxin, qui se serait trouvée
tellement seule dans le palais, mais aussi tellement craintive
d’être la cause du déshonneur de l’empereur en écrivant chez elle
pour exprimer son désarroi, qu’elle aurait brodé ses sentiments
sur un tissu et l’aurait envoyé à ses sœurs. Quelles que soient
les variations sur ce thème, toutes ont un point commun :
une jeune fille douée aurait créé ce langage.
Des
hiéroglyphes chinois
Ce
langage possède un alphabet de 600 caractères basés sur les caractères
chinois simplifiés. Les mots ayant la même prononciation utilisent
le même caractère, ce qui réduit le nombre des caractères, et
les significations sémantiques ont été remplacées par des significations
syllabiques. Les caractères qu’étudiaient les hommes ont
probablement été mémorisés par les filles et les sœurs de ces
hommes. L’écriture n’a jamais été codifiée ou officialisée. Comme
l’usage de cette écriture n’a jamais été uniformisée, un certain
arbitraire y règne.
Ce
langage a d’abord été associé à la pratique des « missives
du troisième jour », des livrets offerts à la future mariée
par sa mère et ses sœurs et contenant des chants et des poèmes
qui exprimaient les regrets de la séparation et des souhaits de
bonheur. Puis, on s’en est servi sur des éventails, divers tissus
ou des carnets de notes. Selon le professeur Zhao Liming de l’université
Qinghua de Beijing, certaines personnes croient que ce sont les
mères qui auraient enseigné ce langage à leurs filles, mais cela
n’aurait pas toujours été le cas.
Il était souvent transmis d’une grand-mère à sa petite-fille
par l’entremise des activités quotidiennes ou enseigné par un
tuteur. De nombreuses femmes qui maîtrisaient ce langage étaient
cultivées et bien éduquées, ce qui aurait facilité l’embauche
de tuteurs en nü shu pour les petites filles. Cette personne
enseignait des chants enfantins, la broderie et l’écriture des
quelque 600 caractères. Quatre ou cinq familles s’organisaient
pour regrouper leurs filles qui étudiaient ensemble cette écriture,
ce qui a fourni à de nombreuses femmes locales une source de revenus
et d’indépendance.
Pourquoi
cet esprit d’indépendance dans un bled si reculé?
Sur
les raisons pour lesquelles un endroit comme Jiangyong a donné
naissance à ce mouvement d’émancipation féminine, à une époque
où les valeurs confucéennes patriarcales occupaient le haut du
pavé, on ne peut que spéculer. Selon le professeur Zhao, la géographie
de la région fournirait une partie de l’explication : Jiangyong
est au carrefour du Hunan, de la région autonome zhuang du Guangxi
et du Guangdong. Cela veut dire que diverses influences culturelles
s’y rencontraient, ce qui a pu favoriser le changement. La confluence
à Jiangyong du Yangtsé, venant du nord, et de la rivière des Perles,
venant du Sud, y a apporté les cultures ethniques, ce qui signifie
qu’à la fin de la dynastie des Ming et au début de la dynastie
des Qing, la région est devenue le pôle d’attraction de la résistance
du sud aux tendances confucéennes du Nord. L’empereur s’est alors
servi de la région comme base militaire, ce qui a forcé les femmes
yao à fuir dans les montagnes. La nouvelle société fut un choc
pour les Yao dont les femmes avaient toujours refusé d’adopter
la pratique des pieds bandés et qui avaient jusqu’alors mené une
vie relativement bien intégrée avec celle des hommes. Les femmes
choisissaient souvent leur époux en chantant, ce qui s’opposait
à la culture han introduite alors, selon laquelle il valait mieux
avoir un chien qu’une fille, puisqu’un chien veillera sur la maison,
mais une fille la quittera…
La
région était également exceptionnellement fertile et le travail
des femmes n’était pas nécessaire aux champs. Cette situation
a donc créé une division du travail au sein de laquelle les femmes
s’adonnaient à l’artisanat. Très souvent, les femmes se rassemblaient
dans une maison, bavardaient et chantaient, tout en faisant des
ouvrages à l’aiguille. Peu à peu, ces réunions auraient pris l’aspect
d’organisations féminines. Toutefois, il n’y a jamais eu d’ « initiation »
ou de cérémonie officielle d’introduction : seule l’écriture
de lettres suffisait.
Un
transfert de main à main
Chaque
organisation comprenait environ quatre à six femmes; celles-ci
cherchaient des futurs conjoints pour leurs filles en bas âge,
choisissaient des fillettes de même rang social pour jouer ensemble,
lesquelles communiqueraient plus tard entre elles par le nü
shu, surtout lorsqu’elles quitteraient leur village pour aller
vivre dans celui de leur mari. Le sentiment de solitude vécu par ces femmes a souvent aiguillonné
une vive conscience politique. Toujours selon le professeur Zhao,
dans certains écrits de ces femmes, on peut lire : «
Les règlements de l’empereur ne sont
pas bons » ou « Comment pourrions-nous nous
sauver des forces japonaises alors que nos pieds sont bandés? »
Cependant, ces propos étaient bien davantage des opinions que
des incitations à l’action, une forme d’exutoire. On y incorporait
aussi des anecdotes, tout comme des sujets chauds de l’époque,
comme la rébellion des Taiping et la guerre anti-japonaise.
Ces
écrits circulaient entre les femmes lors des rares occasions où
elles pouvaient sortir de leur demeure, pour aller visiter des
temples, par exemple. Les femmes utilisaient le nü shu
pour écrire leurs prières aux dieux, et elles laissaient ces écrits
en offrandes dans les temples. D’autres femmes les prendraient
ensuite et y ajouteraient d’autres caractères. Il semble que les
hommes furent inconscients des activités qui se passaient parmi
eux. Ils n’auraient jamais réalisé la nature de ces écrits ni
le fait qu’ils eussent pu être dangereux pour eux, puisqu’ils
considéraient que ce que faisaient les femmes n’était pas très
important. Pour leur part, les femmes considéraient ce langage
comme une manière de prouver leur égalité avec les hommes, d’avoir
un langage bien à elles puisque les hommes avaient le leur. Étant
donné que les hommes apprenaient le nan shu (écriture masculine)
et que les filles étaient exclues de cet apprentissage, elles
ont décidé d’apprendre le nü shu à la place. Cette « confrérie »
féminine a engendré des effets inattendus, entre autres, un taux
de suicide très faible parmi les femmes de la région. Selon le
professeur Zhao, ceci serait directement lié au nü shu.
Les femmes étaient encouragées à s’exprimer par ce langage et
à partager leurs difficultés. La vie en était plus facile. C’était
une forme de thérapie. Une ligne d’un nü shu exprime bien
ce fait : « Près d’un puits, quelqu’un n’aura pas soif,
près d’une sœur, quelqu’un ne se découragera pas. » Et pourtant,
les causes de désespoir ne manquaient pas : violence domestique,
marche forcée avec pieds bandés, etc.
La
découverte de ces écrits clandestins
Ce
n’est qu’aux environs de 1930 que le nü shu fut découvert.
Zhou Shuoyi, un officiel du bureau de la culture du district de
Jiangyong, découvrit des écrits nü shu dans les papiers
de son père. Il tenta d’y intéresser les autorités locales dans
les années 50, mais il n’y réussit point. Puis, ce fut la révolution
culturelle, et ce n’est qu’après cette période qu’il a pu vraiment
se mettre à l’étude de ces écrits.
Un fait divers, qui s’est passé dans les années 50 au Hunan,
a aussi fait resurgir cette écriture. Un jour, des officiers de
police ont découvert une femme blessée
à la gare de Shaoyang et étaient incapables de déchiffrer
l’écriture sur les papiers qu’elle portait sur elle. On l’a alors
suspectée d’être une espionne. Selon les dires du professeur Zhao, durant la révolution culturelle,
des livres en nü shu furent brûlés, voire même des femmes,
car elles étaient censées représenter les superstitions féodales.
En fait, ce sont ces femmes qui étaient d’avant-garde, non la
société.
Il
n’y a aucune évidence d’une quelconque participation masculine
dans la transmission du nü shu, ce qui en fait un
langage unique qui offre un aperçu du monde intime des femmes
de cette époque. Selon le chercheur en littérature chinoise Ji
Xianlin, le nü shu est une manifestation de l’esprit chinois.
Dans l’ancienne société, les gens étaient exploités et n’avaient
pas le droit à l’éducation. Les femmes ressemblaient à des esclaves
et certaines n’avaient même pas le droit d’avoir leur propre nom.
Il faut donc essayer d’imaginer la persévérance dont elles ont
dû faire preuve pour créer cette calligraphie. Malheureusement,
avec la société moderne, le nü shu est en train de s’éteindre,
sauf comme attrait touristique.
Les
informations contenues dans ce texte ont été tirées d’un article
sur le sujet paru dans l’hebdomadaire Beijing Week End.