AOÛT  2002

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Atomes crochus

ALEXIS VANNIER

Ling Ao, sœur jumelle de la centrale de la baie Daya.

La centrale nucléaire de Ling Ao vient d'être inaugurée dans la province du  Guangdong. Comme sa grande sœur de la baie Daya, en service depuis 1994, elle est le fruit d'une étroite collaboration entre la France et la Chine dans le domaine nucléaire.

IL y a quelques années, une publicité de la compagnie française d'électricité EDF  (Electricité de France) montrait un appareil électrique et précisait : « Ceci n'est pas une perceuse (ou une guitare ou une ampoule…) électrique, mais nucléaire ». Pour surprenante qu'elle fût, cette publicité résumait bien la situation énergétique de la France où 75 % de l'électricité est d'origine nucléaire, un record mondial. En effet, sans pétrole, pauvre en gaz et en charbon, le seul moyen pour la France d'assurer son indépendance énergétique était le recours à l'atome d'uranium, ce qui en fait aujourd'hui un acteur incontournable sur la scène nucléaire mondiale.

La situation de la Chine est très différente, puisque celle-ci est littéralement assise sur une montagne de charbon et n'est donc pas confrontée aux mêmes problèmes d'indépendance énergétique que la France. Aujourd'hui, c'est ce charbon qui donne son énergie à la Chine et la situation ne devrait pas changer dans les décennies, voire les siècles à venir : les réserves estimées devraient permettre de chauffer, éclairer et faire tourner la Chine pour les deux à trois prochains siècles ! Aujourd'hui, le charbon représente ainsi les deux tiers de la consommation d'énergie primaire du pays. Quant à l'électricité, 82 % est d'origine thermique, 95 % de ces 82 % provenant du charbon. Dix-sept pour cent de l'électricité produite en Chine est d'origine hydraulique, cette part devant augmenter avec la mise en service, à partir de l'an prochain, du barrage des Trois Gorges. Le nucléaire (1,3 % de l'électricité produite) et les autres formes de production d'électricité restent donc très marginales. Mais cela ne veut pourtant pas dire que le nucléaire n'ait pas sa place en Chine.

Le Xe Plan quinquennal précisait que ce secteur serait développé de manière « appropriée ». En effet, le nucléaire répond à plusieurs impératifs: des capacités de production importantes, une énergie propre, puisqu'il n'y pas d'émissions de gaz à effet de serre – les déchets nucléaires, à défaut de pouvoir être traités peuvent en tout cas être stockés de manière sûre sur une très longue période – et un coût, hors investissement, extrêmement compétitif. Enfin, il peut répondre aux besoins des régions fortement consommatrices d'électricité (la bande côtière chinoise) mais dépourvues de sources d'énergie. Tout cela explique que la Chine se soit lancée dans un programme nucléaire dans lequel la France, par ses entreprises comme EDF mais aussi Framatome et Alstom (constructeurs) ou la Cogéma (combustibles) est très présente.

La collaboration franco-chinoise dans le domaine du nucléaire est ancienne. Elle remonte aux années 80 et, pendant ces années, les autorités chinoises ont pu étudier et apprécier le fonctionnement du nucléaire en France. Aussi, lorsqu'il a été décidé de construire une centrale nucléaire dans le Guangdong, sur le site enchanteur de la baie Daya, c'est tout naturellement vers les Français que se sont tournées les autorités chinoises. Aujourd'hui, les deux tranches de cet ouvrage fonctionnent parfaitement et leurs sœurs jumelles de Ling Ao, à 1,2 km de là, viennent d'être inaugurées, symboles éclatant du succès de cette collaboration.

L'élève a dépassé le maître

La centrale de la baie Daya, une coopération franco-chinoise de la première heure.

« Il existe cependant une différence fondamentale entre les deux ouvrages, explique Pierre Gest, directeur général de l'entreprise d'ingénierie d'EDF en Chine. Pour la baie Daya, les Français étaient responsables de la fabrication et de la mise en service des deux premières tranches. Pour Ling Ao, nous n'intervenons, en ce qui concerne EDF, qu’à titre conseil, tandis que Framatome et Alstom sont des fournisseurs. »

Pour la baie Daya, EDF avait fait un très gros effort de formation du personnel chinois d'encadrement de la centrale. Ceux-ci avaient notamment passé 18 mois en France, où ils étaient les « ombres » de leurs collègues français avec qui ils travaillaient en binôme. À l'inauguration de l’ouvrage de la baie Daya, EDF s'est encore fortement impliquée jusqu'au moment où les équipes chinoises ont pris la pleine mesure de leurs responsabilités. « On peut dire que l'élève a dépassé le maître, s'enthousiasme Pierre Gest. Cet ouvrage est vraiment au meilleur niveau mondial », comme le prouvent les deux trophées EDF de la Sûreté et de la Performance – trophées récompensant les centrales nucléaires construites en collaboration avec EDF dans le monde entier ayant connu le moins d'incidents – remportés par la centrale cantonaise en 1999 et 2000.

Pour Ling Ao, la situation a été différente : s'il s'agit bien d'un clone de l’ouvrage de la baie Daya (mises à part 25 améliorations technologiques), pour cette centrale, ce sont les équipes chinoises qui ont pris la pleine responsabilité de la conception, de la construction et de la mise en service de la centrale. De leur côté, comme le souligne Daniel Chavardès, conseiller nucléaire auprès de l'ambassade de France en Chine, « les constructeurs ont fait un très gros effort de localisation, pour la plus grande satisfaction de nos partenaires chinois ». Près d'un tiers des composants ont ainsi été fabriqués sur place, grâce à de très importants transferts de technologie de la France vers la Chine.

« Le contrat a été signé en 1995, se souvient Pierre Gest. En fait, nous avions eu assez peur, car un incident technique assez important venait de se produire à la baie Daya, lequel aurait pu avoir une incidence sur les négociations en cours. Mais en fait, la façon dont a été traité cet incident, avec une approche très structurée de recherche de causes et non de responsabilités a finalement permis de faire avancer les choses. Nous avons travaillé en équipe avec nos partenaires chinois qui ont ainsi pu progresser, et on peut même dire que les conséquences de cet incident ont été très positives. Mais il faut bien voir aujourd'hui que nous ne sommes plus dans un rapport de maître à élèves mais de partenariat. Pour Ling Ao, nous avons tous été surpris des résultats : les délais ont été respectés, le budget est inférieur aux prévisions. En termes de gestion de projet, c'est une très grande réussite pour la Chine. »

Et du côté français, on se félicite bien entendu de la réussite de ce partenariat, vital pour l'industrie nucléaire française : « Le but d'EDF en Chine, ce n'est pas de garder de l'argent, précise Pierre Gest. Ce qui intéresse EDF, c'est le retour d'expérience sur la construction et le fonctionnement de ces réacteurs. En effet, en France et même en Europe, il est peu probable que de nouveaux réacteurs soient mis en service dans les vingt prochaines années. Par contre, après, il faudra sans aucun doute renouveler le parc nucléaire. EDF souhaite donc conserver ses compétences dans la conception et la construction et bénéficier des expériences des tranches qui se construisent en Chine. »

Standardisation

Le nucléaire est une énergie propre qui répond aux impératifs de protection de l’environnement.

Côté chinois, la poursuite de la coopération avec la France peut également se révéler très fructueuse : « La particularité du nucléaire français, c'est la standardisation, explique Daniel Chavardès. Or cette technique de construction par l’élaboration d’un standard et ensuite la construction en série permet de minimiser les coûts au niveau des composants. Cela permet aussi de renforcer la sécurité : lorsqu’on construit la première centrale, on procède à un examen en profondeur du réacteur qui n’a pas besoin d’être renouvelé de la même manière lorsqu’on construit d’autres centrales, puisque le cœur du réacteur est identique. Par ailleurs, les règles d’exploitation seront les mêmes pour toutes les centrales. On peut donc faire des simulateurs pour l’entraînement des pilotes, de même qu’il existe des simulateurs pour les Airbus. Cela permet au personnel de pouvoir passer d’une centrale à une autre sans problème : les tableaux de contrôle, les instruments seront les mêmes, ce qui est très important pour la fiabilité et la sécurité.

Enfin, c’est important au niveau de la maintenance : s’il apparaît un problème générique, une vanne qui ne fonctionne pas sur une centrale par exemple, aussitôt EDF peut étudier ce problème, trouver la solution et changer cette pièce sur toutes les autres centrales et donc prévenir la répétition du problème. Et c’est cette expérience de standardisation qui intéresse beaucoup nos partenaires chinois. »

Or, si les deux ouvrages offrent un très beau modèle de standardisation « à la française », les autres centrales chinoises en service ou en construction, celles de Qinshan (1, 2 et 3) dans le Zhejiang et de Tianwan (province du Jiangsu) utilisent des techniques différentes (REP, CANDU, VVER) et d'origines diverses (chinoise, française, canadienne, russe…). Les principaux acteurs du nucléaire chinois doivent donc se mettre d'accord sur le standard à utiliser avant de pouvoir lancer de nouvelles tranches qui seront soumises à des appels d'offres internationaux. « Notre atout, c’est que nous partons avec une longueur d’avance sur nos concurrents, dit Daniel Chavardès ; grâce à la baie Daya qui fonctionne très bien que ce soit au niveau économique (plus de 70 % des emprunts ont déjà été remboursés) ou au niveau de la sécurité ». De leur côté, les entreprises françaises continuent à resserrer les liens avec leurs partenaires chinois. EDF a ainsi mis en place des programmes de formation à l'école des Mines de Paris ainsi que des cours de français sur place. Et les résultats sont étonnants : « Lors de certains séminaires internationaux où l'on s'exprime dans des langues étrangères, raconte Pierre Gest, on s'aperçoit que nos partenaires chinois de la baie Daya maîtrisent beaucoup mieux le français que l'anglais… » En Chine donc, le français n'est plus seulement la langue de Molière mais aussi du nucléaire !